Des Sociaux-chrétiens aux Engagés, d'une vacuité à l'autre (08/05/2023)

Faut-il encore accorder crédit aux "Engagés", ainsi que se font appeler les successeurs des "Démocrates humanistes", eux-mêmes successeurs des "Sociaux-chrétiens" ? A chacun d'en juger. Pour Paul Vaute, la réponse est résolument négative. Et du côté flamand, le CD&V ne vaut guère mieux. Voici ses arguments, dans un article écrit pour Belgicatho.

 

   "Les Engagés, sur la lancée du CDH, s'écrasent à Bruxelles et déclinent encore en Wallonie". C'est sous ce titre, à tout le moins alarmant pour les intéressés, qu'un quotidien commentait, en février dernier, les résultats du dernier sondage sur les intentions de vote. Près d'un an après son lancement le 12 mars 2022, le mouvement successeur du Centre démocrate humaniste (CDH), lui-même né de la "refondation" du Parti social-chrétien (PSC) en 2002, passe dans la Région capitale sous le seuil des 5 % (2,9 %), ce qui le priverait de représentation parlementaire. En Région wallonne, il continue de s'inscrire dans la tendance baissière de son prédécesseur (9,3 %) [i].

   Les figures de proue du "mouvement" se consolent en faisant valoir que d'ici aux prochaines élections – en  mai 2024 (en principe…) –, il reste du temps pour que survienne le rebond tant espéré. Cela n'a pas empêché une série de mandataires locaux de déjà partir vers d'autres cieux: ainsi pour les députés bruxellois Véronique Lefrancq et Bertin Mampaka (rallié au Mouvement réformateur, MR) et pour l'entrepreneur Rachid Azaoum (passé aux libéraux également) qui avait été associé étroitement à l'accouchement du CDH. "J'ai besoin d'une identité et de marqueurs que je ne retrouve plus", a justifié Véronique Lefrancq [ii].

   En Flandre, du côté des héritiers supposés du Christelijke Volkspartij (CVP), on n'a pas davantage de quoi pavoiser. Tout dernièrement, ce n'est rien moins que Marc Van Peel qui a pris ses distances du parti dont il fut le président de 1996 à 1999. Oh! certes pas en vertu des grands principes. Celui qui fut aussi échevin du port d'Anvers reproche à la ligne actuelle imprimée par Sammy Mahdi d'être "anti-urbaine et anti-industrielle", concrètement de défendre à tous crins les agriculteurs dans le débat sur la réduction de la production d'azote mais de critiquer dans le même temps les moyens financiers jugés trop dispendieux octroyés à la Métropole [iii]. Le plus préoccupant a surgi au printemps 2022 avec la "stemming" du Standaard et de la radio-télévision publique flamande (VRT) ramenant les Christen-Democratisch en Vlaams (CD&V) au rang de plus petit des partis de Flandre dotés d'élus dans les assemblées régionales et fédérales (8,7 %) [iv]. Qui aurait imaginé que la roche Tarpéienne fût aussi proche du Capitole pour le parti qui était encore, il n'y a pas si longtemps, le pourvoyeur du pays en Premiers ministres ?

 

[i] La Libre Belgique, 17 févr. 2023.

[ii] Citée in ibid., 22-23 avril 2023.

[iii] Gazet van Antwerpen, 3 avril 2023.

[iv] De Standaard, 6 mai 2022. – Un peu plus (9,6 %) au sondage LLB-RTBF du début 2023 (n. 1), mais toujours en queue du classement.

Adieu à la démocratie chrétienne 

   Ce qui vient d'être résumé a toutes les allures de la chronique d'une mort annoncée. Dès la fin des années '70, André Louis, secrétaire général de l'Internationale démocrate-chrétienne (IDC), pronostiquait la disparition à terme de cette composante de l'échiquier politique, "sauf ressourcement doctrinal et changements radicaux des méthodes d'action" (en Belgique, les démocrates-chrétiens étaient en fait les sociaux-chrétiens, dont la démocratie chrétienne constituait l'aile gauche et syndicale). Au plan doctrinal, poursuivait-il, on se contente trop souvent de références floues aux droits de l'homme et aux valeurs chrétiennes. C'est insuffisant pour faire face à "un marxisme messianique remarquablement offensif, inventif et séducteur" [1]. D'autres messianismes ou antimessianismes sont venus depuis se substituer au marxisme, encore que celui-ci ait trouvé ces dernières années, dans le Parti du travail de Belgique – Partij van de Arbeid van België (PTB-PVDA), de quoi reprendre du poil de la bête. Pour le reste, la prédiction est proche de la pleine confirmation. Les partis sociaux-chrétiens n'ont cessé de s'éloigner de leurs sources principielles au nom de la "modernisation", du "rajeunissement", de "l'adaptation à l'évolution de la société"…: les antiennes par excellence. Une sorte de foi hégélienne sous-tend ce discours qui veut que tout changement sociétal appuyé par la majorité de l'opinion soit nécessairement un progrès et qu'il ne puisse dès lors être question de le critiquer. Mais ceux qui se condamnent ainsi à n'être plus qu'une caisse de résonance des états de fait sociologiques deviennent à la longue tout simplement inutiles et à une encablure de tomber dans les oubliettes de l'Histoire ainsi célébrée.

   La volonté d'ouvrir la maison aux membres et aux électeurs incroyants ou d'autres religions, légitime en soi, n'impliquait nullement de la priver de ses fondations. C'est pourtant ce qui s'est produit. Un caractère quelque peu spécifique s'est encore maintenu, un temps, sur les terrains de la liberté d'enseignement (tout en la laissant grignoter), de la défense du secteur associatif (devenu lui-même pluraliste) ou de la résistance (très molle) au libéralisme éthique, mais il en fallait plus pour préserver une identité qui soit autre chose qu'un christianisme refoulé.

