Quand De Lubac et von Balthasar viennent éclairer la situation actuelle de l'Eglise (23/08/2023)

Du cardinal Angelo Scola sur Il Foglio :

Conversations sur l'Église. Notes pour le Synode

23 AOÛT 2023
     
Sécularisation, déchristianisation, exigence religieuse. Le génie théologique et culturel d'Henri De Lubac et de Hans Urs von Balthasar offre des réponses éclairantes à des problèmes encore ouverts aujourd'hui

Nous publions la préface d'Angelo Scola, cardinal archevêque émérite de Milan, à la nouvelle édition de "Conversations sur l'Église", le volume publié par Itaca (208 pp., 18 euro) et édité par Jean-Robert Armogathe qui repropose les entretiens que Scola a réalisés en 1985 avec Henri De Lubac et Hans Urs von Balthasar.

Au printemps de l'année dernière, j'ai reçu en cadeau de la part des éditions du CERF à Paris le volume contenant les deux entretiens que j'ai réalisés en 1985 avec le cardinal Henri De Lubac et le cardinal élu Hans Urs von Balthasar. 

L'idée est venue de moi et du journaliste de 30 jours Alver Metalli à l'occasion du Synode des évêques de 1985 convoqué par St Jean Paul II pour le 20ème anniversaire de la clôture du Concile Vatican II.

J'ignorais tout de cette réédition des deux textes, le premier publié en 1985 en coédition par France Catholique et le CERF et réédité par le CERF en 2007 (De Lubac) et le second publié en allemand en 1986 par Schwabenverlag (Balthasar).

L'initiative de cette nouvelle édition française revient à Jean-Robert Armogathe, professeur émérite à la Sorbonne et coordinateur des différentes publications de Communio. Il souhaitait me la dédier à l'occasion de mon 80ème anniversaire. De plus, le professeur Armogathe a relu attentivement les textes et les a soigneusement annotés.

Il est également important de souligner que tant De Lubac que von Balthasar avaient largement révisé leurs textes initiaux sur la base du manuscrit en langue italienne que je leur avais fourni. 

Eugenio Dal Pane, fondateur et directeur de la maison d'édition Itaca, a pris l'initiative de publier en italien le volume édité par le CERF. 

Je pense qu'il est normal de s'interroger sur son actualité. Est-il vraiment judicieux de republier deux textes qui ont maintenant près de quarante ans, compte tenu de tous les événements qui se sont produits dans l'Église et dans la société au cours des dernières décennies ? 

En un mot, ces deux entretiens, bien que très articulés, sont-ils encore en mesure de susciter l'intérêt des lecteurs d'aujourd'hui ? Les changements intervenus dans l'Église et dans la société elle-même, à la charnière des XXe et XXIe siècles, ne sont-ils pas d'une ampleur telle qu'ils les rendent obsolètes ? Lors du choix de l'éditeur italien, je me suis beaucoup interrogé sur la manière de répondre à ces questions. En fin de compte, j'ai été convaincu que le génie théologique et culturel des deux auteurs apportait des réponses éclairantes, bien sûr avec plus ou moins d'intensité, à des problèmes encore ouverts aujourd'hui.

Il sera en tout cas utile de s'arrêter très brièvement sur l'évolution de la réalité socioculturelle, et en particulier chrétienne, qui s'est produite au cours de ces décennies.

Au moment de la révision définitive de ces textes par De Lubac et von Balthasar, nous traversions ce que Charles Taylor, dans son puissant ouvrage The Secular Age, avait défini comme la troisième phase de la sécularisation. On sait que le philosophe canadien formule une triple articulation, correspondant d'une certaine manière à une triple phase, du phénomène de la sécularisation. "Le premier niveau enregistre le fait que les sociétés modernes, contrairement à leurs prédécesseurs, ne se considèrent plus liées dans leurs institutions (de l'État au bas de l'échelle) à une certaine dévotion ou foi en Dieu. Les églises sont désormais séparées des structures politiques et la religion tend à être réduite à une affaire privée". Ce premier niveau est celui de la "sécularisation 2", qui montre une diminution de la croyance et de la pratique religieuses. Pour Taylor, cependant, le cœur de la sécularisation des sociétés euro-atlantiques d'aujourd'hui doit être recherché plus profondément. Il parle d'une "sécularisation 3" qui inclut la phase 2 et n'est pas sans rapport avec la phase 1. Elle consiste à considérer la foi en Dieu comme une option parmi d'autres. "Nous sommes passés d'une société où il était virtuellement impossible de ne pas croire en Dieu à une société où, même pour le croyant le plus fervent, ce n'est qu'une option parmi d'autres".

