Or, on pourrait penser que François insiste à juste titre sur le fait que la vérité elle-même doit être authentifiée existentiellement – c’est-à-dire vécue, pratiquée, mise en pratique, comme je l’ai dit plus haut – et qu’elle ne peut donc être réduite à une vérité propositionnelle – à être simplement crue, affirmée et revendiquée. Peut-être dit-il simplement, comme l’a dit un jour Jean-Paul II : « Non, nous ne serons pas sauvés par une formule, mais par une Personne et par l’assurance qu’elle nous donne : Je suis avec vous ! » Quelques années plus tôt, dans un livre d’entretien avec André Frosard, «N’ayez pas peur ! », Jean-Paul II faisait une distinction similaire :
J’ai déjà attiré votre attention sur la différence entre la formule du catéchisme « accepter comme vrai tout ce que Dieu révèle » et l’abandon à Dieu. Dans la première définition, la foi est d’abord intellectuelle, dans la mesure où elle est accueil et assimilation de la réalité révélée. En revanche, lorsque la constitution Dei Verbum nous dit que l’homme se confie à Dieu « par l’obéissance de la foi », nous sommes confrontés à toute la dimension ontologique et existentielle et, pour ainsi dire, au drame de l’existence propre à l’homme .
Mais le contraste dans la phrase d'ouverture de Veritatis Gaudium de François se situe entre la vérité abstraite et la réalité plutôt qu'entre deux manières complémentaires de comprendre la vérité, la vérité propositionnelle et la vérité existentielle, comme le dit Jean-Paul II.
En effet, la déclaration d’ouverture de François sur la vérité par rapport aux idées abstraites me rappelle la réflexion de Thomas d’Aquin sur la question de savoir si l’objet de la foi est une proposition ou Dieu. François semble implicitement nous placer devant un choix similaire. Néanmoins, Thomas d’Aquin soutient que ce choix est spécieux. Notre foi repose à la fois sur les propositions et sur la réalité du Verbe divin, Jésus-Christ. C’est en effet dans ce contexte qu’il faut comprendre le point de vue de Benoît XVI : l’ objet ultime de l’acte de foi primaire est une réalité concrète et non une proposition, une idée abstraite.
En outre, on peut se demander si la conception de la révélation de François laisse une place à la révélation propositionnelle, étant donné son affirmation selon laquelle « Dieu s’est révélé comme histoire, non comme un recueil de vérités abstraites ». Qui pense que la révélation divine est un « recueil de vérités abstraites » ? C'est là un argument fallacieux. A mon avis, François ne comprend pas clairement le rôle médiateur des propositions issues à la fois de la révélation de Dieu à l'homme et de la foi de l'homme en Dieu.
Qu’est-ce donc qu’une idée abstraite ? François ne le dit pas, mais je pense que nous devons dire que les idées abstraites sont des propositions que nous affirmons comme vraies, et que le contexte ne détermine pas le statut de vérité de la proposition. Par conséquent, les idées abstraites sont des vérités abstraites. Par exemple, « Le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous » (Jean 1, 14). « Le Christ est ressuscité des morts » (1 Corinthiens 15, 20). D’autres exemples de vérités abstraites affirmées peuvent être tirés de la lettre pastorale de 1 Timothée : « Le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs » (1, 15). « Dieu notre Sauveur… veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (2, 3-4). « Car il y a un seul Dieu, et il y a un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ » (2, 5). « Car tout ce que Dieu a créé est bon, et rien n’est à rejeter, pourvu qu’on le prenne avec actions de grâces » (4, 4).
Selon cette conception, la vérité de ces propositions est telle qu’elles le seront toujours et partout. Ce n’est pas le contexte qui détermine la vérité de leur contenu conceptuel. Une proposition doctrinale est vraie si et seulement si ce qu’elle affirme est vrai en ce qui concerne la réalité objective ; sinon, la proposition est fausse. Ce n’est pas le contexte qui détermine la vérité de la proposition qui est jugée comme telle en ce qui concerne la réalité objective ; c’est plutôt la réalité elle-même qui détermine la vérité ou la fausseté d’une proposition. Les vérités abstraites, comme celles de la première épître à Timothée, font partie du contenu de la foi. Par conséquent, notre foi consiste à la fois en des propositions et en la réalité objective de la Personne du Christ.
