"On peut être passionné par la vie et l'oeuvre de Teilhard sans être teilhardien, et du reste je ne le suis pas moi-même, affirme-t-il. Ma biographie n'est pas une illustration de la pensée de Teilhard, mais une tentative pour appréhender la complexité et les contradictions de cet homme extraordinaire.
"Comme tout penseur non systématique où l'intuition poétique est aussi importante que la démonstration, il a posé des jalons, et ceux-ci méritent qu'on s'y arrête..."
Dominique Tassot
Ingénieur agronome passionné par les questions de l'évolution, ayant passé sur le tard un doctorat de philosophie, Dominique Tassot est l'auteur de La Bible au risque de la science, de Galilée au Père Lagrange (chez François-Xavier de Guibert, en 1997, ouvrage préfacé par l'historien Pierre Chaunu).
Ce catholique intransigeant y retrace l'histoire des relations tumultueuses entre la vision de la Création défendue par l'Eglise et la conception matérialiste du monde.
"Au-delà de la fascination que l'on peut légitimement ressentir pour sa vie et sa pensée, explique-t-il, l'adhésion trop rapide aux idées de Teilhard nous rend assez faibles devant le lavage de cerveau qui, aujourd'hui, fait parfois de la science une idéologie."
De nombreux colloques sont organisés sur Teilhard de Chardin, auxquels des personnalités du monde catholique participent. Quelle est aujourd'hui la position officielle de l'Eglise sur la vie et l'Oeuvre du jésuite ?
Jacques Arnould - En 1981, à l'occasion du centenaire de sa naissance, Rome a rappelé que les mises en garde formulées à l'égard de la pensée de Teilhard demeuraient valables. Depuis, l'Eglise ne s'est pas particulièrement exprimée sur le sujet. Ce qui ne veut pas dire que des membres du clergé ne se sont pas manifestés. Je pense au cardinal Poupard, chargé de la culture au Vatican, qui va participer à Clermont-Ferrand à des débats (1) organisés par des teilhardiens qui mettent aussi sur pied des voyages sur les hauts lieux de recherche de Teilhard, de Rome à Pékin, en passant par Paris.
Dominique Tassot - Cette réaffirmation de 1981 est fondée sur le monitum de Rome - littéralement : "avertissement" - en 1962. Ce monitum stipulait qu'il y avait dans cette oeuvre de telles "ambiguïtés" et des "erreurs si graves" qu'elle obligeait à limiter sa diffusion pour des raisons théologiques.
Bien entendu, il faut distinguer l'homme Teilhard du philosophe et du scientifique. Le jugement de l'Eglise n'est pas le même sur ces différents aspects. Je crois que l'on peut dire que l'Eglise a manifesté un grand respect vis-à-vis de son activité scientifique, et une grande réserve concernant ses idées.
Quels sont donc les points de désaccords fondamentaux ?
D. T. - Le point de départ de la pensée de Teilhard de Chardin, c'est la théorie de l'évolution. Il cherche à mettre en accord sa pensée chrétienne avec ce qu'il pensait être le résultat de la pensée scientifique de l'époque, dominée par le darwinisme et la théorie de l'évolution graduelle. Pour Teilhard, tout est évolution. Tous les autres dogmes doivent être réinterprétés à cette aune. C'est la seule chose, en définitive, à laquelle il croit vraiment.
Dans ce cadre, la question du péché originel et du rôle d'Adam comme premier homme est remaniée. Il y a là une divergence radicale entre l'enseignement de la théologie catholique et sa pensée.
J. A. - Il est vrai que le facteur déclenchant de l'affaire Teilhard est la note de 1922 où il se demande s'il faut lire les récits de la Genèse comme des récits historiques. C'est là-dessus qu'il est épinglé par Rome et envoyé en Chine. C'était un point de désaccord absolu. Mais aujourd'hui, on doit pouvoir analyser ce débat plus sereinement, parce que l'Eglise a accepté de prendre en compte les travaux et hypothèses des scientifiques sur l'évolution (voir encadré "Ce que dit Jean-Paul II sur l'évolution").
Par ailleurs, un travail d'analyse des écrits de Teilhard reste à faire, car sa pensée aussi subira une évolution constante au cours de sa vie. Teilhard est le contraire d'un homme de système, il n'y a pas de dogme chez lui, ses positions varient et son vocabulaire reste souvent flou. Si quelqu'un peut m'expliquer quelle est sa pensée ultime sur l'orthogenèse (voir encadré "Petit glossaire teilhardien"), je suis preneur, tant ce concept con-cerne à la fois la science, la philosophie et la théologie. A chaque fois que je pose la question, les teilhardiens eux-mêmes bottent en touche...