Sans entrer dans une évaluation détaillée de l'analyse de Taylor, j'aimerais souligner deux faits : premièrement, la question du sens de la vie est inévitable, tout le monde se la pose, quelle que soit la réponse. Et il n'est pas nécessaire d'atteindre un âge avancé pour y réfléchir. Bien sûr, quand on est jeune, on peut l'éluder de mille façons, mais pas l'éradiquer de son cœur.

Parler d'humanisme exclusif pour décrire l'état des choses, comme le fait Taylor, ne va pas au cœur du problème

De plus, et c'est le deuxième fait, la question ultime est par nature non seulement une question philosophique, mais une question religieuse. La preuve en est que le sens religieux est inestimable. On peut l'enterrer sous des tas de débris mais, comme les brins d'herbe au printemps, il repoussera.

Parler donc d'humanisme exclusif pour décrire l'état actuel des choses, comme le fait Taylor, peut au mieux identifier une catégorie sociologique d'une certaine utilité, mais ne va pas au cœur du problème.

Le cœur humain ne peut se résigner à l'interdiction nihiliste ultime en renonçant à l'hypothèse que tout ce qui est possible - tout ce qui est possible - est réellement possible. C'est ce que suggère une remarque mémorable du penseur apatride George Steiner, à la fois profond et bizarre : "Pour moi, il y a la pression absolument indéniable d'une Présence. Les fins transcendantes renaissent invariablement de leurs propres cendres."

Peut-être un peu rapidement, on peut dire que la question religieuse est très présente dans la vie des hommes d'aujourd'hui et se fait sentir dans leur expérience quotidienne, au-delà de la conscience qu'ils parviennent à en avoir et quelle que soit la manière dont ils essaient de la communiquer. 

Quoi qu'il en soit, ceux qui aiment la rencontre avec le Christ ne peuvent renoncer à communiquer la beauté toujours nouvelle et surprenante de l'Évangile. Comment expliquer autrement l'existence des innombrables martyrs de notre temps, seule barrière au "mal injustifiable" (Nabert) du terrorisme et des diverses formes de guerre ? Comment interpréter l'"incroyable" volonté de donner leur vie des martyrs de Tibhirine et des sœurs de Mère Teresa au Yémen ? Il est indéniable que ces figures, ainsi que de nombreux autres saints actuels, continuent d'être des objets d'admiration, même parmi les jeunes. La question du but dans sa signification religieuse ultime revient inexorablement. 

En outre, il faut reconnaître qu'aujourd'hui, à l'aube du troisième millénaire, la situation a changé. Comme le montrent les études actuelles les plus pointues sur le sujet, le processus de sécularisation a conclu sa parabole à partir de la critique radicale de la possibilité que Jésus-Christ, réalité singulière et historiquement située, puisse représenter une clé interprétative de l'universel. Le processus de sécularisation a connu plusieurs étapes jusqu'à l'époque contemporaine où, depuis Hume, Kant, Hegel jusqu'aux trois maîtres du soupçon - Marx, Nietzsche et Freud - on a cherché des alternatives à Jésus-Christ en tant que clé interprétative. L'intention était précisément de trouver la possibilité d'un universel singulier capable d'expliquer le tout. En réalité, cet effort s'est épuisé et a abouti à diverses formes de nihilisme. "La crise de l'universel en Occident est avant tout une crise de la religion, ou plus précisément d'une religion très spécifique... c'est la crise du christianisme sacré qui, après la Réforme, s'est divisé en deux camps opposés, engagés dans une série de guerres dévastatrices pour le continent. Les premiers pas de la philosophie moderne peuvent également être lus, entre autres, comme une tentative de préserver l'universalité du christianisme sans le christianisme. 

Il en résulte une remise en cause radicale de la valeur universelle de la singularité chrétienne. Tandis que la foi était réduite à une affaire privée, d'autres universaux sécularisés faisaient leur apparition : la Science, la Raison, le Droit, l'Histoire, puis plus crûment la Race, la Classe ou le Marché".

Avec ce jugement sur la fin de la sécularisation, nous voudrions nous limiter à souligner la nécessité d'une lecture contemporaine de la situation avec la formule heureuse utilisée par le Pape François pour définir l'époque actuelle : "Ce que nous vivons n'est pas seulement une époque de changement, mais un changement d'époque". 

Le jugement du spécialiste des religions Jean-François Colosimo est significatif à cet égard : il prédit que dans dix ans déjà, en Europe et en Amérique, lorsqu'on leur demandera à quelle religion ils appartiennent, la majorité relative répondra "aucune", dépassant ainsi le groupe des catholiques et des protestants. Pour aggraver sa "prophétie", Colosimo ajoute que la progression de cette déchristianisation ne vient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur de la vie de l'Église elle-même. 