En quel sens la foi est-elle alors une manière de connaître la réalité divine, et comment, comme le demande Romanus Cessario, OP, « les propositions peuvent-elles servir de véritables objets de foi, même si l’acte de foi trouve son terme ultime dans la réalité divine ? » Cessario ajoute : « Pour la théologie catholique, l’acte de foi va au-delà du contenu formel des doctrines et atteint le référent même – « res ipsa » – de la foi théologique. » Dans son exposé sur la foi, Thomas d'Aquin soutient :
l'objet de la foi peut être considéré de deux manières. Premièrement, en ce qui concerne la chose elle-même qui est crue, et donc l'objet de la foi est quelque chose de simple, à savoir la chose elle-même sur laquelle nous avons foi ; deuxièmement, de la part du croyant, et à cet égard l'objet de la foi est quelque chose de complexe, comme une proposition.
L'Aquinate a bien compris cette question. Oui, les réalités sont dans le connaisseur selon le mode du connaisseur - selon l'Aquinate - mais dans le connaisseur, la connaissance de la vérité dans l'homme est propositionnelle.
C’est là le point essentiel qui est présupposé dans la déclaration de Benoît XVI, souvent citée par François. S’il est vrai de dire que le terme ultime de la foi n’est pas un ensemble de formules théologiques que nous confessons, mais plutôt Dieu lui-même, il est également vrai que pour Thomas d’Aquin, les articles de foi sont nécessaires pour connaître Dieu. Thomas d’Aquin explique : « Nous ne formulons pas d’affirmations si ce n’est pour pouvoir saisir les choses à travers elles. Il en est de la connaissance comme de la foi. » En d’autres termes, on ne connaît Dieu Lui-même que dans la mesure où il est médiatisé dans et à travers des propositions déterminées.
Les propositions sont donc une authentique médiation de l’auto-révélation de Dieu, car la foi implique la croyance, et avoir une croyance signifie que l’on est intellectuellement engagé, ou que l’on a mentalement consenti, à la vérité d’une proposition ou d’une autre. La foi implique la croyance, poursuit Thomas d’Aquin, et « la croyance est appelée assentiment, et elle ne peut concerner qu’une proposition, dans laquelle se trouve la vérité ou la fausseté ». En bref, les propositions de foi sont vraies parce qu’elles correspondent à la réalité ; elles sont, en tant que jugements vrais, une « adaequatio intellectus et rei », correspondant à ce qui est et, par conséquent, « un droit à la possession de la connaissance de ce qui est ». Étant donné cette connaissance du contenu de la foi (fides quae creditur), nous avons la base essentielle, comme le dit Benoît XVI, « pour donner son propre assentiment, c'est-à-dire pour adhérer pleinement avec intelligence et volonté à ce que l'Église propose ».
Il ajoute,
La connaissance de la foi ouvre la porte à la plénitude du mystère salvifique révélé par Dieu. Le don de l’assentiment implique que, lorsque nous croyons, nous acceptons librement tout le mystère de la foi, car le garant de sa vérité est Dieu qui se révèle et nous fait connaître son mystère d’amour.
Sauf tout le respect qui lui est dû, toute cette épistémologie fondamentale de la foi manque dans la pensée de François.
Mais, à la différence de François, Benoît XVI ne laisse pas sans réponse la question de l’interdépendance mutuelle entre la fides qua creditur (« la foi avec laquelle on croit ») et la fides quae creditur (« la foi à laquelle on croit »). Dans l’encyclique Lumen Fidei de 2013 – Benoît XVI a achevé une première ébauche de cette encyclique – François dit qu’il y a « ajouté quelques contributions personnelles » (n° 7). Mais il est évident que quelles que soient ses contributions à cette encyclique, François ne peut pas revendiquer la propriété du récit de l’épistémologie de la foi dans Lumen Fidei , n° 18, 23-29.
La distinction entre « croyance en » et « croyance que » a été faite pour la première fois par le théologien et philosophe gallois HD Lewis (1910-1992), dans son article de 1965 « Belief 'In' and Belief 'That' ». Dans l'encyclique de Benoît XVI, on ne trouve aucune référence à Lewis. Néanmoins, cette distinction fait partie intégrante de l'exposé de Benoît XVI sur la nature de la foi.
Saint Jean souligne l’importance d’une relation personnelle avec Jésus pour notre foi en utilisant diverses formes du verbe « croire ». En plus de « croire que » ce que Jésus nous dit est vrai, Jean parle aussi de « croire » Jésus et de « croire en » Jésus. Nous « croyons » Jésus lorsque nous acceptons sa parole, son témoignage, parce qu’il est véridique. Nous « croyons en » Jésus lorsque nous l’accueillons personnellement dans notre vie et que nous marchons vers lui, en nous accrochant à lui avec amour et en suivant ses traces tout au long du chemin.
