De Richard Bastien sur le CWR :
Paradise Cancelled explore le fossé entre le christianisme et le postmodernisme
Nous vivons dans un monde devenu fou. Cette folie a été annoncée il y a un siècle par le poète irlandais William Yeats dans La Seconde Venue : « Tout se disloque. Le centre ne peut tenir. / L’anarchie se déchaîne sur le monde. » Il nous faut comprendre ce qui s’est passé.

Dans Paradise Cancelled, Anthony Schratz fait précisément cela en analysant d’abord les fondements intellectuels et spirituels de la vision du monde chrétienne et ceux de la vision du monde postmoderne (qu’il appelle « individualisme expressif »), puis en expliquant pourquoi il est impossible pour ces deux visions du monde de coexister pacifiquement.
La vision chrétienne du monde décrite par Schratz est en tous points conforme au Magistère. Elle proclame que l'univers a été créé par un Être transcendant, infiniment bon et puissant, un Dieu qui est aussi une Trinité de personnes enracinée dans une communion d'amour d'où sont issus l'univers et l'homme. Elle proclame également que Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance, l'appelant à la béatitude céleste avec Lui après une vie vertueuse sur terre.
L’homme possède un corps matériel et mortel, ce qui fait de lui un élément de la nature comme les autres animaux. Mais, contrairement à ces derniers, il a été créé « à l’image de Dieu », ce qui signifie qu’il est doté d’un intellect lui permettant de saisir les réalités universelles et immatérielles, et d’un libre arbitre lui permettant de choisir librement entre le bien et le mal, c’est-à-dire d’obéir ou de désobéir à son Créateur.
En choisissant de désobéir au Créateur, Adam et Ève ont introduit le péché dans le monde. C’est ce qu’on appelle le péché originel. La vision chrétienne du monde est incompréhensible sans cette doctrine du péché originel. Bien que nous ayons encore des facultés remarquables, nous avons tendance à les utiliser pour faire le mal. Au fond, nous savons que quelque chose ne va pas chez nous. Nous naissons sans vie divine dans l’âme parce que la vie humaine que nous avons héritée de nos premiers parents est « déconnectée » de Dieu. Le résultat, comme l’a dit Alexandre Soljenitsyne dans une phrase célèbre, est que « la ligne séparant le bien du mal ne traverse pas les États, ni les classes, ni les partis politiques, mais traverse chaque cœur humain ».
L’homme étant incapable de remédier à ce mal aux conséquences infinies, seule une intervention divine pourrait le réconcilier avec son Créateur. Ainsi, Dieu lui a promis un Sauveur qui lui rendrait son amitié originelle. Dieu s’est approprié un peuple qui, fortifié par la Loi et les prophètes, devait préparer l’humanité à recevoir ce Sauveur. Après s’être révélé aux hommes par les prophètes, Dieu s’est révélé à eux en prenant leur nature humaine, ce qui a donné naissance à une nouvelle Alliance entre Dieu et l’homme. Cette Alliance est représentée par l’Église, qui continue l’œuvre de la rédemption en proclamant que seul le Christ peut nous conduire au bonheur éternel.
Tout cela implique que l’Église a une conception très spécifique de la nature humaine. Elle enseigne que notre fin première est l’imitation de Jésus-Christ et son incorporation à lui, c’est-à-dire la vertu humaine et la sainteté divine. Le Christ a en effet redéfini le sens de la vie en montrant qu’elle n’est pas destinée à la richesse ou au plaisir, mais plutôt au don de soi et au sacrifice. Parce que le cœur humain ne se réconcilie pas facilement avec un tel enseignement, l’Église est souvent mal comprise, crainte ou persécutée.