Dans son livre Universel, pluriel, commun, Francesco Botturi décrit brièvement l'histoire paradigmatique de la sécularisation, en marquant surtout "les attitudes doctrinales les plus significatives à l'égard de l'humanisme chrétien et de son universalité" pour arriver à la conclusion que "la tentative spéculative la plus élevée que la sécularisation ait produite a été celle de la recompréhension de la religion et du christianisme en tant que parties de la totalité rationnelle la plus large". 

Les réductions progressives du fait chrétien à l'éthique ou à une forme mystico-religieuse de la conscience métaphysique de l'humanité ont conduit à une impasse décrite par Barth en ces termes : "L'homme est resté seul dans le jeu, en ce sens qu'il est devenu seul le sujet tandis que le Christ est devenu son prédicat". De là, le pas vers l'athéisme puis vers le nihilisme qui conduira à la crise radicale est tracé. 

En revenant aux deux interviews, je crois pouvoir dire qu'il y a beaucoup de signes et d'arguments qui peuvent nous aider, aujourd'hui encore, à mieux éclairer la situation actuelle de l'Église dans les sociétés opulentes du Nord-Ouest de la planète. 

Tout d'abord, elles permettent de comprendre que le processus de déchristianisation ne s'est pas arrêté avec la fin de la sécularisation. En quoi ? Pour mieux expliquer, une mise au point s'impose. De Lubac et Balthasar abordent des thèmes et soulèvent des questions qui permettent d'entrevoir la nature du changement en cours, au moins en en montrant les racines. Les auteurs vont même jusqu'à montrer comment les caractéristiques de l'événement christique et de la communio ecclésiale qui s'ensuit gardent une pertinence surprenante. 

On connaît la phrase de Balthasar : "Si le christianisme échoue, nous ne retournons pas au Premier Testament, mais à un néo-paganisme". De Lubac a parlé de la tendance à la mondanité spirituelle. Le pape François a repris à plusieurs reprises l'expression de Lubac pour montrer que cette tentation est au fond une adaptation mal interprétée de la vérité, de la bonté et de la beauté de l'événement de Jésus-Christ à la culture dominante.

Synthétiquement, on peut situer le centre de cette attitude très insidieuse dans la rupture radicale entre le "je" et le "nous" qui affecte de plus en plus nos sociétés. Il ne s'agit pas ici d'en rechercher les causes. On peut cependant dire qu'elles sont liées à l'inévitable recherche du sens de la vie, du pourquoi, mais plus encore du pour qui je vis : aucun homme ne peut vivre, qu'il en soit conscient ou non, sans avoir une idée du sens et de la direction de son existence.

Il semble utile d'indiquer les titres possibles des sujets traités par les deux auteurs pour faciliter la lecture, pas toujours immédiate, du genre de l'interview. 

En ce qui concerne De Lubac, le lecteur attentif pourra se référer au volume dans lequel Balthasar, à l'occasion du 90ème anniversaire de De Lubac, présente une lecture concise mais efficace de toute son œuvre : H.U. von Balthasar, Il padre Henri De Lubac, La tradizione fonte di rinnovamento, Jaca Book Milano 1986, I ristampa. Le texte est introduit par une lettre de vœux profonde et délicate. Quoi qu'il en soit, les principaux thèmes de l'entretien avec De Lubac tournent autour de l'événement du Concile Vatican II auquel il a participé et des événements de ce que l'on appelle la période post-concile. Un large espace est consacré à une prise de position sur les différents documents produits par le Concile, en particulier les quatre Constitutions. Les éléments autobiographiques significatifs ne manquent pas, liés aussi à l'épreuve du silence de près de dix ans que De Lubac a dû maintenir à la suite de la controverse provoquée par la publication de Surnaturel (1946). Selon la présente publication des Entretiens, son parcours se déroule en dix étapes : 1) Prologue sur un temps lointain ; 2) Vatican II et le surnaturel ; 3) Mouvements autour du Concile ; 4) Les Constitutions conciliaires ; 5) Chapitre III de Lumen gentium ; 6) Modernité, laïcité, gnose ; 7) Exégèse et théologie ; 8) Le mythe de Fourvière ; 9) L'Église et l'avenir ; 10) Jean-Paul II et Joseph Ratzinger.

Il est plus facile d'indiquer le chemin suivi par le cardinal élu von Balthasar dans l'interview. 

Après une brève introduction, il développe essentiellement les thèmes suivants : 1) L'Eglise dans le monde d'aujourd'hui ; 2) Les Lumières, le judaïsme ; 3) La théologie de la libération ; 4) Existe-t-il une culture chrétienne ? 5) Le complexe anti-romain ; 6) Eglise, charismes et mouvements ; 7) La sexualité et l'espérance.

En conclusion, il ne me reste qu'à saluer le courage de l'éditeur italien qui s'est lancé dans cette entreprise audacieuse. Je souhaite au lecteur, comme je l'ai fait en prenant ces textes, d'en tirer un profit surprenant.

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