Ainsi, la distinction entre « croire en » et « croire que » correspond à la fides qua creditur (« la foi avec laquelle on croit ») et à la fides quae creditur (« la foi à laquelle on croit »). Autrement dit, le personnel et le propositionnel sont interconnectés et mettent en évidence deux aspects de l’unique acte de foi. Il y a ici une double référence à la personne et à la vérité. Que signifie alors « croire que » ? Jean-Paul II dit : « Croire que » signifie accepter et reconnaître comme vrai et correspondant à la réalité le contenu de ce qui est dit, c’est-à-dire le contenu des paroles d’une autre personne. »
De plus, croire, explique Jean-Paul II, « implique une relation interpersonnelle et met en jeu non seulement la capacité d’une personne à connaître [la vérité], mais aussi la capacité plus profonde de se confier aux autres, d’entrer avec eux dans une relation intime et durable. » Selon Lumen Fidei, « la connaissance de la vérité est au cœur de la foi » (n° 23). La connaissance de Dieu par la foi a besoin de la vérité, d’une position dans la Vérité, car « la foi sans la vérité ne sauve pas, elle ne donne pas un appui sûr » (n° 24). Lumen Fidei ajoute : « Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de nous rappeler ce lien entre foi et vérité, étant donné la crise de la vérité à notre époque » (n° 25).
Lumen Fidei s'intéresse également au type de connaissance impliqué dans la foi. L'épistémologie de la foi de Ratzinger élève l'ouïe au-dessus de la vue et développe une épistémologie correspondante du témoignage. La connaissance vient de l'ouïe plutôt que de la vue dans l'acquisition d'une croyance vraie et justifiée sur toute une série de sujets : scientifiques, historiques, moraux, théologiques et bien d'autres. Il y a ici une priorité. Thomas d'Aquin déclare :
Toutes choses égales par ailleurs, la vue est plus certaine que l’ouïe ; mais si [l’autorité] de la personne dont nous entendons parler dépasse de beaucoup celle de la vue du voyant, l’ouïe est plus certaine que la vue… et un homme est bien plus certain de ce qu’il entend de Dieu, qui ne peut s'être trompé, que de ce qu’il voit avec sa propre raison, qui peut se tromper. ( Somme théologique , IIa, IIae, q. iv, a. 8, ad 2)
Il n’y a cependant pas ici d’antithèse entre l’ouïe et la vue. La perspective biblique intègre les deux types de connaissance. « L’écoute de la Parole de Dieu s’accompagne du désir de voir son visage » (n° 29). Comment parvient-on alors à la foi ? Fides ex auditu , « la foi naît de ce qu’on entend », dit saint Paul (Rm 10, 17) ; et il ajoute : « ce qu’on entend vient de la prédication du Christ ».
Selon Lumen Fidei , « la connaissance liée à une parole est toujours une connaissance personnelle ; elle reconnaît la voix de celui qui parle, nous ouvre à cette personne dans la liberté et la suit dans l’obéissance » (n° 29). La révélation divine peut être comprise comme une espèce de témoignage. Son autorité testimoniale est telle qu’elle est à la fois le fondement indépendant de l’assentiment, épistémologiquement parlant, et le moyen de la connaissance de Dieu par la foi, nous donnant une connaissance testimoniale. En bref, la pratique du témoignage humain implique une acceptation des affirmations selon lesquelles quelque chose est vrai ; en d’autres termes, « croire que » quelque chose est vrai parce que ce que l’on croit doit être quelque chose d’objectivement vrai ou faux.
En minimisant la notion de fides quae creditur, comme le fait le pape François, on soulève la question du statut de vérité des formulations dogmatiques, telles que celles de Nicée, de Trente, de Chalcédoine, du Vatican I et II, etc. Les vérités de la foi exprimées dans les déclarations du credo de Nicée et de Chalcédoine, et plus particulièrement l’orthodoxie, sont-elles de simples « théories », de simples « idées », de simples pensées ou de simples ensembles de mots, totalement séparés de Dieu, ne transmettant ni ne saisissant la réalité divine elle-même, la vérité sur cette réalité, ne répondant pas à la capacité de l’esprit humain à atteindre la vérité pour saisir la réalité divine ? François dit que la vérité révélée par Dieu n’est « pas facile à saisir ». De plus, ajoute-t-il, « il est encore plus difficile de l’exprimer ». François souligne donc l’insuffisance de l’expression des vérités sur Dieu et donne parfois l’impression de penser que l’insuffisance de l’expression signifie l’inexprimabilité de la vérité divine.Tweet ça
Ces affirmations de François soulèvent de nombreuses questions . Par exemple, en insistant sur l’insuffisance de l’expression, dans quel sens ces formulations doctrinales ont-elles un statut de transmission de la vérité, ce qui signifie par là que ce qui est affirmé en elles est objectivement vrai ? Suggère-t-il que les formulations ou expressions doctrinalement correctes de la vérité révélée n’expriment pas complètement ou adéquatement cette vérité, sans toutefois nier que – selon les mots de Jean-Paul II – « le langage humain est capable d’exprimer la réalité divine et transcendante de manière universelle – analogiquement, c’est vrai, mais pas moins significatif pour autant [?] » ( Fides et Ratio , n. 84).
