Plus de 50.000 chrétiens tués au Nigeria : tout le monde s'en fout ? (04/07/2023)
Une tribune du père Justine John Dyikuk publiée sur le site de La Croix Africa :
« Tant que l’Église ne se mobilisera pas, la persécution des chrétiens au Nigeria restera une plaie ouverte »
Alors que les violences contre les chrétiens ne cessent de se multiplier au Nigeria, l’État doit prendre ses responsabilités et l’Église en appeler à la communauté internationale, exhorte le père Justine John Dyikuk.
Prêtre catholique, le père Justine John Dyikuk est chargé de cours en communication à l’université de Jos-Nigeria.
« Avec plus de 250 groupes ethniques et environ 220 millions d’habitants, le Nigeria lutte actuellement pour gérer son pluralisme culturel et religieux. Le pays est divisé entre une partie sud majoritairement chrétienne et une partie nord majoritairement musulmane.
Le Nigeria est le pays avec la plus grande fréquentation de messes au monde ! Pour autant, une mauvaise gouvernance y expose les chrétiens à diverses formes de persécution. Selon l’Aide à l’Église en détresse (AED), plus de 100 prêtres et religieuses y ont été enlevés, arrêtés ou tués en 2022. Un rapport similaire de « SBM Intelligence » indique que 145 attaques ont été perpétrées contre des prêtres catholiques l’année dernière.
Autre chiffre : entre 2012 et 2018, le diocèse de Maiduguri a perdu 903 catholiques dans des attaques djihadistes. De même, les régions de Zangon Kataf, Chikun, Kaura, Lere, Kajuru, Jema’a et Kaura de l’État de Kaduna sont des épicentres d’attaques contre des communautés majoritairement chrétiennes où de nombreuses personnes ont été tuées et d’autres se sont retrouvées sans abri. L’État de Kaduna est d’ailleurs celui qui enregistre le plus grand nombre d’enlèvements et d’assassinats de prêtres catholiques.
Plus de 50 000 chrétiens tués
La Société internationale pour les libertés civiles et l’État de droit – une ONG locale – a signalé que déjà plus de 1 000 chrétiens ont été tués au Nigeria depuis le début de l’année. Dans un rapport du 10 avril, l’organisation protestante Portes Ouvertes confirme que le pays est l’un des endroits les plus dangereux « pour suivre Jésus ». Pour Illia Djadi, analyste de l’Afrique subsaharienne de cette organisation, « le Nigeria est actuellement l’un des endroits les plus effrayants pour être chrétien ». La liste de surveillance Portes ouvertes indique qu’au moins 52 250 personnes ont été tuées au cours des 14 dernières années au Nigeria pour la simple raison d’être chrétien.
Il est crucial de comprendre comment les chrétiens réagissent à la persécution dans d’autres régions de l’Afrique. Dans une étude parue en 2018, le prêtre et professeur associé en sciences politiques Robert Dowd révèle que dans des pays comme le Nigeria et le Kenya où la persécution des chrétiens relève principalement de la persécution sociétale, il existe généralement deux types de réponses. Premièrement, les leaders chrétiens font souvent appel au gouvernement pour qu’il garantisse la sécurité des vies et des biens. Deuxièmement, ils s’engagent dans un dialogue interreligieux avec les leaders musulmans en vue d’établir une coexistence pacifique.
La conclusion de Dowd semble convaincante. Cependant, son affirmation selon laquelle la persécution des chrétiens au Nigeria relève d’une persécution sociétale manque de preuves empiriques. Les témoignages sur la situation des chrétiens rapportés par des Nigérians de premier plan (tels que feu l’ancien vice-gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, Obadiah Mailafia, ou l’évêque du diocèse de Sokoto, Matthew Hassan Kukah) ainsi que les données générées par des groupes de réflexion internationaux tels que Portes Ouvertes ou le Pew research, suggèrent fortement le contraire.
« Personne ne semble s’en soucier »
Mgr Kukah a par exemple accusé le gouvernement fédéral d’utiliser les leviers du pouvoir pour assurer la suprématie de l’islam, ce qui renforce l’idée qu’elle peut être réalisée par la violence. Les habitants de certaines parties du sud de Kaduna ont rapporté que leurs agresseurs avaient attaqué leurs communautés en hélicoptère – ce qui suppose donc des moyens importants.
« Nous n’avons plus de larmes à verser, se lamentait il y a quelques mois Mgr Godfrey Onah, évêque de Nsukka. Nous pleurons maintenant du sang. » Rappelons que Leah Sharibu, jeune chrétienne enlevée pour avoir refusé de se convertir à l’islam, et d’autres chrétiens sont toujours aux mains de leurs ravisseurs. Personne ne semble s’en soucier. Outre ces personnes kidnappées, des milliers de chrétiens se trouvent dans des camps de personnes déplacées (IDP) dans les États de Borno, d’Adamawa, de Benue et de Taraba.
Le fait que ceux qui détruisent des villages et prennent des otages ne soient pas traduits en justice envoie un mauvais signal. La complicité des acteurs étatiques qui collaborent avec des acteurs non étatiques pour semer la terreur est préoccupante. L’État, en tant que détenteur du monopole de la violence légale, doit assumer ses responsabilités.
Changer le récit sur ces violences
L’Église doit solliciter les responsables des organisations internationales telles que le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, l’Union européenne, la Commission de l’Union africaine, ou encore le Département d’État américain. L’Église doit leur fournir suffisamment de données sur la réalité sur le terrain tout en combinant des solutions spirituelles et politiques avec des manifestations massives, un militantisme actif sur les réseaux sociaux et une parole unie. Cela peut changer le récit sur ces violences.
Il est important que les chrétiens de tout le Nigeria cherchent à gagner les médias internationaux tels que la BBC, RFI, Voice of America, China Radio International, Deutsche Welle, etc., afin de rapporter des témoignages oculaires de leur situation. Les chrétiens autochtones du nord devraient former leurs enfants à la langue locale et renforcer leur expression linguistique afin d’avoir une voix dans les médias internationaux. Le nouveau gouvernement entré au pouvoir fin mai agira-t-il différemment ? Tant que l’Église de la région et du pays tout entier ne se mobilisera pas, la persécution des chrétiens au Nigeria restera une blessure ouverte. »
Père Justine John Dyikuk
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