Car l’on fait fausse route si l’on croit que l’humanité doit obligatoirement avoir à sa tête une puissance hégémonique, et qu’il faut seulement espérer que ce sera la moins mauvaise, celle qui nous bafouera le moins, celle dont le joug sera le moins pesant. Aucune ne mérite d’occuper une position aussi écrasante – ni la Chine, ni l’Amérique, ni la Russie, ni l’Inde, ni l’Angleterre, ni l’Allemagne, ni la France, ni même l’Europe unie. Toutes, sans exception, deviendraient arrogantes, prédatrices, tyranniques, haïssables, si elles se retrouvaient omnipotentes, fussent-elles porteuses des plus nobles principes. Tel est le grand enseignement que nous prodigue l’Histoire, et il y a là peut-être, par-delà les tragédies d’hier et d’aujourd’hui, l’ébauche d’une solution.
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La revanche de l’Histoire
Quand, à la fin des années 1980, les États-Unis sont sortis gagnants de cette longue et périlleuse guerre froide, beaucoup ont pensé que leur victoire serait définitive, et qu’elle mènerait à l’instauration d’un nouvel ordre international, inspiré, garanti et sans doute même piloté par eux. Il n’y aurait plus désormais, sur toute l’étendue de la planète, qu’un seul modèle de société, accepté par tous, et une seule superpuissance, à la primauté incontestée. Mais l’Histoire, dont certains se hasardaient déjà à annoncer la mort, était tout juste « sonnée », pourrait-on dire.
Bientôt elle allait se relever, et se remettre à tituber dans des directions imprévues. Parce que l’aventure humaine ne s’arrête évidemment jamais ; et aussi parce que la puissance victorieuse s’est montrée incapable de gérer adéquatement sa suprématie, pour la consolider, et la perpétuer. Lorsqu’on se penche sur le parcours de pays aussi différents que le Japon, la Russie, la Chine et les États-Unis, on est naturellement amené à se demander pourquoi l’un ou l’autre d’entre eux a pu, à certains moments, « perdre la tête », et compromettre ainsi le bénéfice des réalisations qu’il avait su accomplir. Je me garderai bien de chercher, en la matière, des lois universelles, me contentant de celle qui est clairement inhérente à la nature humaine, à savoir qu’il existe, chez tous ceux qui acquièrent une prééminence, un début d’aveuglement, et un risque d’ivresse. Les dieux rendent arrogant celui dont ils veulent la perte, disaient les Grecs anciens.
Dans leur rôle de « puissance tutélaire » de l’humanité, qu’ils ont commencé à assumer lors de la Première Guerre mondiale, qu’ils ont conforté au sortir de la Seconde, et qu’ils ont exercé quasiment seuls depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis n’ont pas su s’élever à « l’altitude » adéquate. Amin Maalouf
Dans leur mythologie, où les sentiments étaient représentés par des divinités allégoriques, l’arrogance s’appelait Hubris. Tous les hommes qui parviennent à s’élever au-dessus de leurs semblables, par le statut, par la richesse, par la puissance, par le talent, ou même par la sainteté, croisent, un jour ou l’autre, le chemin de cette tentatrice. Et rares sont ceux qui savent lui résister. La chose est vraie des individus, ainsi que des communautés humaines, et singulièrement des nations. Les quatre dont je viens d’évoquer le parcours ne dérogent sûrement pas à la règle… Pour en revenir aux États-Unis, qui conservent, jusqu’à présent, leur prééminence globale, il me semble que leur hubris est plus compréhensible que celle des autres.
Parce que les événements les ont placés dans une position tellement dominante qu’il leur aurait été difficile de ne pas avoir « le vertige des cimes » ; et parce qu’ils peuvent légitimement se vanter d’avoir construit la nation la plus puissante, la plus prospère, la plus influente et la plus dynamique de toutes. Ayant dit cela, je me dois d’ajouter, avec gravité, que dans leur rôle de « puissance tutélaire » de l’humanité, qu’ils ont commencé à assumer lors de la Première Guerre mondiale, qu’ils ont conforté au sortir de la Seconde, et qu’ils ont exercé quasiment seuls depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis n’ont pas su s’élever à « l’altitude » adéquate, ce qui risque d’avoir des conséquences dramatiques pour l’ensemble de l’humanité, ainsi que pour eux-mêmes.
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L’Amérique contre la Chine ou l’affrontement final ?