L’Église enseigne que la loi naturelle (ou loi morale) est inscrite dans le cœur de l’homme. Elle nous dit ce que nous devons faire et éviter pour atteindre notre fin, qui est la sainteté. La loi naturelle peut être comparée à un mode d’emploi, c’est-à-dire à l’ensemble des instructions et des informations dont un être humain doit disposer pour vivre selon sa nature. Une chose n’est pas bonne ou mauvaise en raison de ce que dit la loi naturelle à son sujet. Elle nous dit seulement ce qui est bien ou mal à la lumière des grandes données de la vie humaine. Elle est constitutive de notre nature et s’accorde avec notre fin. Par conséquent, la loi naturelle est absolue, objective et universelle. Elle ne dépend pas de nos sentiments ou de nos intentions.
En bref, la vision chrétienne du monde est une anthropologie centrée sur le Christ. L’anthropologie pose la question : quel est le sens de la vie ? La réponse n’est pas une idée, mais une personne : Jésus-Christ ! Dieu fait chair !
La vision du monde concurrente est ce que Schratz appelle « l’individualisme expressif », autrement connu sous le nom de « wokéisme », de théorie critique ou, plus généralement, de postmodernité. Elle affirme que l’univers est gouverné par l’homme et non par Dieu. Sa devise est celle de Protagoras, pour qui l’homme est la mesure de toutes choses. Elle contredit celle de Platon, pour qui Dieu est la mesure de toutes choses ; d’où l’impossibilité pour les deux visions du monde de coexister pacifiquement.
La caractéristique distinctive de cette vision du monde concurrente est l’accent qu’elle met sur l’autonomie personnelle.
Plus précisément, elle ne reconnaît aucune autorité supérieure, religieuse ou autre, à laquelle nous devons rendre des comptes. Elle nie l’existence de tout ordre sacré ou, en fait, de toute vérité permanente. Nous sommes donc tenus de choisir nos propres valeurs et nos propres modes de vie. La nature humaine n’est pas un don dont nous héritons, mais une sorte de pâte à modeler – une sorte de pâte à modeler sophistiquée – que chacun peut manipuler à sa guise.
L’expression la plus aboutie de l’autonomie personnelle est l’idéologie LGBTQ+ qui remet en cause les fondements biologiques du couple homme-femme et de la famille. Elle vise à les remplacer par une conception purement subjective de la sexualité et du genre destinée à abolir la famille traditionnelle.
L'expression la plus éloquente de ce sens gnostique de l'autonomie personnelle a peut-être été exprimée dans la décision de la Cour suprême des États-Unis de 1992 dans l'affaire Planned Parenthood v. Casey , qui a défini cette autonomie comme suit : « Au cœur de la liberté se trouve le droit de définir sa propre conception de l'existence, du sens, de l'univers et du mystère de la vie humaine ». En bref, il n'y a pas de sens transcendant à la vie.
L’un des grands mérites de Cancelled Paradise est la clarté avec laquelle il montre les contradictions internes de l’individualisme expressif. Il met en évidence l’intolérance de ceux qui partagent cette vision du monde envers ceux qui n’y adhèrent pas. Comme tous les idéologues du passé, qu’ils soient marxistes, fascistes ou maoïstes, ils considèrent tous leurs adversaires comme pathologiquement irrationnels, homophobes, transphobes, sexistes ou racistes. Tous ces soi-disant « déplorables » ne doivent pas être tolérés car ils menacent l’avènement du paradis laïc que les individualistes expressifs autoproclamés éclairés (également connus sous le nom de libéraux progressistes ) cherchent à établir. Et si ces déplorables invoquent un jour leur droit à la liberté d’expression, on leur répond qu’il n’existe pas de droit au « discours de haine » et que s’opposer à l’individualisme expressif revient à s’engager dans un discours de haine.
Un autre mérite important de Paradis annulé est qu’il aborde directement ce que les chrétiens devraient faire dans la situation difficile actuelle. Il affirme qu’il n’y a pas de solution politique à notre crise existentielle et que la solution est essentiellement spirituelle. C’est ce qu’a écrit Jacques Maritain dans L’humanisme intégral, lorsqu’il a appelé à une « nouvelle chrétienté », fondée sur « un nouveau style de sainteté, que l’on peut caractériser avant tout comme la sainteté et la sanctification de la vie séculière ». C’est ce que le Concile Vatican II nous a rappelé lorsqu’il a proclamé que tous les catholiques – laïcs comme clercs – sont appelés à être des saints au milieu du monde. C’est ce que demandaient les papes Jean-Paul II et Benoît XVI lorsqu’ils ont proposé une nouvelle évangélisation. Et c’est la réponse à l’affirmation de Yeats dans La Seconde Venue selon laquelle l’ère chrétienne est terminée.
En bref, la vision chrétienne du monde ne peut vaincre son pendant laïc que si vous et moi devenons des saints. Dans le langage d’aujourd’hui, cela signifie devenir « bizarre », comme l’a récemment découvert une personnalité publique bien connue. C’est aussi ainsi qu’étaient perçus les chrétiens vivant dans l’Empire romain. Ils étaient témoins du Christ dans un monde païen qui ressemblait à bien des égards au nôtre.
Le paradis aboli : dévoiler les fausses promesses d'une utopie laïque
par Anthony Schratz,
True Freedom Press, 2024
Broché, 151 pages
Commentaires
Il est hautement improbable que le catholicisme libéral, libéral dans l'acception européenne de cette notion, notamment celui de Maritain, de Mounier, de Jean-Paul II et de Benoît XVI, catholicisme qui est libéral en religion et ad extra mais pas en morale ni ad intra, permette de combattre ou suffise pour combattre, face au libertarisme postchrétien, voire anti-catholique.
C'est d'autant plus improbable que ce catholicisme libéral, ni anti-libéral dans le domaine du croire humain en Dieu, ni philo-libéral dans celui de l'agir humain en ce monde, a constitué, surtout à partir de 1945, un remarquable "compagnon de route" de l'une des principales composantes de la postmodernité, en philosophie : le mode de raisonnement à caractère herméneutique.
Ici, il convient d'essayer de s'entendre sur ce dont il est question : la postmodernité est apparue non seulement dans le sillage des "maîtres du soupcon" (Marx, Nietzsche, Freud), mais aussi chez des auteurs qui ont entendu prendre appui sur un mode de raisonnement également opposé au mode de raisonnement "analytique", notamment kantien, et au mode de raisonnement "métaphysique", notamment thomiste, et aussi chez des auteurs qui ont entendu esquisser une synthèse entre ces deux courants.
Sous cet angle, il n'est pas infondé de dire que la postmodernité se situe non seulement chez des auteurs proches de, ou tels que Bourdieu, Foucault et Lacan, mais aussi chez un auteur tel que Teilhard de Chardin, non kantien ni thomiste s'il en est, et aussi chez un auteur tel que Rahner, en tant que continuateur de Joseph Maréchal, concepteur de ce que l'on appelé le "thomisme transcendantal".
La postmodernité se situe également chez des auteurs tels que Buber, Jaspers, Levinas, Scheler, en ce que ces auteurs ont entendu s'affranchir de ce qu'il y avait de plus analytique ou rationaliste, dans la philosophie européenne de leur époque, sans pour autant restaurer le mode de raisonnement métaphysique ou substantialiste antérieur au mode de raisonnement analytique ou rationaliste.
Jean-Paul II et Benoît XVI n'ont pas été philo-postmodernes au point de se rapprocher des continuateurs des maîtres du soupçon, mais ont été philo-postmodernes au point de penser dans une certaine proximité à l'égard de ce que l'on trouve chez Buber, Jaspers, Levinas et Scheler, même s'il s'est agi d'une proximité critique.
Voici une autre manière, bien plus simple, de dire ce qui précède : la postmodernité ne se limite pas à sa composante intellectuelle partisane et promotrice du libertarisme post-chrétien (voire anti-catholique), mais comporte d'autres composantes intellectuelles, dont une composante qui, dans le domaine du croire humain en Dieu, a débouché sur telle ou telle théologie postmoderne des religions non chrétiennes, notamment chez J. Dupuis et C. Geffré.
Et c'est ici, il faut bien le dire, que la question la plus cruciale et cruelle se pose pour les clercs catholiques philo-postmodernes compagnons de route du courant herméneutique et/ou d'auteurs tels que Buber, Jaspers, Levinas, Scheler, y compris Jean-Paul II et Benoît XVI : si presque toutes les conceptions ou convictions croyantes sur Dieu sont quasiment également légitimes, pourquoi presque toutes les conceptions ou convictions humaines sur l'homme, son identité et ses orientations, y compris la conception libertaire ou progressiste, ne seraient-elles pas elles-aussi quasiment également légitimes ?
Écrit par : Benoît YZERN | 08/12/2024
Le néo-catholicisme, notamment post-blondélien, qui est au catholicisme ce que le néo-protestantisme, notamment post-harnackien, est au protestantisme, est essentiellement conciliateur ad extra, en ce qu'il ne l'est pas accidentellement ou occasionnellement, mais intentionnellement et intrinsèquement.
Au demeurant, le néo-catholicisme est conciliateur ad extra avant tout en religion et non avant tout en morale, comme on a commencé à le voir avec ce qui a débouché sur le dialogue interconfessionnel oecuméniste et sur le dialogue interreligieux inclusiviste, notamment chez des auteurs comme, respectivement, Congar et Massignon.
Or, il est hautement improbable que ce courant de pensée et d'action, qui est celui de TOUS les papes, depuis Jean XXIII, soit le mieux armé et le mieux placé pour pouvoir contrer avec énergie et fermeté le libertarisme, déconstructeur à l'égard des stéréotypes et libérateur vis-à-vis des discriminations, dans le domaine des moeurs.
C'est d'autant plus hautement improbable que les principaux responsables de ce courant de pensée et d'action, qui a conquis le pouvoir dans l'Eglise au moment et au moyen du Concile, et qui l'a gardé depuis Vatican II, ne sont absolument pas opposés à un genre de déconstruction à l'égard des stéréotypes et à une sorte de libération vis-a-vis des discriminations, dans le domaine de la foi en Dieu.
Nous en avons eu un bel exemple avec l'approbation, en 1993, par Jean-Paul II et par le futur Benoît XVI, du contenu du document intitulé L'interprétation de la Bible dans l'Eglise, puis par la publication de ce document par la Commission biblique pontificale.
Ainsi, nous sommes en présence de clercs qui ne sont absolument pas opposés à une certaine forme de pluralisme, id est de contextualisme et de perspectivisme, sinon de relativisme, dans l'interprétation de la Parole de Dieu, ou dans l'interprétation de la révélation divine.
Et l'on se demande de plus en plus, surtout depuis François, au moyen de quelle "cohérence", marginale ou résiduelle, certains d'entre eux continuent néanmoins à être opposés à un certain type de pluralisme, dans l'interprétation de la dignité de la personne humaine et de la liberté de la conscience humaine, non seulement en matière religieuse mais aussi et surtout en matière morale.
A contrario, on ne peut que saluer ou, en tout cas, souligner la cohérence de François, qui entend bien que le néo-catholicisme continue à fonctionner à la conciliation ad extra en matière religieuse, tout en commençant à fonctionner au moyen du même "logiciel" en matière morale, d'où sa tendance à promouvoir un catholicisme libéral, non seulement dans l'acception européenne mais aussi dans l'acception américaine, ou plutôt états-unienne, de ce terme.
Après tout, il y avait encore un assez grand nombre de clercs plus ou moins wojtyliens ou ratzingériens, en activité dans l'Eglise, au milieu de l'été 2013, quand François a commencé à dévoiler ses batteries, avec son célèbre, et désastreux, "Qui suis-je pour juger".
Or, comment se fait-il que presque aucun d'entre eux n'ait eu alors le courage et la franchise de rappeler ce qu'est la vérité et ce que sont les erreurs, en matière morale .... alors que cela faisait déjà, en 2013, au moins un peu plus d'un demi-siècle que plus aucun d'entre eux n'avait le courage et la franchise de rappeler ce qu'est la vérité et ce que sont les erreurs, en matière religieuse ?
Écrit par : Benoît YZERN | 08/12/2024