   Car beaucoup ont interprété l'autonomie des laïcs en matières temporelles, affirmée par le magistère de l'Eglise lui-même, comme une incitation à établir une cloison étanche entre le chrétien du dimanche et le politicien de la semaine. Toute action visant à concrétiser une doctrine sociale devait être considérée comme vaine, puisque la transcendance se situe nécessairement au-dessus de toute politique. Joëlle Milquet, qui présida à la transformation du PSC en CDH, put ainsi proclamer la bonne nouvelle que "la religion n'a rien à voir avec la politique" [2] et qu'elle-même était "un être libre, totalement affranchi des dogmes", pour qui "la conviction religieuse, c'est d'abord une affaire personnelle" [3]. Chez d'autres, ou parfois les mêmes, est apparue, presque concomitante, la conviction que l'évolution interne du libéralisme réformiste et du socialisme démocratique les rendaient désormais acceptables pour les catholiques [4]. En distinguant maladroitement et superficiellement les idéologies et leurs incarnations historiques successives, la lettre Octogesima adveniens de Paul VI (1971) [5] n'avait-elle pas semblé apporter la caution de Rome antérieurement refusée aux compagnons de route chrétiens des laïcistes et des marxistes ? En tout cas, Elio Di Rupo, président du Parti socialiste (PS), déclarera sans rire: "Si je me base sur le discours, Joëlle pourrait entrer au PS…" [6]

 

Un manifeste "centriste et progressiste"

 

   "Bien plus qu'un parti, nous sommes un Mouvement politique positif, citoyen et participatif", lit-on sur le site officiel des Engagés (LE) [7]. Rien de bien original. Les écologistes aussi se présentèrent à l'origine comme un "mouvement", mais bien malin qui pourrait dire aujourd'hui ce qui distingue la pratique verte des pouvoirs exécutifs de celle des autres formations en place. La formule n'a que le mérite de donner le ton du programme engagiste, contenu dans un manifeste de 191 pages qu'il faut du courage pour lire jusqu'au bout. Fruit de deux années d'échanges et de dialogue avec les adhérents et "tout citoyen intéressé", ce document "coconstruit", sans engagement initial explicite, pouvait-il être autre chose qu'un compendium des idées moyennes dominantes ? Qui donc affirmerait ne pas souscrire aux sept points récapitulatifs du livre, à savoir: "être bien dans notre corps", "ouvrir notre esprit", "vivre en harmonie avec la terre", "avoir le temps", "se sentir en confiance", "tisser des liens avec les autres" et "prendre des initiatives" [8] ? Et au fait, la satisfaction de ces aspirations relève-t-elle du politique, si on admet par ailleurs que "le rôle de l'Etat est de coordonner et de soutenir l'action des personnes et des associations, sans se substituer à elles" [9] ?

   Désireux quand même de se définir quelque peu, le mouvement-parti se dit "centriste et progressiste" [10], ce qui permet de manger au moins à deux râteliers. Ici en tout cas, la tradition middelmatique du PSC d'antan a laissé des traces! Revient, bien sûr, la puissante constatation que "le monde change", agrémentée d'un regard sévère sur les partis (les autres, bien sûr) qui sont les "défenseurs d'héritages du passé davantage que l'incarnation des réponses aux défis et utopies de demain" [11]. A leur opposé, "être au centre, c'est s'adapter au monde qui change, être agile et orienté vers les solutions, et pas dogmatique" [12].

   Sans surprise, les troupes de Maxime Prévot entendent réconcilier "la liberté d'initiative et l'efficacité avec la justice sociale et la solidarité interpersonnelle" [13]  [Article 1 des statuts], mais aussi "privilégier un développement économique axé sur la qualité des produits et des services plutôt que sur la quantité de biens consommés" [14]. Sans oublier les indispensables couplets sur "une économie régénératrice et circulaire", "la relocalisation de la production et la collaboration entre les acteurs économiques" [15]. Dès lors que l'argent est censé tomber du ciel et qu'on se garde bien de rappeler que nous vivons dans un pays où la dette brute consolidée de l'ensemble des pouvoirs publics s'élevait déjà à 109,2 % du produit intérieur brut (PIB) en 2021, avec la perspective d'une aggravation dans les années suivantes [16], tout le monde applaudira aux promesses que le travail "soit encouragé et mieux rémunéré", que les indépendants, les artisans, les patrons d'entreprises petites et moyennes trouvent "un environnement d'affaires sécurisant et stimulant", que la classe moyenne ne soit plus "constamment pressée comme un citron" [17] ou, mieux encore, que les 100.000 premiers euros gagnés par le travail soient exonérés d'impôt [18].

   Plus réaliste assurément apparaît la proposition que dans les entreprises de plus de 250 travailleurs, ceux-ci reçoivent une part des bénéfices et soient représentés dans les organes de gestion [19]. Oui, mais une représentation directe ou par le biais syndical ? Courageux mais pas téméraires, les auteurs du Manifeste ne parlent des syndicats que pour souhaiter qu'on leur donne une personnalité juridique [20]. Heureuse idée en revanche, du point de vue du consommateur, que de fixer une durée pendant laquelle serait garantie la disponibilité des pièces nécessaires pour réparer un produit vendu [21]. Mais cette disposition suit déjà son cours au plan européen.

   Pour les familles, la générosité des Engagés est sans limite, dès lors qu'on ne sait pas qui payera ni comment: une organisation de l'école qui "n'oblige plus les parents – souvent la mère – à  réduire leur temps de travail" [22], la suppression de l'impôt sur les héritages [23], les avantages des familles nombreuses octroyés aux ménages "dès deux enfants au lieu de trois, y compris pour les familles recomposées" [24], 100 heures d'aide gratuite à domicile offertes à la naissance ou l'adoption d'un enfant jusqu'à trois ans [25], 30 jours de congé pour le père "(ou la co-parente)" dans l'année suivant la naissance [26], les congés parentaux rémunérés à terme à hauteur de 100 % du salaire [27], six mois de crédit-temps pour chaque parent à la naissance ou l'adoption d’un enfant (huit mois en cas de handicap) [28], des aides spécifiques pour les familles monoparentales [29] et j'en passe… Bref, demain on rase gratis!

   Faut-il s'étonner qu'il ne se trouve pas un mot, dans ces presque 200 pages, sur les sujets qui fâchent: l'avortement, l'homoparentalité, la gestation pour autrui, les expérimentations sur embryons, l'euthanasie, le suicide assisté, la pornographie (hormis la protection des mineurs), la prostitution… Sur ces questions éthiques, Les Engagés préfèrent ne pas s'engager. Les discussions tous azimuts à l'origine de leur brique ont, en revanche, très bien su déboucher sur un accord pour "légaliser la consommation du cannabis et encadrer sa production et sa vente" [30]. Cela nous change certes du temps où le PSC, selon l'affirmation comique d'un de ses députés, voulait "se situer entre les prohibitionnistes et les antiprohibitionnistes en adoptant une position médiane" [31].