Quand on contemple les parcours si dissemblables des deux « colosses » de notre époque, on est quelquefois tenté de se dire que leur affrontement représente, d’une certaine manière, un aboutissement logique de l’Histoire, telle qu’elle s’est déroulée depuis cinq ou six siècles. D’un côté se tient le chef de file incontesté du monde occidental. Qui avait commencé au bas de l’échelle, naviguant prudemment entre les grands empires coloniaux et subissant de temps à autre leur courroux, comme lors de la prise de sa jeune capitale, Washington, et l’incendie de sa première Maison-Blanche et de son Capitole par l’expédition punitive anglaise de 1814. Mais qui avait ensuite réussi à prendre l’ascendant sur les Européens ; soit en les réduisant par la force, comme pour les Espagnols en 1898 ou les Allemands dans les deux guerres mondiales ; soit en les persuadant de reconnaître sa primauté, comme pour les Britanniques ou les Français.
De l’autre côté de l’arène se tient, sinon le chef de file de l’Orient, du moins le dépositaire actuel des deux défis majeurs auxquels l’Occident a dû faire face depuis qu’il a établi sa prééminence, à savoir : le réveil de l’Asie et l’émergence du communisme. Défis qui furent lancés, à l’origine, par le Japon de l’ère Meiji et par la Russie soviétique, mais dont la Chine se retrouve à présent l’héritière. Le duel des deux « finalistes » apparaît, de ce fait, comme un dénouement logique, et impossible à éviter. Est-ce véritablement le cas ? Faut-il se résigner docilement à un tel affrontement, et au carnage qui l’accompagnerait ? Je ne le crois pas. Sans doute est-il déjà arrivé que l’humanité se fourvoie dans des tueries insensées, avec la certitude de ne pouvoir faire autrement, la Première Guerre mondiale étant, en la matière, un exemple édifiant. Il me semble, néanmoins, que le plus sacré de nos devoirs est d’éviter à tout prix une « finale » qui s’annonce si dévastatrice.
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En cette phase si critique, si fascinante, si complexe de son évolution, l’humanité a certainement mieux à faire que de se résigner à une « finale » apocalyptique entre les deux « colosses » de notre temps. Ce qui est profondément désolant, c’est que cet affrontement planétaire vers lequel nous marchons comme des somnambules est constamment présenté comme une vision « réaliste » de l’avenir, tandis que ceux qui voudraient l’empêcher apparaissent comme des rêveurs naïfs, et quasiment insensés. N’est-ce pas là un « réalisme » quelque peu obsolète ? Il est vrai qu’autrefois, les querelles entre les puissances se réglaient, en dernière instance, sur le champ de bataille. Mais aujourd’hui ? Avec tous les arsenaux que nous avons accumulés ?
Ne voit-on pas qu’un duel entre les deux géants se traduirait par une guerre d’extermination et par un anéantissement généralisé ? Considérer un tel épilogue comme inéluctable, ce n’est pas une vision réaliste, c’est une vision absurde, irréfléchie, irresponsable et même carrément suicidaire. Pour ma part, en tout cas, je suis persuadé que le monde de demain ne se fera pas contre l’Occident, ni contre l’Asie confucéenne, ni contre les autres composantes de la grande communauté humaine. Il ne pourra pas se construire sur un champ de ruines.
Tirer toutes les leçons de la guerre en Ukraine
Le point de départ de « l’opération spéciale » ordonnée par Vladimir Poutine, c’était la frustration éprouvée par son pays, qui a été pendant un demi-siècle l’une des deux superpuissances globales, dominant la moitié orientale de l’Europe et redoutée par l’autre moitié. Du jour au lendemain, ce statut s’est volatilisé. La superpuissance s’est vue déclassée, démembrée, ruinée, ce qui ne pouvait être vécu par ses ressortissants dans la sérénité.
S’agissant des dirigeants occidentaux, ils ont manqué de générosité, et manqué de vision à long terme. Ils auraient dû prévoir qu’une Russie blessée et diminuée serait, pour l’Europe, une bombe à retardement.
Au lieu de sortir la Russie de son impasse historique, la guerre risque de l’y enfoncer davantage. Au lieu de démontrer la fragilité de la nation ukrainienne, elle est en train d’assurer pour longtemps sa place dans l’Histoire Amin Maalouf
Il fallait, à tout prix, l’aider à se démocratiser, à se développer, à se reconvertir ; l’aider à retrouver, au sortir de la guerre froide, un tout autre rôle dans le monde, une autre manière de s’épanouir, afin qu’elle puisse donner naissance à une autre génération de dirigeants, qui ne soient ni corrompus, ni prédateurs, ni assoiffés de vengeance. Hélas, rien de cela n’a été fait… Un grand gâchis, indéniablement. Mais qui ne justifie en aucune manière que l’on déclenche une guerre. Moralement indéfendable, cette guerre représente, de surcroît, une stratégie hasardeuse.
