L'art oublié de la "disputatio" (12/07/2024)

De Sébastien Ostritsch sur le Tagespost :

L'art oublié du débat

L'Eglise et la société ont désappris à mener le débat d'idées de manière productive. La faute en revient avant tout à une fausse fixation du consensus ainsi qu'à l'émotionnalisation du discours.

12.07.2024

Se battre, souffrir, triompher - l'activité de l'Eglise, comme on le sait, consiste en ce triptyque qui englobe à la fois le monde, les enfers et le ciel. Alors que sa partie souffrante, l'"ecclesia patiens", doit subir au purgatoire la purification sans laquelle elle ne peut atteindre Dieu, l'Église triomphante, l'"ecclesia triumphans", est déjà parvenue à ce but ultime et exulte de la contemplation de Dieu. En revanche, tous les croyants qui se trouvent encore sur terre appartiennent à l'Église militante, à l'"ecclesia militans". Leur mission est de lutter contre leur propre péché et les perversions du monde et de s'engager pour la propagation de la foi.

Si l'on observe l'état actuel de l'Eglise catholique, en particulier en Allemagne, on peut facilement avoir l'impression que le discours de "l'Eglise qui se bat" a été victime d'une réinterprétation fatale : On ne se bat plus contre le monde pécheur, mais avant tout les uns contre les autres, et ce dans le but de consolider sa propre position de pouvoir. Il en résulte la formation de camps opposés de manière irréconciliable, au-delà desquels la communication ne semble plus guère utile ou même possible. Tout n'a-t-il pas déjà été dit entre ceux qui veulent changer l'Église de fond en comble et ceux qui insistent sur le caractère immuable de l'Église ? Mais comment le consensus peut-il être établi une fois que le débat rationnel a échoué ?

L'Église n'est pas seule avec ses problèmes discursifs

L'Église n'est certes pas seule avec ses problèmes discursifs. L'incapacité à communiquer rationnellement au-delà des limites de sa propre bulle concerne presque tous les grands domaines thématiques sociaux et politiques. La crise générale du discours a certainement de multiples raisons. Mais l'une d'entre elles est sans doute que la juste conception du débat et sa valeur particulière sont tombées dans l'oubli. Que signifie donc une bonne "dispute" ?

Il faut tout d'abord comprendre que tout ne vaut pas la peine d'être argumenté. Aristote avait déjà conseillé de ne réfléchir et de ne débattre que sur les positions "où la raison est nécessaire pour résoudre les doutes existants, et non pas le châtiment ou les sens sains". Mais il y a aussi des cas où le débat fondé sur la raison n'a pas sa place : "Ceux qui doutent s'il faut ou non honorer les dieux et aimer les parents ont besoin d'être châtiés", dit Aristote, "et ceux qui doutent si la neige est blanche ou non ont besoin des sens sains". On pourrait également ajouter ici ceux qui ne veulent pas ou ne sont pas capables de respecter les lois fondamentales de la logique : Celui qui n'est pas prêt à reconnaître le principe de contradiction et qui se contredit ouvertement et constamment, ne peut pas communiquer rationnellement.

Il existe donc manifestement des évidences factuelles, logiques et éthiques du discours. Celles-ci constituent la base commune à partir de laquelle une dispute rationnelle, une lutte argumentative pour la vérité, est possible. En tant qu'enfants non seulement de la modernité, mais aussi et surtout de la post-modernité, nous sommes cependant confrontés à un problème particulier : presque toutes les évidences partagées sont soit déjà victimes d'un processus de déconstruction intellectuel et culturel, soit sont actuellement violemment attaquées. Pour ne citer que deux exemples particulièrement évidents : Comme on peut le voir avec le sujet irritant de l'avortement, même la valeur inaliénable de la vie humaine n'est pas reconnue par tous. Et même un fait aussi fondamental que la distinction entre l'homme et la femme, qui dans leur interdépendance naturelle ont depuis toujours permis la perpétuation de l'espèce, est aujourd'hui remis en question.