   Dans le droit d'inventaire de LE, l'enseignement conserve par contre la place privilégiée d'un bon fonds de commerce. La défense de la liberté de choix des parents et de l'autonomie des équipes pédagogiques demeure impérative [32], mais il faut cependant travailler à un rapprochement entre les réseaux, leur concurrence étant considérée comme un luxe que la Fédération Wallonie-Bruxelles ne peut plus s'offrir. Les Engagés rouleraient-ils pour la laïcité militante et son rêve d'un service public unique ? Pas tout à fait puisqu'il n'est question, dans un premier temps, que de fusion des réseaux officiels entre eux et, à terme, d'assurer à toutes les écoles, au sein d'un système harmonisé, "les mêmes garanties de liberté d'association et d'autonomie que celles dont bénéficient les écoles libres" [33]. Ceci au moins n'appelle pas de réserves particulières. Ajoutons toutefois, pour ceux qui douteraient encore qu'on n'a plus affaire au parti de l'autel, la volonté qu'"en secondaire, chaque élève bénéficie d'un cours de deux heures d'éducation philosophique et convictionnelle. Il remplacera les cours de morale et de religion, ainsi que l'éducation à la philosophie et à la citoyenneté dont il reprendra les principaux éléments" [34].

   Parti du trône, alors ? Allez savoir! Il n'y a pas une seule mention du Roi, donc aucune position face à ceux qui voudraient voir réduites ses prérogatives. Sur le plan institutionnel, LE promet de "simplifier nos institutions qui sont devenues illisibles pour les citoyens et mettre fin aux dérives de la particratie" [35]. Bel hommage du vice à la vertu, car si l'outre est nouvelle, on ne peut pas en dire autant du vin qu'elle contient! André Antoine, Josy Arens, Benoît Lutgen, Jean-Luc Crucke, Georges Dallemagne, Michel de Lamotte, Catherine Fonck, Céline Fremault, Marie-Martine Schyns…, parmi bien d'autres élus aujourd'hui étiquetés Engagés, n'ont-ils pas participé "aux dérives de la particratie" ? Relevons encore que "le renforcement de l'intégration européenne" est prôné et en même temps (comme dirait le président d'une république voisine), "le maintien d'une Belgique fédérale forte" [36]. Une ouverture est faite à des refédéralisations de compétences en vue d'une plus grande efficacité de l'action publique [37], mais on ne trouve aucune allusion aux provinces, si chères jadis à feu Charles-Ferdinand Nothomb, comme échelon possible d'une décentralisation alternative des pouvoirs.

 

Ce "C" qui ne veut plus rien dire

 

   Contrairement à son ex-homologue francophone, le CD&V demeure un parti à référence démocrate chrétienne dans son appellation ("Chrétiens-démocrates & Flamands"). Son site précise même que les lignes programmatiques adoptées lors de la fondation du CVP-PSC en 1945 "constituent aujourd'hui encore le noyau de notre identité". Sans se donner pour un parti catholique, en ce sens que non-chrétiens et non-croyants peuvent y trouver leur place, il n'en déclare pas moins trouver son inspiration "dans la tradition chrétienne" [38].

   Je reviendrai plus loin sur les circonstances du largage par le CDH et plus radicalement par Les Engagés de ce "C" de chrétien qui reste pourtant bien présent hors du champ politique stricto sensu (syndicats, mutualités, enseignement, université…), mais qui n'engage en fait pratiquement plus à rien. Le significatif de l'affaire est sans doute que les organisations de la société civile qui affichent toujours leur caractère originellement confessionnel gardent la confiance d'un segment important de la population. Mais les coupoles qui l'ont abandonné, comme l'ex-Fédération des scouts catholiques, n'ont fait somme toute que conformer leur nom à une orientation prise de longue date. La Mutualité chrétienne flamande (CM) pourrait bien faire de même, elle qui, sous prétexte de former les jeunes à "une sexualité décomplexée", communique à présent via une plate-forme internationale et payante de partage de photos et de vidéos pornographiques, les bons conseils étant prodigués par une influente cover-girl [39]! Va-t-on conserver longtemps encore, à l'UCLouvain / KULeuven, une dénomination que beaucoup, voire la plupart, des professeurs et autres membres du personnel considèrent comme une fiction ?

   Revenons au CD&V. Son site ne contient pas de "bible" mais des liens vers différents thèmes, renvoyant eux-mêmes par d'autres liens vers les projets et les propositions des ministres et des mandataires du Parti. Du coup, l'analyse des dits et des non-dits que permettrait une présentation systématisée et se voulant complète sur l'essentiel s'avère ici impossible. Tentons quand même de tirer de ce maelström les lames de fond, les idées-forces.

   La dynamisation de l'économie constitue assurément l'une d'elles. Des mesures ponctuelles sont censées "réconcilier un travail opérationnel avec un marché du travail flexible". A cet effet, 3 % du produit intérieur brut (PIB) seraient consacrés à la recherche et au développement en matière de technologies vertes. Notre position concurrentielle vis-à-vis de nos voisins serait renforcée en réduisant les charges pesant sur les entreprises, grâce au rendement assuré par la croissance de l'emploi (pour rappel, le gouvernement fédéral vient de fixer l'objectif de 80 % de taux d'emploi en 2030 contre quelque 72 % actuellement – reste à savoir s'il sera atteint). En outre, le Parti entend mener "une politique active pour garder l'inflation sous contrôle" [40] et aussi stimuler les circuits courts, "rééquilibrer l'économie mondiale". L'impression 3D, par exemple, "peut donner de nouvelles impulsions à notre industrie" par les potentialités qu'elle offre "pour la production décentralisée". Et le rôle de l'Etat ou des Régions en l'espèce ? Il se situe notamment dans le soutien aux jeunes entrepreneurs novateurs, en mettant du capital à risque à disposition [41]. Reste toutefois la question des moyens. La croissance – hypothétique – suffira-t-elle à les assurer ? Si pas, aucun plan B ne semble prévu.