D. T. - Pour moi, Teilhard est un grand intuitif, sa vision est poétique plutôt qu'intellectuelle, c'est pour cela que sa pensée est insaisissable. Ce n'est pas une oeuvre théologique, contrairement à ce que l'on dit trop souvent, mais une évocation lyrique.
A titre personnel, j'ai trouvé certaines de ses oeuvres très belles. La dimension cosmique de son christianisme est à mes yeux tout à fait juste. Mais une fois l'émotion retombée, on se demande si ses propositions sont vraies au regard de la théologie catholique.
Il est clair qu'il n'adhère pas au récit de la Genèse. Pour lui, la pression de l'évolution pousse à l'émergence de la conscience humaine. Dans ce cadre, Adam fait partie d'un continuum biologique, alors que pour le catéchisme catholique, c'est un être humain doué de facultés supérieures que nous avons perdues du fait du péché ori-ginel. Pour la pensée biblique, la création du cosmos est l'expression d'un ordre divin, quand nous avons affaire chez Teilhard à une cosmogenèse (voir encadré "Petit glossaire teilhardien"), autrement dit à un processus de création continue.
Au fond, Teilhard met entre parenthèses la théologie de la Création. Chez lui, la Création ex nihilo disparaît.
J. A. - Ce n'est pas tellement sur cette question de la Création que Teilhard se sépare le plus radicalement de l'Eglise, c'est dans son occultation du Salut. Saint Paul ne s'intéresse pas tant au premier Adam pécheur qu'au nouvel Adam sauveur. Nous sommes tous pécheurs dans un seul Adam, mais aussi nous sommes tous sauvés dans ce nouvel Adam. La question du Salut est sous-estimée par Teilhard. Chez lui, le Salut disparaît, embarqué par le progrès.
D. T. - En outre, Teilhard ne fait plus la distinction entre naturel et surnaturel, ni entre la nature et la grâce. Dans le catholicisme, la Création est un acte surnaturel. Et si on met de côté la théorie de l'évolution, le dogme catholique qui postule qu'un être supérieur et tout-puissant crée le monde ex nihilo ne fait plus difficulté.
Je crois que la science n'est pas à l'abri de l'erreur ni même de l'idéologie. Et que celle-ci n'est pas absente de la conception évolutionniste aujourd'hui dominante, y compris chez certains théologiens. On sait que les paléontologues ont pu se tromper, que leurs conceptions changent et varient en fonction de leurs découvertes mais aussi de leurs a priori idéologiques. Il me semble que Teilhard fait par trop confiance à la conception scientifique du monde.
Jusqu'à quel point un catholique peut-il revendiquer ses intuitions ?
J. A. - Le propre de Teilhard est d'abord d'avoir apporté une libération spirituelle de son vivant aux gens qu'il rencontrait. Il a ouvert à la Foi un espace de liberté. Quand il porte un regard aussi positif sur le monde, il dit à sa manière ce que Jean-Paul II dira à la sienne en 1978 : "N'ayez pas peur du monde". Teilhard nous dit : "N'ayez pas peur de la matière. Je sais bien de quoi est faite la matière. Ce n'est pas parce qu'elle vous semble impure qu'il ne faut pas vous y mettre. Il faut vous y plonger comme chrétien pour la purifier".
C'est de cette matière-là que part tout un phénomène d'évolution et de complexification, et que les choses émergent. Dans le Catéchisme de l'Eglise catholique de 1992, on parle bien de la Création en état de cheminement dans laquelle le parfait côtoie l'imparfait.
D. T. - Je suis d'accord sur l'extraordinaire positivité qui émane de l'oeuvre de Teilhard. Néanmoins, saint Paul dit aussi : "Soyez dans le monde sans être du monde". Or, cette distinction s'efface chez Teilhard, qui juge tout à l'aune de la science. Ainsi voit-il le théologien comme un chercheur. Y compris dans le domaine moral. Mais il y a des domaines théologiques où cette démarche est fausse, parce que l'on a déjà trouvé. C'est le domaine de la Révélation.
