Le 13 mai 2023, le Pape François a en outre publié une nouvelle loi fondamentale de l’État de la Cité du Vatican qui innove en attribuant au pape des « pouvoirs souverains » sur ce minuscule État et cela « en vertu du ‘munus pétrinien’ ». Jamais auparavant, pas même à l’époque du « pape-roi », on n’avait osé faire découler du primat religieux conféré par Jésus à l’apôtre Pierre et à ses successeur un pouvoir qui serait également temporel. D’où cette question : pourquoi François a-t-il outrepassé cette limite ? Et quelle limite il y a-t-il, pour autant qu’il y en ait une, à la « plenitudo potestatis » d’un pape ?
Un illustre historien du christianisme et une experte renommée en droit canon ont répondu ces derniers jours à ces questions cruciales.
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L’historien en question est Alberto Melloni, professeur à l’Université de Modène et de Reggio Emilia et figure de proue de la fameuse « école de Bologne », célèbre pour sa relecture nettement « progressiste » du Concile Vatican II.
Dans un essai publié le 4 décembre dans la revue « Il Mulino », Melloni définit comme étant « pour le moins audacieuse » la thèse codifiée dans la nouvelle loi de l’État de la Cité du Vatican et comme « imprudent » le canoniste qui l’a rédigée et fait signer au Pape.
Melloni ne cite pas de noms, mais il est de notoriété publique qu’il s’agit du jésuite et cardinal Gianfranco Ghirlanda, le « sherpa » qui assiste le pape pour retranscrire ses moindres volontés en codicilles.
Et cette fois, selon Melloni, c’est précisément le procès à l’encontre du cardinal Becciu qui est à l’origine de cette extension des pouvoirs du pape au gouvernement temporel de l’État de la Cité du Vatican.
En vertu de cette extension, en effet – écrit Melloni -, l’inculpation et la condamnation éventuelle du cardinal Becciu ne seraient plus formulées « au nom du Pape en tant que pasteur de l’Église universelle, mais au nom du chef de l’État de la Cité du Vatican ». Avec pour conséquence d’ « exonérer le pontife de toutes les conséquences d’un procès dont, au train où vont les choses, l’Église ne ressortira pas plus humble mais plus humiliée ».
En bon historien qu’il est, Melloni rappelle un précédent : celui où « entre 1557 et 1559, le pape Paul IV Carafa avait inculpé, arrêté, enfermé au Castel Sant’Angelo et traîné devant les tribunaux le cardinal Giovanni Morone, en corrigeant les normes en sa faveur. » Avec des méthodes « immorales » analogues à celles adoptées aujourd’hui.
Le cardinal Morone allait ensuite être réhabilité par le pape suivant, Pie IV. En ce qui concerne Becciu, rien n’est sûr. S’il est relaxé, comme c’est probable vu l’incapacité de l’accusation à produire des preuves de ses délits présumés, c’est François lui-même qui devra reconnaître avoir lui-même abusé de ses propres pouvoirs.
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Quant à l’autre question, celle plus générale de savoir s’il y a une limite à la « plenitudo potestatis » d’un pape, voici la réponse de la grande canoniste Geraldina Boni, professeur titulaire de droit ecclésiastique et d’histoire du droit canon à l’Université de Bologne et nommée par Benoît XVI en 2011 consulteur du conseil pontifical pour les textes législatifs.
Dans un essai en deux épisodes publié le 5 et le 6 décembre dans « La Nuova Bussola Quotidiana », le professeur Boni rappelle les déclarations impeccables du Pape François lui-même le 17 octobre 2015 : « Le Pape ne se trouve pas, tout seul, au-dessus de l’Église, mais en elle comme baptisé parmi les baptisés et dans le Collège épiscopal comme évêque parmi les évêques, appelé en même temps – comme Successeur de l’apôtre Pierre – à guider l’Église de Rome qui préside dans l’amour toutes les Églises ».
Même au cours des siècles de concentration majeure des pouvoirs pontificaux – fait remarquer Boni – jamais on n’a perdu de vue la « certitude solide comme le roc que le pouvoir du successeur de Pierre était certainement suprême mais en aucun cas absolu », et encore moins arbitraire. Ceci parce que le pouvoir du pape trouve de toute manière sa limite dans l’ « oboedientia fidei » et qu’il est donc en quelque sorte « circonscrit » par le droit divin, aussi bien naturel que révélé.
Encore faut-il – écrit-elle – qu’une telle affirmation soit assortie de contenus concrets, comme l’Église l’a fait à travers les siècles.
En premier lieu, l’affirmation que le pape est « legibus solutus », délié des lois, a toujours été entendu exclusivement au sens qu’il est au-dessus du droit positif, c’est-à-dire des lois produites par les hommes – auxquelles il reste quoi qu’il en soit soumis de manière ordinaire -, mais il n’est certainement pas au-dessus de la loi divine.
Par conséquence, « les exigences découlant du droit divin naturel ne peuvent être déminuées ou anéanties ». Il est donc inadmissible qu’un pape, dans l’exercice de ses pouvoirs, « foule au pieds et viole les droits appartenant à la dignité de la personne humaine, par exemple le droit à la vie, à l’intimité et à la vie privée ou à la bonne réputation, mais également – pour faire référence à une affaire délicate aujourd’hui sous les projecteurs dans l’Église – le droit à se défendre et à un procès équitable, à la présomption d’innocence, à la protection des droits acquis préexistants, y compris celui de ne pas être puni pour un délit prescrit ».
En outre, « le respect, même dans le chef de ce législateur suprême qu’est le pape, de la légalité ‘in legiferando’ [autrement en matière d’établissement des normes] est d’une importance cruciale ».
Parce que malheureusement – dénonce le professeur Boni – depuis plusieurs années, c’est trop souvent le contraire qui se produit. On assiste au Vatican à « une avalanche frénétique, incessante et chaotique de lois, ou bien de préceptes scandés sans appareil normatif approprié, et dont la hiérarchie et la portée juridique apparaissent nébuleuses. » Tout comme on assiste à une multiplication des mesures approuvées expressément par le Pape en une forme telle qu’elle rend tout recours impossible, même quand de telles mesures violent certains droits ».
« Tout cela est condamnable – écrit Boni – non pas par goût académique de constructions abstraites », mais pour des raisons dramatiquement plus essentielles. « Au-delà des dangers pour le dépôt de la foi lui-même, quand les normes se révèlent déraisonnables, c’est la chair vivante des personnes que l’on blesse et que l’on déchire, compromettant ainsi gravement cette justice qui leur est due par le droit divin, que l’autorité ecclésiastique est censée servir, y compris l’autorité primatiale ».
En résumé, quand on énumère les limites du pouvoir du Pape, ce sur quoi « il faut insister de manière positive et constructive », c’est « la bonne gouvernance de la société ecclésiale », dont « le pontife romain, comme successeur de Pierre, est le principe perpétuel et visible et le fondement » de l’unité. (« Lumen Gentium », 23).
Une bonne gouvernance, pourrions-nous ajouter, que l’on attend toujours.
Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.
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