   Dans le dossier immigration, les accents sont mis sur l'égalité des droits et des devoirs ainsi que sur une politique d'intégration et de citoyenneté (inburgering) efficace. Quand il était secrétaire d'Etat à l'Asile et à la Migration, Sammy Mahdi, aujourd'hui président du Parti, a considéré en outre comme "une mission essentielle" le retour au pays des personnes qui n'ont aucun droit à se trouver sur notre sol [42].

   Favorable à la gestation pour autrui "non commerciale", le CD&V s'est montré des plus sinueux, pour ne pas dire tortueux, face au retour en force de l'avortement dans le débat politique. "Nous considérons chaque avortement comme la perte d'une vie potentielle", lit-on pourtant sur le site, mais cette prémisse paraît totalement perdue de vue dans les développements qui suivent. "S'il n'est pas question d'un état de détresse, nous ne trouvons pas éthiquement juste d'interrompre la vie à naître": d'où on doit bien déduire que s'il y a état de détresse (notion qui n'a jamais été définie), il est bel et bien permis d'attenter à "une vie potentielle". Il n'est de toute façon pas question de réviser notre loi ultralibérale en la matière dans un sens plus restrictif – ne parlons même pas de prohibition. Il en va de même pour l'euthanasie [43].

   Le CD&V a certes déclaré s'en remettre à une évaluation des législations éthiques par un groupe interuniversitaire et multidisciplinaire. Justement, un de ces aréopages pluralistes, d'où les voix trop discordantes sont bannies, a remis tout dernièrement un avis visant à élargir encore davantage les conditions d'accès à ce qu'on appelle pudiquement – et erronément – "l'interruption volontaire de grossesse" (IVG). Quelle attitude devant une majorité parlementaire prête à emboîter le pas ? C'est ici le lieu de rappeler que le CVP, en 1990, s'était opposé à la loi instituant, selon les propres termes de ses parlementaires d'alors, "l'avortement à la demande". Le CD&V de 2023, lui, a fait savoir qu'il accepterait une prolongation de douze à quatorze semaines après la conception de la possibilité de mettre fin, à certaines conditions, à ce qui a été défini plus haut comme la "vie potentielle". La rupture est donc nette et elle a été annoncée par le président Mahdi quand il a affirmé, à plusieurs reprises, ne pas vouloir en cette matière "revenir à la préhistoire" [44]. Il n'y a plus de ligne rouge et les chrétiens-démocrates flamands, comme leurs homologues allemands de la CDH ou néerlandais du CDA, sont ouverts à tous les donnant-donnant.

   Dans le domaine scolaire, le parti ne veut pas d'une autorité "directive et chicanante". Il s'engage à respecter "l'autonomie et la liberté pédagogique" des enseignants et des pouvoirs organisateurs, qui doivent pouvoir "prendre leurs responsabilités pour offrir un enseignement qualitatif, où le bien-être des maîtres et des élèves est élevé" [45].

   Au chapitre de la réforme de l'Etat, enfin, on retrouve l'idée, chère à Jean-Luc Dehaene, que les structures sont "en évolution permanente". Le principe de subsidiarité est clairement énoncé: chaque compétence doit revenir à "l'autorité qui est la mieux placée pour agir et se trouve le plus près des gens". Mais pas un mot sur la province, pourtant bien plus "près des gens" que la Région, la Communauté ou l'Etat [46]. S'il est admis qu'il faut unifier certains pouvoirs pour plus d'efficacité, ce ne serait donc pas à ce niveau – et pas davantage au profit de l'échelon fédéral. Et la confiance du CD&V dans les acteurs de base rencontre ses limites quand, par exemple, il réclame la fusion des zones de police bruxelloises [47], alors qu'elles ont déjà largement réalisé entre elles des coordinations et même des économies d'échelle sans y être contraintes par un commandement unique.

 

Le compromis comme doctrine

 

   Si promettre tout à tout le monde fait partie des règles de base de l'art politicien, les Engagés et le CD&V, fidèles en cela à leurs prédécesseurs, sont amenés par leurs composantes même à le porter au plus haut degré de raffinement. Les seules tendances légitimes en leur sein sont celles qui se revendiquent de catégories professionnelles ou de groupements d'intérêts (ouvriers, indépendants et cadres, classes moyennes, patrons, agriculteurs…), sans prétendre s'élever à une conception spécifique du bien commun. Les standen, ainsi qu'on les a appelés, n'ont cessé d'entrer en conflit ou en tension à l'intérieur des deux formations devenues de ce fait complexes et hybrides: "Il est rare, en effet, que les sociaux-chrétiens adoptent des positions non ambiguës", résume un analyste [48]: un constat sur lequel s'accordent tous les politologues et aussi certains acteurs de premier plan. "L'irrésolution est la maladie qui menace le plus les chrétiens-démocrates", déplorait ainsi l'ancien Premier ministre CVP Léo Tindemans [49].

   Ceux qui ne veulent appartenir à aucune des entités sociales précitées ont trouvé difficilement leur place, tant dans les sphères décisionnelles des partis que sur les listes électorales. Les "sans famille" ont commencé à prendre un peu de poids quand les syndicats, le Mouvement ouvrier chrétien et l'Algemeen Christelijk Werknemersverbond, Vie féminine et Vrouw & Maatschappij, et d'autres encore, ont eux-mêmes remis en question leur alliance politique avec le PSC-CVP. Mais les programmes n'ont pas pour autant quitté les marais du concordisme et du "consensus ratatouille", selon l'expression de Jean Gol, le grand timonier libéral, qui s'y connaissait.

   C'est qu'en Belgique comme à l'étranger, la démocratie chrétienne au sens large a peu ou mal géré son propre patrimoine doctrinal, laissant à 1'abandon les idées que les exigences du temps leur imposaient au contraire d'approfondir ou d'actualiser. C'est ainsi que 1'option si féconde en faveur de la petite propriété, opposée à toutes les formes de concentration économique opérées au profit de 1'Etat ou de quelques grands possédants, a pu être perçue comme un handicap pour  les partis d'inspiration initialement catholique, "quelque peu désarmés, écrit Pierre Letamendia, face à la grande industrie qu'ils se refusent à nationaliser" [50]. On a ainsi bien souvent laissé à d'autres le soin d'imaginer les formules novatrices qui auraient pu germer sur le terreau chrétien, notamment en matière de participation des travailleurs à la gestion ou de création de coopératives de production.

