Mgr Bonny et la pièce de Romeo Castellucci (20/02/2012)

Un ami - que nous remercions - a bien voulu traduire pour nous l'article de Mgr Bonny paru dans la presse flamande il y a une quinzaine de jours.

Le 4 février 2012, Mgr Johan Bonny a assisté au Singel à Anvers à une pièce de Roméo Castellucci : « Sur le concept du visage du fils de Dieu ». Il a écrit à ce sujet un billet d’opinion publié dans De Standaard et  De Morgen le 7 février 2012.

"Je ne suis pas un critique d’art et encore moins et un grand connaisseur du théâtre moderne. Je ne vais pas m’atteler à une critique artistique de la pièce de Roméo Castellucci « Sur le concept du visage du fils de Dieu ». Je peux cependant dire que cette pièce m’a impressionné. Le titre de la pièce dit bien de quoi il s’agit : du visage de Jésus-Christ. Pendant toute la durée de la pièce, il y a à l’avant plan un énorme portrait de Jésus comme Salvator Mundi, peint par Antonello da Massina (circa 1465-1475). Tout le spectacle se déroule sous le regard de Jésus qui regarde les spectateurs, droit dans les yeux. La première chose qui m’a frappé c’est l’authenticité de l’histoire : un fils qui s’occupe, avec une patiente infinie, de son père qui décline mentalement et qui, en conséquence, est incontinent.

Bien que la mise en scène puisse paraître exagérée ou choquant, cela se passe dans la vraie vie. C’est la réalité quotidienne dans tant de maisons où des gens endurent la détérioration épouvantable de la vie et aident à la porter patiemment.  C’est pour moi la première image du Christ. Le fils qui se met à genou pour laver le dos et les jambes de son père fait ce que le Christ fit quand il s’agenouilla pour laver les pieds de ses disciples quelques heures avant qu’il ne soit trahi par l’un d’entre eux et abandonné par tous les autres. Le père, dans son état de dépendance mental et physique fait penser aux mots de Jésus : « j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, j’étais nu et vous m’avez donné des vêtements, j’étais malade et vous m’avez soigné, J'étais en prison, et vous êtes venus à moi. Dans son dépérissement, le père est aussi une image du Christ. Le désespoir dans lequel aussi bien le père que le fils se trouve, pose en soi la question de Dieu. Où est Dieu dans la souffrance ? C’est la question de tous les temps, encore plus vieille que le christianisme. Si Jésus est le sauveur du monde, comme la peinture le suggère, où reste-t-il alors ? C’est la question à la quelle tous ceux présents dans le théâtre, croyants comme incroyants, sont confrontés.  Que le fils doute et se révolte contre la belle peinture de Jésus n’est pas surprenant. Même pas pour les croyants. La révolte et le doute envers un Dieu qui n’intervient pas, vient tout droit de la bible. C’est l’histoire de Job. Ce sont les mots des psalmistes. C’est finalement le cri de Jésus lui-même : « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc. 15,34). Le déclin pénible du père et l’impuissance du fils ne peuvent que se heurter frontalement  à l’image de Jésus de Antonello de Messina. Un Jésus qui regarde calme et paisible avec des yeux brillants et un léger sourire sur la bouche. Ce n’est pas dans un tel Jésus qu’un homme brisé peut se reconnaître, sûrement pas au milieu de la souffrance. Ce n’est pas le Jésus du Vendredi Saint. Pour moi, en tant que Chrétien, se trouve le nœud. Avec un Dieu qui fait moins que le Christ crucifié du Vendredi Saint, je ne pourrais pas m’accommoder. L’image même du Christianisme n’est pas Jésus Sauveur du Monde, aussi bien peint soit-il, mais Jésus comme le crucifié. L’impuissance et les doutes du père et du fils ne peuvent pas trouver leur reflet  dans le visage serein du Salvator Mundi. Pour cela, ils doivent se mettre en recherche du visage du christ souffrant et crucifié. Ce visage, il leur est donné à voir aussi dans la pièce de théâtre.  Les grenades que les enfants jettent vers l’image du Salvator Mundi, sont une actualisation du cri du peuple le Vendredi Saint : Crucifie-Le. (Mc. 15,13). Les salissures et les repeintes du visage de Jésus avec de la peinture sont une actualisation de l’humiliation qu’Il dut supporter au Golgotha. Là aussi son visage a été mutilé et déchiré.

Pendant quelques minutes de tempête, de vent et de bruit violent la salle disparaît dans l’obscurité. L’image du Salvator Mundi est partie. Il n’y a plus rien à voir pendant un certain temps. C’est l’absurdité et le vide du Vendredi Saint. Lorsque la tempête et le bruit sont passés, le Salvator Mundi revient lentement à l’image. Pas aussi clairement qu’auparavant mais en filigrane à mi-chemin entre le visible et l’invisible, le reconnaissable et le méconnaissable. Quand tous les visages ont disparus, il reste encore un visage en filigrane, celui de Jésus. Je trouve cela une image forte. Ici, l’artiste nous transporte à la croisée des chemins de la foi. Ou bien tous les visages disparaitront de ce monde à jamais et il restera seulement une obscurité sans visage. Ou bien il restera de ce monde pour toujours un visage, un visage dans lequel nous pouvons nous retrouver et nous reconnaître : le visage du Christ ressuscité.  La dernière possibilité porte un désir que je nomme la foi.

À la fin de la pièce de théâtre, apparaissent sur le visage de Jésus les mots  You are (not) my shepherd. Le petit mot NOT ne domine pas. Il se trouve là, vague et en alternance. Il est à l’endroit du doute. Est-ce que ce Jésus est bien mon berger ou non. L’artiste ne doit pas me donner une réponse. Ce n’est pas sa tâche. La réponse, je dois la trouver moi-même. En pensant et en marchant soi-même. L’artiste peut bien me confronter à la question. Puis-je dire que Jésus est mon berger ? Je dois penser aux mots que j’avais choisis comme devise épiscopale : l’agneau sera leur pasteur. Ce sont des mots du dernier livre de la Bible (Ap. 7,17). L’agneau qui est notre berger n’est pas un agnelet dans un pré au printemps. Il est l’agneau dont la Bible dit : il a été torturé mais il s’est soumis ; il n’a pas ouvert sa bouche, comme un agneau conduit à l’abattoir. (Jes. 53,7).

Avec un autre berger que cet agneau,  je ne pourrais pas trouver de paix dans la souffrance.

Ce sont des considérations d’un spectateur croyant. J’ai donc compris ainsi l’imagerie de Castellucci et l’ai ressenti comme cela. D’autres, croyants ou non croyants, verront et vivront peut-être la pièce d’un autre point de vue. Poser une question nette et en même temps laisser la réponse ouverte : c’est la force d’un artiste. Après la représentation, je suis encore resté parler avec Roméo Castellucci et avec les deux acteurs. Ce fut une conversation passionnante. Ils m’ont parlé de leur intention avec cette pièce. J’ai dit comment j’avais ressenti et compris la pièce et ce que j’allais écrire à ce sujet : tout ce qui se trouve ci-dessus. Ils pouvaient confirmer chaque pensée. Je ne dois pas choisir de position mais je veux laisser entendre une voix constructive dans la discussion autour de l’imagerie de Castellucci, plus spécifiquement une voix de l’Eglise.

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