« L’Opération militaire spéciale est une Guerre Sainte » (patriarche Cyrille de Moscou) (06/04/2024)

De Sandro Magister sur Settimo Cielo (Diakonos.be) :

La « Guerre sainte » de Cyrille et Poutine. Naissance et histoire du document qui la déclare

Fin mars, le qualificatif de « Guerre sainte » donnée par le patriarche orthodoxe Cyrille de Moscou à l’agression de la Russie contre l’Ukraine a fait grand bruit dans le monde entier.

« L’Opération militaire spéciale est une Guerre Sainte, une guerre dans laquelle la Russie et son peuple, en défense de l’unique espace spirituelle de la Sainte Rus’, accomplit la mission de ‘Celui qui retient’ (‘o Katéchon’, cf. 2 Th 2,7), pour protéger le monde de l’assaut du mondialisme et de la victoire de l’Occident tombé dans le satanisme ».

Par contre, bien peu savent comment Cyrille justifie la « sainteté » de la guerre déchaînée par Moscou, ou comment est née la déclaration intitulée « Le présent et le futur du Monde russe » qu’il a été le premier à signer.

À proprement parler, en fait, ce document n’a pas été émis par le patriarcat de Moscou, ni par le Saint Synode de l’Église orthodoxe russe, qui l’a seulement lu et approuvé après coup le 27 mars, mais par une institution appelée « Vsemirnyj Russkij Narodnyj Sobor  », littéralement Concile populaire russe universel, plus communément traduit par Concile mondial du peuple russe, en sigle VRNS, imaginé et fondé en mai 1993 par Cyrille quand il était métropolite de Smolensk et chef du département des relations étrangères du patriarcat de Moscou.

Une fois devenu lui-même, en 2009, patriarche de Moscou, Cyrille est également devenu président et leader de sa propre créature. Et il l’est encore à l’heure actuelle. Le Concile mondial du peuple russe est une institution à la foi ecclésiale et patriotique. Ses membres sont constitués d’un grand nombre de hiérarques orthodoxes, mais également de hauts fonctionnaires du Kremlin, de chefs militaires, de professeurs d’université et de centaines de jeunes patriotes issus de toutes les régions de Russie. Ses trois vice-présidents actuels reflètent également cette composition : il s’agit du métropolite Grégoire de Voskressensk, premier vicaire du patriarche de Moscou et de toutes les Russies, Alexander Shchipkov, professeur de philosophe à l’Université d’État de Moscou et recteur de l’Université orthodoxe Saint-Jean-le-Théologien et Sergei Rudov, membre du parlement et auparavant secrétaire exécutif du Concile.

Le tout avec Vladimir Poutine comme chef suprême. Fin novembre 2023, lors de l’avant-dernière réunion du Concile, celle au cours de laquelle la déclaration sur la « Guerre Sainte » a été rédigée avant d’être rendue publique lors de l’assemblée suivante de fin mars (voir photo), Poutine a joué un rôle absolument central, en paroles et en images.

Inauguré par le patriarche Cyrille en la cathédrale moscovite du Christ Sauveur, le Concile s’est réuni dans la salle des congrès du Kremlin, celle dans laquelle était autrefois convoqué le Politburo du parti communiste de l’Union Soviétique. Poutine était attendu en personne, mais il a préféré prononcer son discours en vidéoconférence, avec pour résultat que les participants l’ont écouté en voyant son visage projeté au centre de deux grandes icônes sacrées, avec d’un côté le Christ Sauveur « Nerukotvornyj » (« non pas fait de mains d’homme ») et de l’autre la Mère de Dieu « Niecajannoj Radosti » (« de la joie imprévue »), au-dessus d’une forêt de coupoles dorées. Et avant el discours présidentiel, Cyril a entonné l’hymne au Roi Céleste, « Tsarju Nebesnyj », avec Poutine déjà resplendissant entre les images sacrées.

Parmi les participants, se trouvait également celui que l’on considère comme le « père spirituel » du président russe, le métropolite de Crimée Tikhon, dont la thèse est que « la Russie ne peut qu’être impériale ». Et encore plus en vue, parmi les principaux inspirateurs du Concile, il y avait l’oligarque Konstantin Malofeev, fondateur de la chaîne de télévision « Tsargrad », du nom slave de la ville impériale de Constantinople.

L’idéologie revendiquée par Concile ne considère pas le peuple russe sur base de l’ethnie, mais bien de ses « valeurs traditionnelle », qui transcendent les frontières, comme Poutine le disait lui-même il y a quelques mois lors d’une réunion du Conseil de sécurité en parlant de lui-même, se disant en même temps « Russe, Daghestanais, Tchétchène, Ingouche, Tatar, Juif, Mordve, Ossète ».

Avec l’invasion de l’Ukraine, l’idéologie d’une russité inclusive rassemblant toutes les ethnies qui vivent sur un territoire identifié comme russe même au-delà de ses frontières géographiques et politiques s’est imposée toujours plus. Et effectivement, dans son discours retransmis en vidéoconférence, Poutine a remercié l’Église orthodoxe pour son soutien à la guerre de libération de la « Malorossija », c’est-à-dire de la « Petite Russie », entendant par là la nation dont la capitale est Kiev. Dans les libres de prière distribués aux soldats envahisseurs, Poutine est assimilé à l’ « Archistratège », c’est-à-dire à l’archange Michel qui dirige les armées célestes dans la guerre apocalyptique contre le Malin, ce dernier étant identifié par l’Ukraine « nazifiée » et asservie à l’Occident.

Cette même idéologie est soutenue en toutes lettres dans la déclaration sur la « Guerre Sainte » rédigée fin novembre par le Concile mondial du peuple russe et publiée le 27 mars, dans son second chapitre intitulé « Russkij Mir », le Monde russe :

« La Russie est le créateur, le soutien et le défenseur du Monde russe. Les frontières du Monde russe en tant que phénomène spirituel, civil et culturel sont bien plus étendues que les frontières d’État de l’actuelle Fédération de Russie ainsi que de la grande Russie historique. En plus des représentants de l’ ‘oikoumene’ russe dispersée à travers le monde, le Monde russe comprend tous ceux pour qui la tradition russe, les sanctuaires de la civilisation russe et la grande culture russe représentent la plus grande valeur et le principal sens de leur vie.

« Le destin suprême de l’existence de la Russie et du monde russe qu’il a créé – leur mission spirituelle – est d’être le ‘Katéchon’ mondial, de protéger le monde du mal. Sa mission historique consiste à faire échouer toutes les tentatives d’instaurer une hégémonie universelle dans le monde, toutes les tentatives de soumettre l’humanité à un unique principe malveillant ».

« La construction de l’État russe millénaire est la plus haute forme de créativité politique des russes en tant que nation, tandis que la division et l’affaiblissement du peuple russe, la privation de ses forces spirituelles et vitales, ont toujours conduit à l’affaiblissement et à la crise de l’État russe. Par conséquent, la restauration de l’unité du peuple russe et de son potentiel spirituel et vital sont les conditions clés pour la survie et le succès du développement de la Russe et du monde russe au XXIe siècle ».

En termes de politique étrangère, qui fait l’objet du troisième chapitre de la déclaration, cela se traduit par un devoir qui s’étend bien au-delà des frontières actuelles de la Russie :

« La Russie doit devenir l’un des centres principaux d’un monde multipolaire, guidant les processus d’intégration et garantissant la sécurité et le développement stable dans tout l’espace post-soviétique. En tant que centre géopolitique de l’Eurasie, situé à l’intersection des axes mondiaux Est-Ouest et Nord-Sud, la Russie doit réguler l’équilibre des intérêts stratégiques et agir comme un rempart de la sécurité et d’un ordre mondial juste dans le nouveau monde multipolaire. La réunification du peuple russe doit devenir l’une des missions prioritaires de la politique étrangère russe. La Russie doit revenir à la doctrine tri-unitaire du peuple russe qui est composé des Grands Russes, des Petits Russes et des Biélorusses, qui sont des branches (sous-ethnicités) d’un peuple unique, et le concept de ‘Russe’ comprend tous les slaves orientaux, descendants de la Russie historique ».

L’invasion de l’Ukraine est donc justifiée comme partie essentielle de cette mission historique :

« Au terme de l’Opération militaire spéciale, tout le territoire de l’Ukraine contemporaine devra entrer dans une zone d’influence exclusive de la Russie. La possibilité de l’existence sur ce territoire d’un régime politique hostile à la Russie et à son peuple, ou encore d’un régime politique gouverné par un centre externe hostile à la Russie, doit être totalement exclu ».

Le document s’étend ensuite sur le rôle central à assigner à la famille, qui doit être « forte avec de nombreux enfants », pour passer des 144 millions d’habitants de la Fédération Russe « à 600 millions de personnes en cent années de croissance démographique durable ».

Il revendique une « réforme du système d’éducation nationale » pour le « purifier des idéologies destructrices de l’Occident » et l’aligner sur les « paramètres fondamentaux de la vision souveraine du Monde russe ».

Et enfin, elle projette un changement radical concernant la répartition de la population sur le territoire :

« À partir d’un territoire composé de seize mégalopoles et de vastes espaces dépeuplés, d’ici 2050, la Russie devrait se transformer en un pays uniformément peuplé et développé à basse densité de mille petites et moyennes villes revitalisées, dans le ‘Royaume des cités’ (‘Gardariki’, l’ancien nom scandinave de la Rus’) du XXIe siècle. Les logements péri-urbains doivent devenir le type principal d’habitat du pays, 80% de la population russe devrait vivre dans des maisons individuelles sur leur propre terre. La vie sur ses propres terres, dans sa propre maison confortable, dans laquelle on peut fonder une famille, mettre au monde et élever trois enfants ou davantage, devrait devenir une incarnation visible des idées du Monde russe ».

Une Arcadie paradisiaque. Mais en attendant, l’armée rouge met l’Ukraine à feu et à sang.

Sandro Magister est vaticaniste à L’Espresso.
Tous les articles de Settimo Cielo depuis 2017 sont disponibles en ligne.

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