   Et certes, bien des lecteurs pourront m'objecter que personne ne se maintient à de hautes fonctions sans consentir à des compromis. L'anomalie du PSC-CVP, puis du PSC et du CVP séparés, résulte de ce que, presque toujours au pouvoir dans la seconde moitié du XXe siècle, ils ont fait du compromis leur propre programme. Quand les socialistes, les écologistes ou les (con)fédéralistes signent un accord gouvernemental, ils conservent un profil idéologique nettement déterminé par-delà les positions de repli temporaire, plus ou moins bien acceptées: il est clair qu'il ne s'agit pour eux que d'une étape obligée vers la réalisation de leurs objectifs finaux. Leur partenaire (ex-)chrétien, si fier soit-il de se trouver au centre de l'échiquier, ne semble pas avoir d'autre paradigme que ceux qui orientent l'action de la majorité. L'hypothèse est érigée en thèse.

   Dès les années '60, le journaliste Albert du Roy peut parler d'"un faux parti" [51], d'autant plus déchiré au plan linguistique ou entre progressistes et conservateurs qu'il a déjà largement fait passer à la trappe le liant que constituait l'héritage de ses lointains fondateurs. Officiellement "déconfessionnalisé", sans lien organique avec l'Eglise donc, il entend aussi – fait moins (re)connu – se définir sans conformité aux enseignements pontificaux dès lors que ceux-ci sont jugés trop peu "vendables". Quand Jean-Pierre Grafé, futur député et ministre, s'efforce de convaincre un Jacques Brel réticent, il lui explique que "le PSC fait référence à un humanisme chrétien et non à la doctrine de l'Eglise" [52]. On ne saurait mieux dire que la déconfessionnalisation est ici synonyme d'affranchissement du magistère catholique. Un souvenir personnel confirmera, si besoin en était, quel aiguillage a été pris alors. Dans les années '70, participant comme étudiant à Liège à une réunion politique où je m'étais permis d'exhorter les sociaux-chrétiens à ne pas mettre leur drapeau en poche, je recueillis des applaudissements mais fus désapprouvé par le même Grafé. Celui-ci cita a contrario l'exemple du succès électoral remporté par les libéraux quand ils abandonnèrent leur dénomination au passé polémique pour se transformer en Parti de la liberté et du progrès (PLP). Toujours la rentabilité…  

   Après comme avant la scission en partis nordiste et sudiste, les dirigeants se résignent à la dialectique des "ailes" tout en se méfiant comme de la peste de tout ce qui pourrait militer en faveur d'une adéquation programmatique à l'éthique chrétienne. Une telle position leur permettra, bien sûr, de se soustraire d'emblée à toute critique d'incompatibilité de leurs propositions ou de leurs pratiques avec les injonctions qui viennent de Rome ou de Malines. A la limite, c'est perdre son temps que de les interpeller sur ce point. L'écart est le plus manifeste sur les matières les plus exigeantes pour l'individu, donc les moins populaires et les plus opposées à l'idéologie dominante: divorce, contraception, fécondation in vitro, avortement… Et tout cela passe comme autant de lettres à la poste. L'ignorance est telle chez la plupart des militants qu'ils ne se sont même pas émus, il y a un demi-siècle, du pluralisme en germe dans la réforme de l'enseignement mise en œuvre et rendue obligatoire par "leurs" ministres.

   C'est évidemment dans les matières où la pression des modes et de la sociologie ambiante est la plus forte que la rupture avec le droit naturel et chrétien est la plus totale. De reniements en reniements, PSC et CVP se sont condamnés à ne plus discourir que dans le creux et le flou, laissant à leurs adversaires la revendication d'une identité forte. Celle de ces partis, face aux formations proches de la laïcité, s'est à ce point oblitérée qu'aujourd'hui, leur éventuelle disparition ne laisserait aucun vide. 

 

Le conservatisme, voilà l'ennemi

 

   Parmi les prominenten de la famille, rares sont ceux qui paraissent aussi bien dotés d'antennes que le CVP Mark Eyskens. Dans une interview donnée en 1984, celui-ci attribue – déjà – le recul du Parti au fait d'être allé trop loin dans la voie de la déconfessionnalisation qui "a été interprétée comme une déchristianisation". "Nous avons perdu le sens de la dimension existentielle, humaine et religieuse", poursuit-il. Et de poser cette question: "Quel homme politique, au plus chaud de nos querelles communautaires, a jamais dit: ce que nous faisons est-il bien chrétien ?" [53].

   Vox clamantis in deserto… De la part des autres caciques, le discours est tout autre et même opposé. L'éditorialiste Manu Ruys, très écouté dans le milieu, pose clairement la barrière: "Le CVP veut continuer à propager la pensée démocrate-chrétienne; c'est autre chose que la pensée de l'Eglise" [54]. Président du CVP, Johan Van Hecke, sûr de ses arrières, y va gaiement: "Comme croyant, déclare-t-il dans une interview à l'hebdomadaire Dag allemaal, il m'est difficile d'accepter les positions féodales de Rome, de l'institution Eglise" [55]. Même veine chez le Premier ministre Jean-Luc Dehaene, réagissant dans l'hebdomadaire Humo à l'interdiction de la prêtrise aux femmes: "A ces moments-là, il devient pénible de demeurer membre de l'Eglise catholique, et on souhaiterait pour soi-même que cette Eglise soit un peu moins hiérarchisée que ne le veut le Pape" [56].

   S'agit-il de refléter les sentiments qui seraient les plus partagés à la base ? Rien n'est moins sûr… Dans Nucleus, en juin 1991, le journaliste Paul Belien fait au contraire le constat d'un malaise chez l'électeur flamand et d'une perte croissante de légitimité de la classe politique, liés au fait que "la majorité sociologique qui existe en Flandre et qui est clairement conservatrice, n'a pas d'émanation dans un parti politique et se trouve dès lors sans voix". Et le CVP ne fait pas exception. L'option chrétienne conservatrice, qui constitue pourtant le segment principal parmi les électeurs, a été rejetée par les hautes sphères à partir des années '80 sous l'influence dominante du Mouvement ouvrier chrétien (Algemeen Christelijk Werknemersverbond, ACW) et aussi du Premier ministre Wilfried Martens. "Je ne suis pas un "conservateur éclairé", déclarera celui-ci. Je suis peut-être bien éclairé, mais certainement pas conservateur" [57].