Par exemple, quand Pie XI fait une encyclique sur le Christ Roi, Teilhard, qui est pourtant un dévot du Christ Roi, n'est pas satisfait. Pourquoi ? Parce que ce Christ Roi est un Christ venu expier le péché. Pour lui, l'Eglise retombe dans ses vieilles histoires. On ne convertira jamais le monde avec cet esprit-là, écrit-il.
En tant que "moderniste", Teilhard a tendance à baptiser le monde tel qu'il est et à prôner l'action pour l'action. Il oublie la conversion qu'induit le baptême. Finalement, puisque tout converge, à la fin on se retrouvera....
Le mal n'est plus qu'un "accident de parcours" dans cette vision-là ?
D. T. - Le mal n'a pas chez Teilhard la consistance métaphysique qu'il a dans la doctrine catholique. Cette absence théologique apparaît dans son rapport à la morale chrétienne, jusque dans sa vie elle-même, par exemple dans ses rapports avec Henri de Monfreid, l'aventurier qui faisait des affaires en mer Rouge. On sent chez Teilhard une suspension du jugement. Non que lui-même soit amoral, bien au contraire, mais il donne parfois l'impression de chercher une troisième voie, celle d'une morale suprahumaine. Il affirme d'ailleurs dans une de ses lettres sur l'Histoire de l'Eglise que celle-ci doit évoluer "inévitablement", et prônera une réforme qui n'est plus seulement une simple affaire d'institution et de murs, mais de Foi.
Dans ce cadre, les actes ne sont pas bons ou mauvais en soi : il y a une positivité de ce qui arrive, puisque c'est l'évolution qui l'a voulu. Ce qui explique qu'il a été très souvent bien vu de ceux "d'en face", non chrétiens, qu'ils soient athées ou marxistes. Je pense à Jacques Mitterrand, un franc-maçon, qui, en 1981, verra en Teilhard un homme "moralement libre et intellectuellement libéré" parce que dépourvu de dogme du point de vue religieux. Ce 7 avril à l'Onu, des mondialistes non chrétiens vont faire l'éloge de Teilhard (1). On ne peut pas dire que ce soient des amis de l'Eglise...
J. A. - Il est indéniable que le mode d'appréhension teilhardien du monde laisse la porte ouverte à une forme de panthéisme. Mais Teilhard est conscient de cette tenta-tion ; il en parle d'ailleurs après son séjour en Egypte. Ce qui explique aussi qu'il soit récupéré par des courants non chrétiens.
D'où l'intérêt pour nous de rappeler que Teilhard est d'abord chrétien. On ne comprend pas sa démarche si on ne voit pas que le centre et l'axe de sa pensée restent le Christ et l'Eglise. Teilhard est résolument catholique. Sa visite à Rome en 1948 est même surprenante : il a des propos sur Rome qui sont définitifs. Si ce n'était pas le cas, il aurait cédé à tous ceux qui voulaient le faire sortir de l'Eglise.
Néanmoins, je crois qu'il ne faut pas écarter trop vite les questions théologiques qu'il a suggérées. Par exemple, concernant la question du mal, je ne suis pas sûr qu'aujourd'hui les théologiens seraient très à leur aise. La vision positiviste de la vie où le mal est comme noyé dans l'évolution a été écartée par l'Eglise. Mais qu'avons-nous d'autre à proposer ?
La "mondialisation heureuse" que l'on nous propose parfois n'a-t-elle pas des accents teilhardiens ?
J. A. - C'est vrai que Teilhard, qui ne peut pas ne pas croire à la positivité de l'avenir, sans laquelle toute sa vision du monde s'écroule, a beaucoup sacrifié au mythe du Progrès. On peut dire qu'il est mondialiste avant l'heure, au sens où il a exprimé une vision ultrapositive de l'huma-nité qui converge vers l'unité.
Je ne partage pas complètement son optimisme, mais c'est une intuition intéressante, même si le mythe du Progrès est aujourd'hui très relativisé. Le paradoxe de Teilhard est que, aussi assuré soit-il de l'infaillibilité de l'avenir, il sera en même temps très volontariste. Ainsi est-il partisan d'une certaine forme d'eugénisme. En tant que catholique, il est évidemment impossible de le suivre sur ce terrain-là.
Mais au-delà de ce que l'on peut rejeter chez lui, il faut voir son travail comme une incitation à penser l'avenir. L'Eglise a besoin de ce rapport au monde fait d'ouverture et de courage.