Ou bien suggère-t-il que l’insuffisance de l’expression signifie que la vérité divine elle-même est inexprimable ? De plus, ces différentes manières d’exprimer la vérité doctrinale sont-elles commensurables ou incommensurables ? Dans ce dernier cas, en quel sens ces formulations doctrinales ont-elles un statut de transmission de la vérité, ce qui signifie par là que ce qui est affirmé en elles est objectivement vrai. Car les formulations dogmatiques « doivent avoir une relation déterminante avec la vérité elle-même… à moins que l’on ne considère que le langage n’a pas de fonction de référence appropriée à la réalité ».
En conclusion, bien que la vérité propositionnelle soit une dimension indispensable de la vérité elle-même, la manière dont la vérité est authentifiée existentiellement – c’est-à-dire vécue, pratiquée, réalisée – ne peut pas se réduire à elle – à être simplement crue, affirmée et revendiquée, car « ce qui est communiqué dans la catéchèse n’est pas [simplement] un corps de vérités conceptuelles, mais le mystère du Dieu vivant » ( Fides et Ratio , n. 99). En d’autres termes, dit Jean-Paul,
L'intellectus fidei expose ces vérités non seulement en saisissant la structure logique et conceptuelle des propositions dans lesquelles s'inscrit l'enseignement de l'Eglise, mais aussi et surtout en mettant en lumière le sens salvifique de ces propositions pour l'homme et pour l'humanité. De la somme de ces propositions, le croyant parvient à connaître l'histoire du salut, qui culmine dans la personne de Jésus-Christ et dans son mystère pascal. Les croyants participent ainsi à ce mystère par leur assentiment de foi. ( Fides et Ratio , n. 66)
En ce qui concerne la question fondamentale de savoir comment la vérité est authentifiée comme vérité existentielle, y compris la vérité morale, Jean-Paul II note à juste titre qu’il ne s’agit pas seulement de vérité propositionnelle, mais plutôt de la manière dont la vérité se manifeste dans la vie. Il écrit :
Il est urgent de redécouvrir et de réaffirmer la réalité authentique de la foi chrétienne, qui n’est pas simplement un ensemble de propositions à accueillir avec un assentiment intellectuel. La foi est plutôt une connaissance vécue du Christ, un souvenir vivant de ses commandements et une vérité à vivre. Une parole, de toute façon, n’est vraiment reçue que lorsqu’elle passe à l’acte, qu’elle est mise en pratique. La foi est une décision qui engage toute l’existence. Elle est une rencontre, un dialogue, une communion d’amour et de vie entre le croyant et Jésus Christ, la Voie, la Vérité et la Vie (cf. Jn 14, 6). Elle comporte un acte d’abandon confiant au Christ, qui nous permet de vivre comme lui (cf. Ga 2, 20), dans un amour profond pour Dieu et pour nos frères. La foi a aussi un contenu moral. Elle suscite et exige un engagement de vie cohérent ; elle comporte et perfectionne l’accueil et l’observance des commandements de Dieu ( Veritatis splendor , n. 88) .
Il nous faut reprendre de manière créative les grandes encycliques de saint Jean-Paul II, Veritatis Splendor (1993) et Fides et Ratio (1998), afin de revitaliser la culture théologique actuelle et la vie de l'Église face à sa dérive, qui n’est rien d’autre qu’une dérive vers un nouveau modernisme, en vue de ce que le pape François appelle le « nouveau paradigme »..
Eduardo Echeverria est professeur de philosophie et de théologie systématique au Grand Séminaire du Sacré-Cœur de Détroit. Il a obtenu son doctorat en philosophie à l'Université libre d'Amsterdam et son STL à l'Université Saint-Thomas d'Aquin (Angelicum) à Rome. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Dialogue of Love: Confessions of an Evangelical Catholic Ecumenist (Wipf & Stock, 2010).