      Rejetant la philosophie politique qui affirme l'intangibilité des valeurs essentielles issues de l'héritage gréco-romain et judéo-chrétien ainsi que le primat de la nature et de la réalité sur la pensée théorique, les sociaux-chrétiens de l'ère Martens-Dehaene, préparant bien le terrain pour leurs successeurs, n'ont en fait plus rien d'autre à proposer qu'une forme plus ou moins larvée de sociale-démocratie. Constatant, après l'effondrement du communisme, les tentatives tactiques tant des socialistes que des libéraux, des écologistes que des nationalistes, en vue de recentrer leur message pour accroître leur électorat, le président Stefaan De Clerck pourra en déduire, à l'orée du XXIe siècle, qu'un consensus s'est établi en faveur "d'une économie de marché socialement et écologiquement corrigée" [58].

   Peu auparavant, au printemps 1997, la victoire électorale de Tony Blair et du Parti travailliste en Grande-Bretagne a donné lieu à une scène hautement révélatrice devant les caméras de la télévision flamande. Interrogés sur le scrutin d'outre-Manche, les chefs de file des trois partis traditionnels, Marc Van Peel (CVP), Louis Tobback (SP) et Herman De Croo (VLD), voyaient tous les trois le nouveau Premier ministre anglais comme un des leurs et son succès comme un événement logique, en pleine conformité avec leur vision politique propre. Ils étaient tous blairistes [59]!

   C'est donc bien dans une direction prise de longue date que s'est inscrit le programme actuel du CD&V.

 

L'appareil contre l'électorat

 

   "Le dogmatisme n'est pas justifié", il faut trouver des solutions "adaptées aux temps modernes": telle est la conviction, si l'on peut dire, exprimée dans un manifeste du PSC daté de 1970 [60] et que Les Engagés pourraient signer aujourd'hui. Le processus d'effacement de la référence doctrinale chrétienne au sein du Parti est même bien antérieur. Il n'a pas échappé à André Renard, leader syndical wallon et socialiste, qui écrivait, en octobre 1961 dans Balises, le journal estudiantin de Louvain: "Je ne sais à quel point VDB [Paul Vanden Boeynants, alors président du PSC-CVP] est chrétien; je n'ai pas le sentiment qu'il s'inspire beaucoup des encycliques. Convaincu que les classes moyennes doivent conduire le pays, il en est le représentant. Il en a aussi la mesquinerie" [61].

   Pariant sur le glissement sociologique de la Belgique vers le centre soft, Gérard Deprez et sa garde, arrivés en 1981 à la direction de la formation francophone, se chargent d'en parachever le reprofilage, ce qui se traduit par la liquidation du "trop droitier" Centre politique des indépendants et cadres chrétiens (Cepic) dès l'année suivante, ultérieurement par la participation à la réforme fédéraliste de l'Etat – en franchissant les lignes rouges de la communautarisation de l'enseignement et de la scission de la province de Brabant – ainsi que par la tentative de participation à la dépénalisation de l'avortement. S'il règne sans partage, avant de passer avec armes et bagages dans le camp libéral, le député européen au long cours ne vient pourtant pas à bout de ses dissidents, comme l'illustre l'élection à la présidence de Charles-Ferdinand Nothomb en 1996. Pour Jean Beaufays, professeur de sciences politiques à l'Université de Liège, cette alternance confirme la pérennité de la division du PSC en deux camps: "Un camp de la modernisation qui se retrouvait plutôt dans l'appareil du Parti; un camp de la tradition qui se trouvait plutôt dans les membres du Parti, plus représentatifs de l'électorat que l'appareil" [62]. Ce n'est qu'une parenthèse. Après Nothomb, c'est le camp dit modernisateur qui l'emporte définitivement.

   Et sa préoccupation majeure sera: comment se débarrasser du "C" ? Pour Dominique Harmel, ancien ministre bruxellois, "le C était devenu un handicap non pas pour ce qu'il représente mais parce que les responsables du PSC n'y croyaient plus" [63]. Mais ils se sont bien gardés de le dire. Interrogé sur ce qu'implique pour lui d'être chrétien en politique, Gérard Deprez répond: "Je suis pour des valeurs de rencontre et de dialogue et pas pour un mécanisme de ghetto et de repli intégriste[64]. Bien peu s'élèvent alors pour épingler les insuffisances et les non-dits avec autant de pertinence que l'ancien ministre Charles Hanin. Il vaut la peine de le citer: "Lorsque La Libre Belgique interviewe Gérard Deprez après les élections, celui-ci reconnaît l'importance des "valeurs". Celles qu'il cite sont: liberté, générosité, enthousiasme. On cherche en vain le parti qui pourrait ne pas y souscrire.

   "Quand on lui demande de préciser sa pensée, il ajoute: "Il faut éviter de tomber dans un esprit de croisade, dans l'intégrisme des valeurs. Les Belges ne souhaitent pas un monde construit sur base de valeurs qui deviendraient intolérables... Ce que nous devons absolument redécouvrir, c'est une problématique des valeurs..."

   "Notons en passant que, si on doit la redécouvrir, c'est qu'on l'a perdue... Mais, ce qui est significatif, c'est le caractère vague de la réponse et l'absence de référence à une pensée philosophique quelconque" [65]

   L'auteur de cette critique apparaît toutefois bien isolé face aux cadres dirigeants du PSC puis du CDH, tous peu ou prou fidèles à la ligne deprézienne. "Il y a encore, chez une partie des membres actuels du PSC, une réticence à pratiquer une véritable ouverture, déplore ainsi Philippe Maystadt, alors président du parti – et qui, en fin de carrière, affichera son incroyance. Pourtant, ce n'est que s'il se montre réellement ouvert aux non-chrétiens et aux non-croyants, ce n'est que s'il accepte et pratique le pluralisme que le nouveau PSC pourra rassembler sur ses valeurs et constituer une véritable force du centre" [66].