D. T. - Son personnage a eu un effet très positif, parce qu'il a contribué à faire tomber les préjugés. Jésuite qui allait sur le terrain, il a montré que l'on pouvait être à la fois un scientifique et un mystique fervent.
Sa pensée est évidemment plus critiquable. Je crois que l'on peut accéder à une dimension cosmique et lyrique de la Création et du christianisme sans oublier que c'est la participation à l'unique sacrifice du Christ qui rachète la faute originelle.
Teilhard dit qu'il faut réinterpréter toutes les vérités chrétiennes... je crois qu'il faut surtout les approfondir.
A télécharger (PDF) : Pensée philosophique et religieuse du Père Teilhard de Chardin (1962) par Dom Georges Frenaud, moine de Solesmes
Commentaires
Au grand séminaire de Strasbourg (et probablement ailleurs aussi), dans les années 1970-80, au cours des messes, il n'était pas rare que les textes du missel romain soient remplacés par des passages de Teilhard de Chardin. Les futurs prêtres se donnaient ainsi un petit air intellectuel avec ce dont ils disposaient. De ceux qui ont été ordonnés par la suite, aucun n'a tenu très longtemps dans son ministère sacerdotal : non seulement Teilhard de Chardin avait durablement tourneboulé les esprits mais en plus il avait asséché les âmes. Le résultat de tout cela s'étale aujourd'hui dans nombre de nos paroisses où l'on ne cherche plus ce qu'on ne pas pouvoir y trouver.
Écrit par : Denis CROUAN | 03/09/2023
Pierre Teilhard, Jésuite "en 1901 à ses parents, je veux vous dire tout mon bonheur, d'être enfin tout entier au Sacré Cœur par la Vierge Marie".
Grand scientifique géologue, paléontologue, ses recherches le conduisent à s'interroger sur l'homme, depuis quand y a t-il de la pensée, de la réflexion ? l'homme qui sait qu'il sait ? De quand datent ces dessins dans les grottes??
Croyant : Dieu est créateur, mais l'Univers se révèle plus ancien, plus vaste que la proposition littérale de la bible.
Scientifique : l'idée d'évolution sous l'angle de la sélection naturelle et du hasard peut évacuer Dieu Créateur.
Où est le chemin ? Où va la vie, l'évolution ?
Cette force de Vie, va vers l'Unification.
Que tous soient Un.
Une fois élevé de terre j'attirerai tous les hommes à moi.
Le Christ roi de l'Univers
Col 1, 15-21 Le Christ premier né de toute créature. En lui tout a été créé...Et il est Lui la tête du corps qui est l'Eglise.
Je suis l'alpha et l'Omega.. Celui qui est qui était et qui vient.
Le Seigneur est à l'œuvre :
l'amour, la plus universelle, la plus formidable, la plus mystérieuse des énergies cosmiques.
"l'union est le procédé de la création"
"l'amour force d'unification entre les humains."
La foi dit : le pourquoi, le vers quoi de la VIE
La science dit : comment la VIE se développe;
Pierre Teilhard a cherché à vivre en dialogue ces deux dimensions de sa vie. Deux influences qu'il a laissé agir l'une sur l'autre..
Fidélité à son ordre, à l'Eglise, au Christ, jamais reniés malgré les lourdes difficultés.
Un homme qui donne de l'espérance à notre monde qui a besoin de voir que son action bien orientée va vers la VIE, pour lui même et pour ses frères...
Merci Pape François .
Écrit par : ristard | 03/09/2023
Je vous signale :
1/ Henri de Lubac, défenseur de Teilhard : un cas de conscience
Marie-Gabrielle LEMAIRE
NRT 139-4 (2017), p. 571-586
https://www.nrt.be/fr/articles/henri-de-lubac-defenseur-de-teilhard-un-cas-de-conscience-2256
2/ Dietrich von Hildebrand
https://absoluteprimacyofchrist.org/critique-of-fr-teilhard-de-chardin-by-dr-dietrich-von-hildebrand/
Écrit par : Père Walter Covens | 04/09/2023
A 15 ans, je me souviens très bien avoir lu Le Milieu Divin. Éblouissement. Je pense que ce souvenir a maintenu ma foi catholique.
J’étais trop jeune pour comprendre ses autres livres et en ai abandonné la lecture sans états d’âme…
Écrit par : Abyssus | 06/09/2023