L'Église a été une force de libération dans le domaine politique, culturel et scientifique (15/05/2023)

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«Le christianisme a largement contribué au développement des sciences»

Jean-François Chemain est docteur et agrégé en histoire ainsi que docteur en histoire du droit. Il est l'auteur de nombreux livres et enseignant dans différents établissements supérieurs. Son dernier livre Ces idées chrétiennes qui ont bouleversé le monde vient de paraître aux éditions Artège (280p., 19,90€.).

 

FIGAROVOX - Vous écrivez dans votre premier chapitre que «le christianisme a apporté au monde l'idée de l'Europe comme un espace politique, religieux et culturel». Qu'entendez-vous par là ?

Jean-François CHEMAIN. - Le terme d'«Europe» est très ancien, il était déjà employé par les Hittites, les Phéniciens et les Grecs, dans des acceptions assez variées, pour désigner telle divinité ou telle région. Mais il est utilisé pour la première fois dans son sens moderne par le moine irlandais saint Colomban, dans deux lettres adressées au Pape. Dans la première, en 590, il définit l'Europe comme le territoire soumis à l'autorité spirituelle du Pape, ce qui correspond aux frontières européennes actuelles. Ainsi, cette désignation donne à l'Europe un sens géographique définitif, mais aussi une dimension religieuse et institutionnelle importante, étant donné que le Pape est le chef de l'institution ecclésiale. Cela exclut par conséquent toute la partie de la chrétienté originelle qui n'obéit pas au Pape, notamment l'Empire byzantin au sein duquel la religion était dirigée par l'Empereur, dans la tradition césaro-papiste romaine. La seconde lettre est écrite en 614, à l'époque où apparaît l'Islam.

Les monastères chrétiens ont également été un facteur important d'unification religieuse et culturelle de l'Europe. Nous avons connu deux principales vagues monachiques, la première avec l'ordre de Cluny fondé en 910 selon la règle bénédictine, qui a édifié environ 1000 prieurés ; et la seconde avec l'ordre cistercien, qui s'appuie lui aussi sur la règle de saint Benoît. Si on regarde la carte des monastères bénédictins et cisterciens au Moyen-Âge, nous retrouvons le territoire européen actuel, excepté les récents élargissements orthodoxes (Roumanie, Bulgarie etc.).

Selon vous, les chrétiens sont les premiers à avoir établi la distinction entre l'État et la religion. Peut-on dire, en somme, que même la République laïque se fonde sur un modèle chrétien ?

Absolument, il y a dans la République un prolongement de la rivalité entre l'Église et l'État, qui est un conflit fondateur de la civilisation chrétienne occidentale. La France a résolu cette rivalité de manière fondamentaliste et intellectuelle, en faisant absorber par l'État les fonctions traditionnelles de l'Église. Autrement dit, l'institution ecclésiale a été marginalisée et décrédibilisée, pendant que la République reprenait ses principes évangéliques pour en faire une politique.

En absorbant les différents rôles de l'Église, l'État a déserté ses propres fonctions régaliennes, il ne défend plus nos frontières, n'assure plus la sécurité et ne rend plus la justice.

Jean François Chemain
L'Église a originellement trois grandes missions, les tria munera, à savoir gouverner, enseigner et sanctifier. Concernant la première, il y a eu pendant des siècles un bras de fer entre l'Église et l'État pour savoir qui devait gouverner, et l'État en est sorti victorieux. Pour la seconde, l'Église a longtemps eu le monopole de l'enseignement, mais l'État a aujourd'hui entièrement récupéré ce domaine. Enfin, l'État a aussi pris à l'Église sa dernière mission, la sanctification des hommes. En effet, l'institution étatique cherche à faire de chaque citoyen un saint, elle nous exhorte à «la tolérance», à la «repentance», nous invite à accueillir l'étranger, à partager nos biens, à tendre la joue droite quand on nous frappe sur l'autre... C'est un discours évangélique. Mais parallèlement, en absorbant les différents rôles de l'Église, l'État a déserté ses propres fonctions régaliennes, il ne défend plus nos frontières, n'assure plus la sécurité et ne rend plus la justice.

Vous écrivez à propos de la déclaration des droits de l'homme : «Catholique signifiant universel, que pouvait-il sortir d'autre de la fille aînée de l'Église (la France) qu'un texte de portée universelle ?». Faut-il voir dans la déclaration des droits de l'homme une sorte d'évangile sécularisé ?

L'Église a un temps condamné cette déclaration, car elle ne prônait que les droits et non les devoirs. Cependant, le Déclaration des droits de l'homme ne trouve ses racines nulle part ailleurs que dans le christianisme lui-même. De même, les précédentes déclarations de droits, bien qu'elles ne se prétendaient pas universelles, étaient uniquement issues de pays chrétiens, que ce soit le Bill of Rights britannique ou la Déclaration d'indépendance des États-Unis. La Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 a par ailleurs été assez largement reprise par Pacem in terris en 1962, l'encyclique de Jean XXIII.