   Jean-Jacques Viseur, alors ministre PSC des Finances, espère pour sa part que la présidence Maystadt marquera "le deuil de notre parti à l'égard d'une société qui a évolué" et dira "à quel point nous y sommes utiles sans être uniquement la représentation du monde chrétien" [67]. Le sénateur Dallemagne, approuvé par son président, proclame que "le monde change alors que nous ne changeons pas assez[68]. Pour Jean-Jacques Viseur, encore lui, "le jour où nous compterons un laïque militant parmi les dirigeants du parti, nous aurons réussi une mutation" [69]. André Antoine, ministre CDH, se réjouit de la "refondation" intervenue car "l'ancien PSC était encore trop facilement perçu comme un relais explicite de la vision du monde de Jean-Paul II" [70].

   Complétons ce florilège avec quelques propos tenus à l'occasion du congrès du PSC en 2000. "Nous, on ose une remise en question, déclare la présidente Joëlle Milquet, on ose aller à contresens". Jean-Pol Poncelet: "Il y avait une nécessité de débat, c'est une évidence, notre message doit évoluer, comme la société évolue". André Antoine, plus crûment: "Il faut que le PSC raccourcisse sa jupe et élargisse son décolleté, il faut retrouver le chemin de l'utopie". David Lavaux et André Bouchat: "On n'a pas encore pris le tournant de la modernité et nous devons renoncer à un langage ringard". Les mêmes affirment qu'il faut supprimer le "C" du sigle, non pas pour en retirer l'étiquette chrétienne mais pour se rapprocher "d'autres milieux religieux, musulmans principalement" [71].

   Imagine-t-on des socialistes, des libéraux ou des écologistes s'exprimer en ces termes à propos des idées qui ont justifié la création de leur parti ? Evidemment non. Et on les imagine encore moins susciter l'engouement des militants pour l'édifice construit sur les décombres de leur autodestruction en copiant-collant les matériaux de leurs concurrents.

   En mai 2002, le passage est accompli du PSC au CDH, du"C" de chrétien à un "C" de centre, du personnalisme social-chrétien à un humanisme "plus vague mais moins daté". Milquet récolte là où Deprez a semé. "Il lui aura fallu suer sang et eau pour venir à bout des résistances qu'elle avait sous-estimées. Reste que l'abandon de l'étiquette chrétienne, même Deprez, qui en avait rêvé, n'avait pu s'y hasarder", écrira un portraitiste admiratif [72]. L'absence de détermination et de couleur impliquée par l'appellation "Centre démocrate humaniste" a été relevée par le directeur du Crisp Vincent de Coorebyter: "On a beaucoup ironisé sur le fait qu'en se réclamant du centre, de la démocratie et de l'humanisme, le nouveau parti se fixait un programme trop consensuel, des objectifs partagés par tous les démocrates, sans que rien ne permette de dessiner des antagonismes, de tracer des lignes de rupture" [73].

   Que le changement de nom ne rapportera rien électoralement est largement prévisible par les observateurs tant soit peu avisés. Il est surtout symptomatique que l'étiquette "humaniste" ait été choisie, alors qu'elle désigne en Belgique non pas simplement un courant qui affirme l'autonomie du temporel à l'égard du spirituel, mais bien davantage une position radicalement hostile à toute religion. Jacques Maritain, qui fut à bien des égards un maître à penser de la démocratie chrétienne, soutenait qu'un humanisme qui méconnaît la dimension religieuse ne peut pas être intégral [74]. Mais qu'importe! Tout en prétendant initier un projet politique novateur, Joëlle Milquet montrera l'étendue de son mépris pour l'analyse et la réflexion institutionnelles en contribuant au démantèlement partiel du Cepess, le centre d'études pourtant réputé du Parti. "Plutôt que de théoriser la mutation, elle a préféré jongler avec quelques certitudes instinctives: le CDH devait être plus jeune, plus féminin, plus urbain, plus "ouvert" que l'ancien PSC" [75].

   Il ne reste plus alors que quelques pas à accomplir. Si le CDH déclare encore, dans ses statuts, "s'inspirer" du courant personnaliste "hérité" "notamment" de l'humanisme chrétien, les (non-)positionnements du parti dans les matières éthiques et familiales montrent rapidement que cette "inspiration" ne pèse pas plus lourd que la théorie marxiste du dépérissement de l'Etat chez les dirigeants soviétiques d'antan. Il n'en reste rien chez les Engagés.

 

On touche le fond...

 

   Comment conclure autrement que par un constat de carence ? De 1961 à 1999, la famille sociale-chrétienne avait perdu plus de la moitié de son électorat (de 42 à 20 %), alors que la famille libérale avait doublé le sien (de 12 à 24 %). C'est en projetant cette tendance sur le moyen terme que les ex-présidents Gérard Deprez et Johan Van Hecke arrivèrent à la conclusion qu'il n'y avait plus d'avenir pour leur parti si celui-ci maintenait son identité confessionnelle [76]. Ils préparèrent le terrain sur lequel Joelle Milquet hier, Sammy Mahdi et Maxime Prévot aujourd'hui, ont débaptisé et rendu laïco-compatible leur parti.

   Et le déclin électoral s'est poursuivi. Depuis la fin des années '80, ce ne sont que deux courbes descendantes avec, parfois, un rebond toujours éphémère (ou circonstanciel comme le cartel du CD&V avec la N-VA en 2004-2007). Le CVP comptait 57 sièges sur 212 en 1978 à la Chambre des représentants. En 1999, 22 sur 150. En 2019, 12 sur 150. Le PSC est passé de son côté de 25 élus sur 212 en 1978 à 10 sur 150 en 1999 et 5 sur 150 aujourd'hui. L'élection d'une députée voilée n'a rien arrangé: "l'ouverture" à l'égard de l'islam et de l'immigration est surtout passée pour un laxisme coupable.

