Le cardinal Zuppi a la capacité, typique de la Communauté de Sant’Egidio à laquelle il appartient depuis toujours, de dire sans dire, d’entrebâiller sans jamais ouvrir en grand, et de fuir les questions clivantes. Il ressemble en cela au Pape François, passé maître dans l’art de se contredire, et ce dernier lui a d’ailleurs confié à plusieurs reprises des charges et des missions de grande importance. Mais un observateur attentif tel que le vaticaniste américain Josh Allen a également mis en évidence certaines frictions récentes entre eux deux, surtout en ce qui concerne les relations avec l’actuel gouvernement italien, des frictions susceptibles de constituer le prélude d’une chute en disgrâce de Zuppi, comme cela a déjà été le cas pour bien d’autres membres illustres du cercle des préférés du Pape, avant d’être ensuite chassés et humiliés par lui.
Quant au cardinal Parolin, son rôle de secrétaire d’État implique une adhésion institutionnelle aux lignes directrices du pontificat actuel, mais ces années ont aussi été pour lui un exercice de patience, vu comment François l’a maltraité, d’abord en l’excluant du cercle rapproché des cardinaux, aujourd’hui au nombre de neuf, appelés à conseiller le Pape dans le gouvernement de l’Église universelle, ensuite en dépouillant la Secrétairerie d’État d’un grand nombre de ses prérogatives et de la totalité de son bas de laine, avant de l’humilier encore une fois devant le monde entier devant les tribunaux à cause de l’acquisition malheureuse d’un coûteux immeuble de rapport à Londres.
C’est pour cette raison que dans le collège des cardinaux, certains voient en Parolin le candidat qui pourrait succéder à François pour remettre un peu d’ordre dans l’agenda de l’Église, avec cette prudence et cette méthode propres aux diplomates, son premier métier.
Mais c’est précisément la diplomatie qui constitue le point faible du curriculum de Parolin. Et c’est également celui qui est le plus exposé aux critiques, non seulement à cause de la série d’échecs ou d’accords discutables, comme en Chine, qui ont apporté à l’Église plus de problèmes que d’avantages, mais plus encore à cause de sa méthode de travail – appelée l’Ostpolitik – qui depuis ses débuts, en pleine guerre froide, a immédiatement été contestée, principalement par ceux qui en ont payé le prix fort aux limites du martyre, dans les pays communistes.
À sa manière, le Pape François a adopté cette méthode dans le domaine international, comme le prouvent ses silences complets sur la persécution des chrétiens dans plusieurs pays, et pas seulement le Chine. Et Zuppi, son délégué personnel sur bien des fronts, fait pareil, trop arrangeant aussi bien avec la Russie qu’avec la Chine, où la Communauté de Sant’Egidio tisse sa toile depuis des années. Et le corps diplomatique du Vatican, qui dépend de la Secrétairerie d’État, ne peut pas non plus trop se démarquer de ces lignes directrices, clairement privilégiées par le pape.
La nouveauté c’est que ces derniers, jours, on assiste à une critique ouverte et franche de cette méthode diplomatique, notamment au sein du collège des cardinaux qui élira tôt ou tard le successeur de François. Et il est clair que cette critique vient torpiller les candidatures de Zuppi et de Parolin.
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Cette critique émane du cardinal Dominik Duka, 81 ans, dominicain, théologien de valeur et archevêque de Prague entre 2010 et 2022, qui a payé en prison le prix de l’oppression communiste.
Son réquisitoire a été publié le 9 juillet dans le quotidien italien « Il Foglio » sous le titre « Il coraggio che serve alla Chiesa ». Et il s’inspire de deux colloques, un à Milan et un autre à Rome le 20 et 21 mai dernier, organisés pour le centenaire du Concile de Shanghai de 1924 par la Communauté de Sant’Egidio qui a invité comme orateurs deux évêques chinois parmi les plus proches du régime de Xi Jinping, ainsi que le cardinal Parolin et plusieurs experts.
L’analyse la plus approfondie des deux colloques a été publiée le 23 mai par le directeur d’« Asia News », Gianni Criveller, théologien et sinologue, qui a longtemps été missionnaire en Chine. Ce dernier a sévèrement critiqué ceux qui voudraient réduire l’émergence du catholicisme dans ce pays à un produit du colonialisme occidental en passant sous silence l’originalité de nombreuses actions missionnaires et « en fermant même les yeux sur les campagnes de persécution religieuses ».
Alors qu’en revanche, la réalité actuelle qu’il faudrait dénoncer est bien différente :
« Ce n’est pas le nationalisme des puissances européennes qui menace la liberté de l’Église en Chine, mais plutôt le nationalisme inculqué par les autorités politiques à travers la pratique de la sinisation. La politique religieuse inspirée de cette politique conditionne de manière invasive et envahissante tous les aspects de la vie des communautés et des organismes religieux. Le problème fondamental de l’Église en Chine aujourd’hui, c’est sa liberté. Liberté non pas des nationalismes passés mais du nationalisme actuel ».