La liberté, l'égalité et la fraternité, dans leur dimension universelle, sont des valeurs profondément chrétiennes. Tous les hommes sont frères selon l'Évangile, car fils de Dieu. Concernant la liberté, le christianisme a permis la libération des esclaves, des femmes, de la science, de l'entreprise et de l'intelligence grâce à l'enseignement. Je cherche à montrer, dans mon livre, que l'Église a été une véritable force de libération, alors qu'elle passe aujourd'hui pour une institution aliénante, ce qui est très paradoxal. Enfin, le christianisme est la première religion, et l'Église la première institution, à avoir proclamé l'égalité de tous les hommes.

Selon vous, le christianisme nous apprend que «l'homme, marqué par le péché d'Adam, ne peut accoucher d'une société parfaite, sauf à créer l'enfer sur terre». Peut-on voir le christianisme comme un remède à la tentation totalitaire de faire advenir le paradis sur terre ?

Si le christianisme est bien compris, dans une logique augustinienne, avec l'acceptation de l'imperfectibilité de l'homme et l'indulgence pour les faiblesses humaines, il est alors un antidote au totalitarisme. En revanche, lorsqu'on veut en faire une application politique, en projetant de créer une société parfaitement vertueuse sur terre, la tentation totalitaire n'est jamais très loin. Les totalitarismes communistes sont clairement issus d'un projet évangélique, qui cherche à mettre en œuvre la morale évangélique sur terre, ici et maintenant, sans transcendance et sans miséricorde. Les totalitarismes modernes sont une forme d'hérésie chrétienne.

La somme de libertés acquises grâce à la révélation chrétienne a permis à l'Europe de surclasser toutes les autres civilisations dans le domaine scientifique, ainsi que dans la plupart des autres champs, à la fin du Moyen-Âge.

Jean François Chemain

On peut également citer l'exemple du prédicateur et moine dominicain Savonarole, qui a cherché à faire appliquer à la lettre la morale chrétienne à Florence au XIVe siècle, en établissant un régime théocratique. S'il a fini par être excommunié et exécuté, il y a tout de même aujourd'hui des mouvements qui se revendiquent de sa personne et qui militent pour sa canonisation.

À rebours de ce que l'on peut entendre aujourd'hui, vous affirmez que le christianisme a constitué un terreau favorable aux progrès scientifiques et techniques, malgré un certain nombre d'erreurs. Qu'entendez-vous par là ?

Le christianisme a permis le développement des sciences de différentes manières. Premièrement, depuis ses origines jusqu'à nos jours comme l'a rappelé Jean-Paul II dans Fides et ratio, le christianisme est une religion fondée sur la raison et la philosophie. L'Eglise considère que la foi est compatible avec la raison. Deuxièmement, la réforme grégorienne au XIe siècle, en réaffirmant que certains domaines relèvent de l'Église et d'autres du profane, a largement contribué à donner aux institutions séculaires leur propre autonomie. L'Église reconnaît en effet que le profane a des lois propres, indépendantes du domaine religieux. Enfin, il y a eu une autre étape importante, à savoir l'apparition de la théologie spéculative, qui considère que Dieu peut être l'objet d'une recherche intellectuelle purement théorique. Par conséquent, la théologie a été totalement séparée du reste des disciplines et inversement, ce qui a ouvert la possibilité d'une science totalement indépendante de la religion.

Évidemment, l'Église évolue assez lentement et peut rester temporairement prisonnière de certaines conceptions sur l'ordre de l'univers, tirées des récits bibliques. La Bible n'a aucune prétention scientifique, les Écritures dépendent de l'état des connaissances de leur époque. Dès saint Augustin, il a été admis que les auteurs de la Bible sont incontestables lorsqu'ils parlent de foi, mais ne jouissent pas de cette même irréfutabilité lorsqu'ils sortent du domaine religieux. La Bible n'en garde pas moins une importante valeur métaphorique. Si on s'intéresse au temps long, le christianisme a créé les conditions d'une véritable démarche scientifique coupée de la religion. Par ailleurs, la somme de libertés acquises grâce à la révélation chrétienne a permis à l'Europe de surclasser toutes les autres civilisations dans le domaine scientifique, ainsi que dans la plupart des autres champs, à la fin du Moyen-Âge. On peut compter nombre d'ecclésiastiques parmi les hommes qui ont fait avancer la science.

Ces idées chrétiennes qui ont bouleversé le monde, éd Artège, mai 2023, 280p., 19,90€. Editions Artège

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