   Ces reculs successifs expliquent la recherche fébrile par le président actuel des Engagés d'un arrimage avec Défi et/ou Ecolo et/ou le MR. Michel De Wolf, doyen honoraire de la Louvain School of Management, peut bien observer "une vraie convergence" entre les programmes de ces formations. CDH et MR font référence à "l'humanisme démocratique". Défi et le MR (qui ont longtemps fait partie d'une fédération commune) jouent sur les fibres de la défense ou de l'unité des francophones. MR et Défi se présentent de toute manière comme "pluralistes" quant aux convictions philosophiques et religieuses [77].

   Il reste qu'au bout de tous leurs reniements, les refondateurs des anciens partis sociaux-chrétiens au nom du "changisme" ont bel et bien perdu leur pari. Le nirvana électoral promis n'est jamais venu. Le coq a chanté et les électeurs sont partis. Encore un ou deux scrutins peut-être et les Engagés pourront, au cours d'un ultime congrès, engendrer leur dernier avatar et lui donner pour nom: Les Dégagés.

   La morale de l'histoire, au fond, pourrait tenir dans un propos d'André Frossard qu'il me fut donné de recueillir [78]. Je lui avais demandé si, le monde étant ce qu'il était, il voyait encore des raisons d'espérer. Il me répondit ceci: "Ce qui n'est pas sain échoue. C'est la preuve que nous ne sommes pas abandonnés".

 

PAUL VAUTE

Historien, journaliste honoraire
Auteur notamment de Plaidoyer pour le vrai (éd. L'Harmattan),
de La voie royale. Essai sur le modèle belge de la monarchie (éd. Mols)
et d'un blog historique, https://lepassebelge.blog/ (255 articles à ce jour)

 

 

 

[1] La Libre Belgique, 20 août 1979.

[2] Le Soir illustré, 7 avril 1999.

[3] Télémoustique, 24 sept. 1997.

[4] Pierre LETAMENDIA, La démocratie chrétienne, Paris, Presses universitaires de France (coll. "Que sais-je ?", 1692), 1977, p. 111.

[5] Aux n. 30-36. Jean XXIII déjà avait établi cette distinction dans Pacem in terris (1963, n. 159) mais avec moins d'impact, semble-t-il.

[6] La Libre Belgique, 21 mai 2002.

[7] https://www.lesengages.be/le-mouvement/, où on trouvera le manifeste et les statuts du Parti.

[8] Manifeste pour une société régénérée, pp. 188-189.

[9] Ibid., p. 19.

[10] Ibid., p. 6.

[11] Ibid., p. 3.

[12] Ibid., p. 7.

[13] Article 1 des statuts.

[14] Manifeste…, op. cit., p. 17.

[15] Ibid., p. 18.

[16] Cfr https://www.indicators.be/fr/i/G17_DBT/Dette_publique_%28....

[17] Manifeste…, op. cit., p. 18.

[18] Ibid., p. 138.

[19] Ibid., p. 96.

[20] Ibid., p. 118.

[21] Ibid., p. 93.

[22] Ibid., , p. 69.

[23] Ibid., p. 102.

[24] Ibid., p. 151.

[25] Ibid., p. 181.

[26] Ibid.

[27] Ibid., p. 182.

[28] Ibid., p. 18.

[29] Ibid., p. 136.

[30] Ibid., p. 164.

[31] Cité in Pan, 21 déc. 2000.

[32] Manifeste…, op. cit., p. 17.

[33] Ibid., p. 70.

[34] Ibid., p. 79.

[35] Ibid., p. 19.

[36] Ibid., p. 19.

[37] Ibid., p. 125.

[38] https://www.cdenv.be/wie-zijn-we/ons-verhaal/ – selon ma traduction, pour ces citations comme pour les suivantes.

[39] La Libre Belgique, 29 mars 2023.

[40] "Werk en arbeidsmarkt", dans https://www.cdenv.be/standpunten/.

[41] "Economie & de rol van de overheid", dans ibid.

[42] "Asiel, migratie & integratie", dans ibid.

[43] "Ethiek", dans ibid.

[44] La Libre Belgique, 19 avril 2023.

[45] "Onderwijs", dans op. cit.

[46] "Staatshervorming", dans ibid.

[47] "CD&V dringt aan om Brusselse politiezones te fuseren", https://www.cdenv.be/actua/cdenv-dringt-aan-om-brusselse-....

[48] Jozef SMITS, Les standen dans les partis sociaux-chrétiens, Bruxelles, Crisp ("Courrier hebdomadaire", 1134-1135), 1986, p. 3.

[49] Cité in Nucleus, nov. 2002, p. 5.

[50] Op. cit., p. 32.

[51] La guerre des Belges, Paris, Seuil (coll. "L'histoire immédiate"), 1968, p. 156.

[52] Olivier TODD, Jacques Brel. Une vie, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 180.

[53] Het Belang van Limburg, 10 sept. 1984.

[54] De Standaard, 26 déc. 1992.

[55] Cité in Père Ubu, 29 déc. 1994.

[56] Ibid.

[57] Paul BELIEN, "Blijvende onmacht", dans Nucleus, mars 2000, pp. 1, 6. – La déclaration de Martens dans Knack, 22 déc. 1999.

[58] Nucleus, mai 2000, p. 8.

[59] Père Ubu, 7 mai 1997.

[60] Faim et soif ? Une autre société. Manifeste du Parti social-chrétien, pp. 18-19.

[61] Cité in République, édité par La Wallonie républicaine, Graty (Silly), oct.-nov. 1995, p. 3.

[62] La Libre Belgique, 7 janv. 1998.

[63] Ibid., 22 mai 2002.

[64] Ibid., 18-19 juin 1988.

[65] Ibid., 2 févr. 1988.

[66] Ibid., 7 sept. 1998.

[67] Ibid., 9 sept. 1998.

[68] Ibid., 6 sept. 1999.

[69] Ibid., 7 sept. 2000.

[70] La Libre Match, 12 mai 2005.

[71] Cités in Pan, 30 nov. 2000.

[72] Paul Piret, dans La Libre Belgique, 31 août 2011.

[73] Le Soir, 28 mai 2002.

[74] Cité par Koenraad Elst, Nucleus, sept. 2002, p. 4.

[75] François Brabant, La Libre Belgique, 12 avril 2016.

[76] Le Soir, 30 oct. 2001.

[77] La Libre Belgique, 27 nov. 2019.

[78] Entretien publié dans La Libre Belgique, 14 mars 1983.

 

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