À partir de ce constat, le cardinal Duka va « reparcourir l’histoire et les résultats de la diplomatie papale », qu’il synthétise et critique comme suit dans les principaux passages de son texte :
« À la fin des années 1950, on a assisté à une transformation du service diplomatique du Saint-Siège. On a commencé à délaisser les principes de la lutte pour la liberté et pour la dignité humaine au profit d’une politique de détente, qui était surtout promue par la gauche et par les États communistes. La diplomatie du Vatican a favorisé une forme de réalisme et de diplomatie silencieuse (qu’on a appelé l’Ostpolitik) qui fonctionnait de manière semblable à celle des États nationaux, qui faisaient parfois l’impasse sur leurs propres valeurs et sur l’État de droit pour atteindre leurs objectifs. »
« La diplomatie vaticane aspirait à conclure des accords bilatéraux avec les États pour protéger la vie des communautés locales, en allant jusqu’à sacrifier les désirs et les attentes des Églises locales. Dans sa tentative de « coopérer » avec les régimes communistes, le Vatican a essayé d’adopter une méthode plus douce, cédant sur des sujets liés aux droits de l’homme et à la liberté religieuse. »
« Cette diplomatie silencieuse fut habilement dépassée sous le Pape Jean-Paul II. Ce dernier a fortement soutenu la lutte pour la dignité et pour les droits de la personne créée à l’image de Dieu, pour le bien fondamental de la famille et l’autonomie de la nation. »
« Aujourd’hui, l’Église fait face à des menaces et à des défis différents. En Occident en général, et y compris dans mon pays, la République Tchèque, on assiste à des tentatives d’exclure l’Église et la vérité sur la personne humaine et de la reléguer à l’écart de la sphère publique. »
« En-dehors de l’Occident, les menaces qui pèsent sur les libertés fondamentales sont encore plus graves. Alors que le Saint-Siège, au nom du réalisme, semble préférer échanger le territoire ukrainien contre une paix avec la Russie, cet accord qui n’a pas encore été atteint est malgré tout meilleur que l’accord secret conclu avec le gouvernement chinois ».
« Tout comme le silence et la complicité avec le régime communiste ont abîmé mon pays et ont facilité l’emprisonnement des dissidents par le gouvernement, le silence de l’Église face aux abus des droits humains perpétrés par la Chine communiste se fait au détriment des catholiques chinois. Nina Shea, chercheuse à l’Hudson Institute, documente comment huit évêques catholiques chinois sont détenus à durée indéterminée en l’absence de procès. Nous savons que le grand cardinal Joseph Zen a été arrêté et se trouve actuellement sous contrôle et sous surveillance de l’État. Jimmy Lai, converti au catholicisme et propriétaire d’un journal, a été détenu en isolement à Hong Kong pendant plus de trois ans. »
« Vaclav Havel, avec lequel j’ai une fois partagé une cellule de prison, écrivait que la seule manière de combattre un régime totalitaire est pour chacun de nous d’avoir le courage de choisir de vivre la vérité de nos propres vies, sans se soucier des conséquences ».
« Aujourd’hui, nous nous retrouvons à nouveau à devoir affronter des dictatures et des idéologies totalitaires. Et encore une fois, des individus courageux sont en train de payer pour avoir osé s’y opposer. Encouragée par de tels témoignages modernes, connus et inconnus, la diplomatie vaticane doit retrouver sa voix et l’élever pour s’unir à eux et défendre de la personne humaine et l’Évangile. Encore une fois, voici venu le temps du courage ».
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L’accord secret avec le gouvernement chinois auquel le cardinal Duka fait référence a été ratifié en septembre 2018 pour une durée de deux ans et sera certainement été renouvelé pour la troisième fois, sans modification, à l’automne de cette année.
Il porte sur la nomination des évêques, dont le choix est confié aux autorités de Pékin, et que Rome est dans les faits forcée de subir, comme cela a été le cas en 2023 avec l’imposition unilatérale à Shanghai de l’évêque Joseph Shen Bin, un apparatchik du régime (sur la photo en haut avec le cardinal Parolin).
La Chine ne semble pas non plus tenir compte le moins du monde du désir de Rome – rappelé par le cardinal Parolin en marge des colloques de mai sur le centenaire du Concile de Shanghai – de permettre aux évêques contraints à la clandestinité par le régime en tant qu’opposants d’intégrer la Conférence épiscopale chinoise, et pas même d’accueillir une représentation diplomatique stable de l’Église de Rome en Chine.
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Pour revenir à la confrontation en vue du conclave, il faut également noter qu’il n’y a pas qu’au sein du collège des cardinaux que des voix s’élèvent en public pour exprimer de manière étonnamment explicite leurs critiques sur l’état actuel de l’Église, certaines sont également issues des hautes sphères de la Curie vaticane.
On doit la dernière sortie significative à Sergio Pagano, 75 ans, dans une interview de Massimo Franco pour le « Corriere della Sera » du 13 juillet pour couronner ses vingt-sept années en tant que préfet des archives apostoliques du Vatican.
Voici la réponse de Mgr Pagano à la question de savoir s’il voyait dans l’Église d’aujourd’hui une décadence ou une renaissance :
« C’est triste, après le Concile Vatican II, il y a eu une débandade générale : trop d’attentes. On a créé du désordre dans la discipline, dans les séminaires et dans les athénées pontificaux. La doctrine est entrée dans une crise toujours plus profonde. Et dans ce climat d’incertitude, c’est une confusion ostentatoire qui a triomphé. Je constate la désorientation des fidèles et une certaine décadence de la pensée théologique. La pastorale elle-même est réduite à la charité pour la charité, sans inspiration verticale, sans la foi ».
Il sera difficilement imaginable que dans un futur conclave, des voix ne s’élèvent pour demander avec insistance un changement de cap, si vraiment l’Église d’aujourd’hui se trouve dans un telle « confusion ostentatoire ».
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles en français sur diakonos.be.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.