L'Église catholique a un avantage décisif

Par rapport au monde séculier, l'Église catholique a en fait un avantage décisif : elle dispose, sous la forme des Saintes Écritures et d'une tradition doctrinale bimillénaire, d'une base commune obligatoire pour tous, sur laquelle toutes les divergences d'opinion devraient pouvoir être réglées de manière objective, rationnelle et productive. C'est pourtant là que se situe le véritable problème : Une partie de l'Église n'est manifestement plus prête à reconnaître le fondement de la Bible et du magistère en tant que tel. Il n'est donc pas étonnant que dans de telles conditions, un débat utile ne puisse avoir lieu.

Mais n'existe-t-il pas malgré tout une possibilité de dialoguer de manière rationnelle par-delà les camps séparés de la société et de l'Église ? L'orientation vers l'idéal d'un discours sans domination, tel qu'il a été conçu par le philosophe Jürgen Habermas, ne serait-elle pas un moyen de sortir de la misère ? L'un des problèmes de ce modèle de communication réside dans l'importance qu'il accorde au consensus comme critère de vérité.

Faire dépendre la vérité du consensus, c'est renverser la situation. Car la vérité ne peut fonctionner comme critère objectif de nos opinions que si elle est indépendante de celles-ci. Comme il est possible que tout le monde soit d'accord et ait pourtant tort, le consensus de fait ne peut pas être un critère de vérité. Habermas l'a bien sûr reconnu et c'est pourquoi il n'a pas parlé de consensus factuel, mais de capacité rationnelle de consensus. Mais cette astuce ne va pas assez loin. Car on peut être "rationnel" dans un sens formel et avoir perdu le contact intellectuel avec la réalité. Oui, il semble même qu'il faille un certain degré d'intelligence et de rationalité formelle pour pouvoir tenir pour vraies bien des théories délirantes qui ne circulent plus aujourd'hui uniquement dans les universités.

L'émotion comme pierre d'achoppement

La fixation démocratique sur le consensus ne convient donc pas comme idée directrice dans la recherche de la vérité. Là où la doctrine est aujourd'hui débattue au sein de l'Eglise, il ne peut s'agir d'une majorité d'opinions. La concordance avec les points de vue du monde n'est pas non plus un critère pertinent lorsqu'il s'agit de questions théologiques controversées. Lors des débats, il faut plutôt se référer au "Depositum fidei" - au trésor de la foi déposé sous la forme des Saintes Écritures et de la Tradition sacrée. C'est alors qu'un consensus bien compris peut être obtenu comme conséquence de la vérité - et non comme sa cause ! - naît de la vérité.

Une autre pierre d'achoppement d'un discours réussi est son émotionnalisation. Il est devenu courant entre-temps de considérer son propre état d'esprit subjectif comme critère de validité d'un argument, selon la devise : "Ce par quoi je me sens blessé ou discriminé ne peut pas être vrai". Cette tendance se manifeste au sein de l'Église surtout sur les sujets où la doctrine catholique contredit de manière particulièrement drastique les conceptions du monde aujourd'hui en vigueur, à savoir la sexualité et le genre. Il s'agit d'amener l'adversaire à renoncer à sa position en faisant étalage de sa propre vulnérabilité. Bernhard Meuser a inventé l'expression pertinente de "chantage sympathique" pour désigner cette tactique déloyale visant à établir la souveraineté du discours.

Et même lorsque l'émotivité n'est pas utilisée consciemment comme arme rhétorique, elle est généralement destructrice pour le discours. Car la fixation sur ses propres sentiments conduit les sujets en conflit à s'enfermer dans leur propre monde émotionnel. La compréhension de l'autre et donc un véritable échange d'arguments deviennent alors impossibles.

Pour une culture du débat raisonnable et productive, il n'est pas nécessaire de réinventer la roue. C'est le Moyen-Âge tant décrié, ou plus précisément la scolastique, qui montre la voie vers une culture du débat raisonnable. Si l'on se penche par exemple sur l'œuvre de saint Thomas d'Aquin, on remarque rapidement à quel point la recherche de la vérité peut justement profiter du dissensus, dans la mesure où il est mené de manière rationnelle. Pour cela, il est toutefois nécessaire de s'approprier les arguments de ses adversaires à titre d'essai. Lorsque Thomas résume les positions de ses adversaires, celles-ci semblent régulièrement plus convaincantes que celles de leurs auteurs. Thomas n'avait pas peur de rendre ses adversaires forts, car il savait que c'est justement dans la confrontation d'arguments aguerris que la vérité sort gagnante.

10:06 | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer |