Le Christ au centre. Nouveautés et embûches de ce début de pontificat (31/07/2025)

De Sandro Magister sur Settimo Cielo (en français sur diakonos.be) :

Le Christ au centre. Nouveautés et embûches de ce début de pontificat

(s.m.) « Disparaître pour que le Christ demeure, se faire petit pour qu’Il soit connu et glorifié ». Dès son inauguration comme successeur de Pierre, le pape Léon n’a pas fait mystère de la place centrale qu’il donne au Christ – et à Lui seul – au centre de sa mission, de son service et de sa vie.

Et il tient à ce que l’unité de l’Église se recompose également autour du Christ, comme il m’a mis en exergue dans sa devise épiscopale tirée de saint Augustin : « in Illo Uno Unum », c’est-à-dire « dans l’Unique Christ, nous sommes un ».

Ce qui va suivre est l’évaluation des 100 premiers jours du pontificat de Léon XIV que Robert P. Imbelli, prêtre de l’archidiocèse de New York et théologien réputé, a publié le 17 juillet en langue anglaise dans « Public Discourse – The Journal of the Witherspoon Institute ».

Le Père Imbelli a effectué ses études à Rome, à l’Université pontificale grégorienne et aux États-Unis, à l’Université de Yale. Il a enseigné la théologie au Boston College et une sélection de ses écrits a été récemment publiée sous le titre « Christ Brings All Newness : Essays, Reviews and Reflections ». Il a collaboré à « L’Osservatore Romano » dans les années où il était dirigé par Giovanni Maria Vian.

À lui la parole avec les remerciements de Settimo Cielo, qui reprendra ses publications après quelques jours de congés estivaux.

(sur la photo du 3 juillet, le pape Léon avec les enfants du Centré d’été du Vatican, dont 300 ukrainiens).

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Centrés sur le Christ : réflexions sur les 100 premiers jours du pape Léon

de Robert P. Imbelli

Les premières impressions des premiers mois du pontificat de Léon XIV ont souvent porté sur des questions de style, d’ornements et de gestuelle. C’est ainsi que sa première apparition sur le balcon de la basilique Saint-Pierre, vêtu de la mozette et de l’étole papale a été considérée à juste titre comme un contraste avec son prédécesseur, le pape François, qui a dédaigné l’une et l’autre. Bien vite, sa décision de résider au palais apostolique et de passer ses vacances dans la villa papale de Castel Gandolfo ont marqué une nette différence de style avec son prédécesseur qui s’était non seulement tenu à distance de cette résidence mais qui négligeait soigneusement les vacances.

Quoique ces divergences de style ne soient pas décisives, elles n’en demeurent pas moins révélatrices. Elles suggèrent que, contrairement à la tendance de François de modeler la fonction sur sa personne, Léon semble plutôt enclin à accommoder sa personne à la fonction qu’il a acceptée. À bien des égards, cette disposition « kénotique » reflète la promesse qu’il a faite à la messe pro ecclesia avec les cardinaux électeurs, de « disparaître pour que le Christ demeure, se faire petit pour qu’Il soit connu et glorifié. »

Le nom qu’il a choisi manifeste selon moi ce désir de faire passer sa fonction avant sa personne. Il n’y a aucun doute que le choix de « Léon » révèle un engagement envers la sensibilité sociale et intellectuelle du pape Léon XIII. Mais ce choix constitue également un contraste par rapport à l’impulsion idiosyncratique de son prédécesseur qui avait choisi le nom de « François » qui n’avait encore jamais été employé auparavant.

Peut-être plus important encore, son « style » est de constamment faire preuve d’appréciation et de gratitude sincère pour les contributions des autres. Devant un clergé romain franchement découragé, il a adressé ces mots d’encouragement : « Je voudrais vous aider, marcher avec vous, afin que chacun retrouve une sérénité dans son ministère ». Il a fait l’éloge des membres du corps diplomatique papal en déclarant : « le réseau des Représentations pontificales est toujours actif et opérationnel. C’est pour moi un motif de grande reconnaissance et de gratitude. Je dis cela en pensant bien évidemment à votre dévouement et à votre organisation, mais plus encore aux motivations qui vous guident, au style pastoral qui devrait nous caractériser, à l’esprit de foi qui nous anime. » Et cet aveu spontané fait aux diplomates semble être une caractéristique que l’on retrouve dans tous ses discours : «  je voudrais seulement dire que personne ne m’a suggéré les propos que j’ai tenus, j’y crois profondément: votre rôle, votre ministère est irremplaçable ».

Mais ces questions de « style » donnent également une touche distinctive aux homélies de Léon. Un ami me faisait remarquer que l’un de leurs caractéristiques était leur style « épuré ». Il y a quelque chose de direct dans ses paroles, sans fioritures rhétoriques ni digressions. Cette franchise laisse même transparaître le contenu essentiel de ses propos avec une remarquable clarté. Donc la forme sert parfaitement le fond.

D’autre part, le contenu lui-même est admirablement christocentrique. Les références au Christ ne sont jamais de pure forme, ce qui est souvent le cas du langage de l’Église. Elles font au contraire office de « cantus firmus » sur laquelle repose toute la composition musicale. Méditer les sermons et les discours de Léon, c’est un peu comme écouter des variations sur la confession extatique de saint Paul : « pour moi, vivre c’est le Christ » (Phil. 1, 21). Et, à l’instar de Paul, il se réjouit de proclamer de partager la perle de grand prix avec les autres.

Dans son homélie inaugurale, proclamée sur une place Saint-Pierre noire de monde, Léon disait déjà : « Regardez le Christ ! Approchez-vous de Lui ! Accueillez sa Parole qui illumine et console ! Écoutez sa proposition d’amour pour devenir son unique famille : dans l’unique Christ, nous sommes un. ».

Un mois plus tard, à l’occasion de la Fête-Dieu, il citait et faisait sien l’enseignement de Vatican II selon lequel « par le sacrement du pain eucharistique, est représentée et réalisée l’unité des fidèles qui, dans le Christ, forment un seul corps. À cette union avec le Christ, lumière du monde, de qui nous procédons, par qui nous vivons, vers qui nous tendons, tous les hommes sont appelés. »

À l’occasion des nombreuses rencontres plus intimes de cette année jubilaire, la mélodie reste la même. Léon a exhorté les séminaristes d’Italie du Nord en ces termes : « Gardez les yeux fixés sur Jésus (He. 12, 2) nourrissant sans cesse votre relation d’amitié avec lui ». Et il a rappelé lors d’une conférence sur la famille : « Ce qui anime l’Eglise dans son élan pastoral et missionnaire, c’est précisément le désir de sortir en ‘pêcheur’ de l’humanité, pour la sauver des eaux du mal et de la mort à travers une rencontre avec le Christ ». Et à un groupe d’étudiants et d’enseignants de plusieurs pays d’Europe, Léon disait que, dans une culture trop souvent assourdissante, ils devaient s’efforcer d’écouter avec leurs cœurs, « en laissant la grâce de Dieu affermir votre foi dans le Christ » (cf. Col 2, 7), afin que vous puissiez mieux partager ce don avec les autres. »

L’impression marquante qui se dégage de cette exhortation, et de bien d’autres, du pape Léon est celle d’une concentration christologique renouvelée que l’on retrouve d’ailleurs bien résumée dans sa devise épiscopale : « En celui qui est Un, nous sommes Un. » Comme une grande partie de sa sensibilité théologique et spirituelle, cette devise puise à la source du grand Augustin d’Hippone, le saint patron de l’ordre des augustiniens auquel il appartient. La promesse qui se dessine à l’horizon est celle d’un recentrage de l’Église sur son Seigneur d’une manière non pas superficielle et purement théorique mais cohérente, intégrale et passionnée : in Illo Uno.

Il pourrait sembler étrange que cette promesse consiste à recentrer l’Église sur son Seigneur. Cela n’était-il donc pas le cas ? Malheureusement, de nombreux indicateurs pointent vers que ce que j’avais qualifié d’« Amnésie christologique » dans de trop nombreux domaines du catholicisme contemporain.

Le précédent prédicateur de la maison pontificale, le cardinal Raniero Cantalamessa se plaignait, ces dernières années, qu’on avait souvent l’impression dans le catholicisme occidental, « que le Christ n’était pas une réalité ». « Etsi Christus non daretur. ». Et il y a quelques mois à peine, le célèbre prêtre et théologien brésilien Clodovis Boff lançait un cri du cœur aux évêques du Conseil épiscopal d’Amérique Latine et des Caraïbes (CELAM). Il écrivait, dans une critique cinglante de leur dernier message : « On ne peut s’empêcher de conclure que la principale préoccupation de l’Église sur notre continent n’est pas la cause du Christ et le salut qu’il nous a gagné, mais plutôt les questions sociales telles que la justice, la paix et l’écologie – que vous répétez dans votre message comme un refrain usé. »

Avant de lancer cet appel pressant au renouveau : » Il est donc temps – il est plus que temps – de faire sortir le Christ de l’ombre et de le faire entrer dans la lumière. Il est temps de restaurer sa primauté absolue, à la fois dans l’Église ad intra – dans les consciences personnelles, la spiritualité et la théologie – et ad extra – dans l’évangélisation, l’éthique et la politique. Notre Église en Amérique latine a un besoin urgent de retourner à son vrai centre, à son ‘premier amour’ (Ap 2, 4). » Boff ne préconise en aucun cas un retrait de l’Église du « monde », mais que l’Église assume sa véritable mission d’être une force transformatrice fondée sur la nature et l’identité christologiques qui la définissent. Boff appelle à « un christocentrisme large et transformateur qui fait tout germer et renouveler : chaque personne, toute l’Église et la société tout entière ».

Le Pape François a‑t-il pressenti la crise qui se profile ici ? Aura-t-il les ressources personnelles et théologiques pour non seulement critiquer ce déficit christologique dans l’Église mais pour susciter et inspirer un véritable renouveau christologique ? En ce 1700e anniversaire du Concile de Nicée, aucune question n’est plus pressante que celle-là pour le témoignage chrétien dans le monde.

Certains signes sont en effet prometteurs. À l’occasion d’une messe célébrée à Castel Gandolfo pour « le soin de la Création », Léon a délibérément choisi de prêcher sur le récit évangélique des disciples frappés de stupeur devant Jésus qui calmait la mer. Et il a soulevé la question christologique qu’ils posaient : « Quel est donc celui-ci, pour que même les vents et la mer lui obéissent ? » (Mt 8, 24). Et d’insister sur ce point : « Nous aussi, nous devrions nous poser » cette question christologique sur celui dont « la puissance ne démolit pas mais construit. Elle ne détruit pas mais elle appelle à l’existence et donne la vie ».

C’est dans l’hymne christologique de la Lettre aux Colossiens que Léon trouve la réponse pleine et entière de la tradition. Il dit : « Nous pouvons donc nous interroger une fois encore : ‘Quel est donc celui-là, pour que même les vents et la mer lui obéissent ?’ (Mt 8, 27). L’hymne de la Lettre aux Colossiens que nous venons d’entendre semble répondre à cette question précise : ‘Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né, avant toute créature : en lui, tout fut créé’ (Col. 1, 15–16).

En outre, dans son message pour la Journée mondiale de prière pour la sauvegarde de la création qui aura lieu le 1er septembre, Léon insiste encore une fois sur le fondement christologique de l’engagement chrétien pour la justice environnementale. « Pour les croyants, c’est en outre une exigence théologique qui a, pour les chrétiens, le visage de Jésus-Christ en qui tout a été créé et racheté. » En citant deux des encycliques les plus controversées du Pape François, Laudato si’ et Fratelli Tutti, il les confirme tout en fournissant leur fondement christologique commun.

On attend, bien sûr, le premier grand document de Léon, qu’il s’agisse d’une exhortation apostolique ou même d’une encyclique, pour mieux mesurer sa vision théologique et pastorale, et pour connaître la direction dans laquelle il espère guider l’Église. Cependant, ce n’est que pur réalisme que de reconnaître une éventuelle contrainte qui lui a été imposée dans les premiers mois de son pontificat. Il s’agit de ce « chemin synodal mondial » lancé par son prédécesseur et qui prend à présent un nouvel élan en raison d’un document signé par le pape François au cours de sa dernière hospitalisation. Ce document prévoit un processus prolongé de trois ans, qui doit commencer en juin dernier pour aboutir à une « assemblée ecclésiale » mal définie censée se tenir au Vatican en octobre 2028.

On peut pointer ici deux écueils potentiels : un en matière de gouvernance et un autre en matière de théologie. Concernant le premier, il s’agis du danger qu’une bureaucratie semi-autonome, le Secrétariat général du Synode qui est déjà en place et fonctionnel, risque, dans les faits, de faire office de magistère alternatif. Concernant le second, il s’agit du fait que tant le processus que les documents produits jusqu’à présent par les synodes sont manifestement dépourvus de ce christocentrisme solide qui saute aux yeux dans les homélies et les discours de Léon. Ce qui fait défaut à la vision synodale, c’est l’urgence de l’exhortation de saint Cyprien, si cher au pape Léon : « Ne rien préférer au Christ ! ».

Laissez-moi reformuler ce problème théologique d’une manière que j’espère à la fois succincte et parlante. La question cruciale à laquelle l’Église fait face en ces temps de confusion et de polarisation de la post-modernité est celle de savoir s’il faut comprendre l’Esprit en fonction du Christ ou le Christ en fonction de l’Esprit.

La dernière option est celle d’un libéralisme théologique qui cherche implicitement ou explicitement à « aller au-delà » du Christ pour rencontrer les exigences supposées du présent et du futur. La première, celle de Nicée, voit dans le Christ le « novissimus », son indépassable nouveauté : l’incarnation de Dieu et la totalité de la révélation à l’humanité. Dans la tradition orthodoxe, on ne va pas au-delà du Christ, mais on s’efforce de le « rejoindre », d’être toujours plus incorporé à lui afin que « le Christ toit tout en tous » (Col. 3, 11).

Tout ce que nous avons vu et entendu indique que le Christ crucifié et ressuscité qui envoie l’Esprit est le cœur même de la spiritualité et de la théologique de Léon. La spiritualité et la théologie de saint Augustin l’ont clairement formé et continuent de le nourrir. Pourtant, dans une catéchèse prononcée mi-juin dans la basilique Saint-Pierre, Léon a fait référence à une autre figure notable, renforçant ainsi sa vision christologique. Il a fait l’éloge d’un Père de l’Église du IIe siècle, saint Irénée de Lyon. Irénée est célèbre pour s’être opposé à la fièvre des hérésies gnostiques de son époque, avec leur christologie réductrice et leur dédain pour la chair, le « caro ». Irénée a articulé de manière remarquable la « regula fidei », la règle de la foi qui sert d’interprétation authentique de l’Évangile de Jésus Christ, le Fils du Père incarné.

Léon a qualifié Irénée d’ « un des plus grand théologiens chrétiens », lui qui a témoigné en sa personne de la foi indivise de l’Église d’Orient et d’Occident. Et Léon a souligné l’importance d’Irénée pour nous. « Dans un monde en morceaux, Irénée a appris à mieux penser, portant son attention toujours plus profondément sur Jésus. Il est devenu un chantre de sa personne, même de sa chair. Il a reconnu, en effet, qu’en Lui, ce qui nous semble opposé se recompose en unité. Jésus n’est pas un mur qui sépare, mais une porte qui nous unit. Il faut rester en lui et distinguer la réalité des idéologies ». Et Léon conclut : « Irénée, maître d’unité, nous enseigne à ne pas opposer, mais à relier. Il y a une intelligence non pas là où l’on sépare, mais là où l’on unit. Distinguer est utile, diviser jamais. Jésus est la vie éternelle parmi nous : il rassemble les opposés et rend la communion possible. »

Et l’Esprit de communion, de « koinonia », n’est pas un esprit anonyme mais l’Esprit du « seul Seigneur, Jésus Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles : Il est Dieu, né de Dieu, lumière, née de la lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel au Père ; et par lui tout a été fait. » Tels les Pères de Nicée, tel Léon.
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur diakonos.be en langue française.

Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.

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