Au lieu de sortir la Russie de son impasse historique, elle risque de l’y enfoncer davantage. Au lieu de démontrer la fragilité de la nation ukrainienne, elle est en train d’assurer pour longtemps sa place dans l’Histoire. Au lieu d’enfoncer l’Otan dans sa « mort cérébrale », elle lui a permis de sortir du coma, et de retrouver une raison d’être. Et au lieu de mettre fin à la prédominance des puissances occidentales, elle pourrait avoir pour conséquence de la « reconduire » pour quelques années de plus. Si c’est le cas, si l’Occident, dont on ne cesse de prédire le crépuscule, parvient à sortir de cette crise en ayant obtenu un sursis, il faut espérer qu’il saura l’utiliser à bon escient.
Une « digue » pourrait céder. Celle de la supériorité militaire, celle du dollar comme monnaie de référence, ou une autre encore, liée à des percées technologiques inattendues. Si l’on est encore dans une logique d’affrontement et de domination, si l’on n’a pas mis en place un mécanisme de solidarité planétaire, les conséquences pourraient en être cataclysmiquesAmin Maalouf
Non pour régler des comptes, ni pour ostraciser les uns et récompenser les autres, mais pour construire une nouvelle légalité internationale, qui permette de prévenir les conflits et de propager, à travers tous les continents, la prospérité, les libertés fondamentales et la primauté du droit ; tout ce à quoi on aurait dû œuvrer dès la chute du mur de Berlin, et qu’on a omis de faire. Si l’Europe et les États-Unis ne profitent pas du sursis que leur offre l’Histoire pour construire enfin un système international dans lequel l’humanité entière pourrait se reconnaître, il est possible que cette opportunité ne se représente plus. Demain, les rapports de force pourraient changer.
Une « digue » pourrait céder. Celle de la supériorité militaire, celle du dollar comme monnaie de référence, ou une autre encore, liée à des percées technologiques inattendues. Si l’on est encore dans une logique d’affrontement et de domination, si l’on n’a pas mis en place un mécanisme de solidarité planétaire, les conséquences pourraient en être cataclysmiques. En dépit de toutes ces inquiétudes, je demeure persuadé que le moment d’angoisse que nous vivons pourrait se révéler salutaire ; qu’il pourrait nous amener à concevoir, pour la suite de l’aventure humaine, un autre déroulement, qui ne soit pas simplement la reprise des mêmes tragédies avec d’autres acteurs. Il n’est pas trop tard. Nous avons parfaitement les moyens de sortir de ce « labyrinthe ».
Encore faut-il commencer par admettre que nous nous sommes égarés.
Commentaires
« Pour EMPÊCHER LA GUERRE je viendrai demander la consécration de la Russie à mon Cœur Immaculé et la Communion réparatrice des Premiers Samedis ».
Ça commence demain (7/10/2023) !
https://laportelatine.org/spiritualite/prieres-et-devotions/la-communion-reparatrice-des-cinq-premiers-samedis-enseignee-a-soeur-lucie-le-10-decembre-1925#:~:text=Elle%20consiste%20en%20cela%20%3A%20Pendant,et%20de%20faire%20une%20confession
Écrit par : RPM | 06/10/2023
C'est bien exact ! Le monde occidental a perdu la boussole. Il n'écoute pas les avertissements d'En Haut: LA SALETTE (1859), FATIMA (1917) , GARABANDAL (1961 ), AKITA (1973) ....L'homme se croit super-intelligent et se considère comme seul dieu à bord...
et sa raison déraisonne. Il veut imposer une morale liberticide qui fait de l'homme un robot, un être fabriqué avec de plus en plus d'intelligence artificielle, de moins en moins de sentiment et de plus en plus d'orgueil. Ce nouveau monde ne pourra que s'auto-détruire car la technologie n'a pas d'âme. Certes, nous pouvons le sauver d'un cataclysme nucléaire dévastateur, d'une auto-destruction et d'une fin désastreuse si nous remettons l'homme à sa juste place de créature voulue et conçue dans l'Amour ( Dieu est Amour ! St. Jean ) . Sa vocation est l'amour, la fraternité et la reconnaissance envers Celui qui l'a créé pour le Bonheur, le Royaume de l'Amour Divin.
Hélas ! l'homme s'est pris pour un dieu et la guerre en est le fruit et la motivation. On entre dans le caroussel idolâtre des dieux, simples marionnettes qui se prennent chacune pour le dieu des dieux. Et ce sera le chaos...à moins que nous ne retrouvions le bon-sens mystique qui attend et prépare dans la paix le triomphe du Coeur Immaculé de la Reine de la Paix et le retour glorieux de Son Fils ressuscité. La conversion au seul vrai Dieu qui est Trinité d'Amour et notre soumission à Sa Loi de la Charité souveraine et universelle sont seules capables de nous sortir du chaos et du désespoir. La Grâce de Dieu est toute-puissante pour sauver l'humanité en péril existentiel...Ayons confiance dans le triomphe de l'Amour auquel tant de martyrs et de victimes innocentes collaborent... MARANA-THA !!!
Écrit par : Guy ELIAT-ELIAT | 16/12/2023