Chanoine de Beukelaer : Que penser du port du voile, moi qui porte publiquement un signe vestimentaire religieux, soit le clergyman ? (06/10/2020)

Habillement clergé : la simple élégance du clergyman

Une fois établi que le voile est un marqueur religieux, comment répondre à la question de son port - ou non - dans l’espace public ? Une contribution externe du chanoine Eric de Beukelaer dans « La Libre Belgique » de ce jour :

« Alors que la pandémie charrie de nombreuses polémiques sur le port du masque, voici que le port du voile est débattu dans diverses communes de la périphérie bruxelloise. Face à cet enjeu, la plupart de nos formations politiques sont mal à l’aise. La question est, en effet, délicate. De surcroît, elle divise les politiciens progressistes entre une tendance universaliste et une aile particulariste. La première est plutôt hostile au port de signes religieux au nom de l’égalité et de la laïcité, alors que la seconde défend le port du voile, en ce compris derrière un guichet d’administration, afin d’encourager la représentation sociale d’une communauté économiquement précarisée.

Poser le débat

Pour prendre part au débat, il s’agit de d’abord en poser les termes. Je sais bien que nos grands-mères se couvraient la tête jusque dans les églises, mais il ne s’agit pas de cela. Le voile est aujourd’hui devenu un marqueur d’identité religieuse pour nombre de femmes musulmanes. Argumenter qu’il n’est qu’une banale coiffe en tissu est donc inadéquat. Si demain, je m’essuie les pieds en public sur le drapeau belge, en arguant qu’il ne s’agit somme toute, que d’un bout d’étoffe, personne ne me prendra au sérieux. Tout drapeau est un symbole et mon acte sera lourd de sens. Il en va de même pour le voile, la kippa ou l’habit ecclésiastique. Ce ne sont pas de simples pièces de vêtements, mais des marqueurs symboliques. Ne pas le reconnaître est fausser le débat.

Une fois établi que le voile est un marqueur religieux, comment répondre à la question de son port - ou non - dans l’espace public ? Quand une question ne me concerne pas personnellement (car c’est un fait établi : je ne suis pas une femme musulmane), je tâche d’y répondre en me l’appliquant à moi-même. Ceci est d’autant plus aisé que j’ai fait le choix, en tant que prêtre catholique, d’également porter publiquement un signe vestimentaire religieux, soit le clergyman. Je juge, en effet, qu’il est enrichissant pour notre société que la dimension spirituelle dont témoigne le prêtre, puisse s’exprimer sans honte et ce, jusque dans l’espace public. De manière similaire, je n’ai donc rien à redire quand une femme musulmane, ou un juif observant, porte paisiblement en rue le signe de son appartenance religieuse. Imaginons cependant que dans un pays où il n’y a pas de financement des cultes, je devienne fonctionnaire pour gagner ma vie… Admettrait-on que je porte le clergyman durant mes heures de travail ? Et si - fort de ma formation en droit - je suis nommé magistrat, accepterait-on de me voir siéger, habillé en ecclésiastique ? S’il n’y a rien à redire quant au port d’un signe religieux dans l’espace public, il existe selon moi des endroits où la neutralité de l’État enjoint la retenue. Celui qui y exerce une fonction doit s’abstenir d’y afficher ses convictions.

Pas une carapace

Ceci m’amène à quitter le champ politique pour oser une parole plus théologique. Porter un marqueur religieux est un choix. Jamais une obligation. De nombreux ecclésiastiques ne portent pas le clergyman et c’est fort bien ainsi. C’est le cœur du prêtre qui prime et non son habit : à chacun d’eux de trouver comment exprimer au mieux son sacerdoce. Plus fondamentalement encore, je juge que celui qui porte le clergyman doit pouvoir l’enlever. Récemment, j’ai aidé à un déménagement. Pour transporter des meubles, j’étais vêtu en jeans et T-shirt. Il en va de même en vacances, en balade… Je plaide pour la même liberté chez mes sœurs musulmanes. Que chacune fasse le choix de porter ou non le voile, sans craindre le jugement des autres. Et que celles qui le portent se sentent libres de parfois, aussi, pouvoir l’enlever. Un signe d’appartenance religieuse est fécond, à condition de ne pas se muer en carapace qui colle à la peau. Car alors, il devient un fétiche, voire une idole… qui voile la relation à Dieu. »

Ref. Que penser du port du voile, moi qui porte publiquement un signe vestimentaire religieux, soit le clergyman ?

En élargissant la question au débat sur les concepts de neutralité et de pluralisme en droit belge je résumerais ainsi une conférence de Francis Delpérée que l’Union des étudiants catholiques de Liège avait organisée, voici quelques années déjà, dans la salle des professeurs de l’université de Liège :

Les mots ne sont pas toujours univoques : il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour le vérifier.

 Au sens premier, être neutre signifie s’abstenir, ne pas prendre parti. Cela peut valoir pour un individu ou une collectivité. Le pluralisme au contraire est un principe actif, valorisant la diversité : la société civile peut-elle, en effet, s’accommoder d’un espace public circonscrit par la seule expression d’une « volonté générale » que les appareils étatiques sont censés exprimer ?

Le seul service public que la constitution belge qualifie de « neutre » est l’enseignement organisé par les Communautés. Toutefois le constitutionnaliste pense que cette qualification n’est pas exclusive mais seulement exemplative.

Par ailleurs, le terme « pluralisme » n’appartient pas au vocabulaire de la constitution mais le régime des droits et libertés que celle-ci instaure implique la chose, tout comme la diversité que la loi organise ou favorise au sein des collectivités belges.

Neutralité, pluralisme : sur l’application de ces deux concepts, la doctrine et la jurisprudence ont-elles été plus loquaces ? 

La doctrine distingue plusieurs types de neutralité possibles : passive, active et organisationnelle.

La « neutralité passive » consiste à ne pas tenir compte dans l’espace public des appartenances philosophiques, idéologiques ou religieuses des personnes. Selon le Conseil d’Etat (arrêt du 20.05.2008), c’est un principe constitutionnel lié au droit à la non-discrimination et à l’égalité.

La « neutralité active » fait acception de la diversité des appartenances philosophiques, idéologiques ou religieuses : elle recherche l’équilibre ou la pondération des tendances là où la neutralité individuelle est jugée impossible à atteindre : par exemple, dans l’information radiotélévisée (arrêt Lenaerts du 26.07.1968) ou les fonctions culturelles (loi du 16.07. 1973).

La « neutralité organisationnelle », enfin, s’applique aux programmes et au recrutement des maîtres de l’enseignement organisé par les Communautés.

Le pluralisme se déduit des articles 10 (égalité) et 11 (protection des tendances idéologiques et philosophiques) de la constitution. Il se décline sous deux formes : le pluralisme externe que manifeste la pluralité des institutions privées et publiques (enseignement, soins de santé, aide sociale etc.) et le pluralisme interne que traduit l’intégration de groupes idéologiques différents dans la direction d’une institution publique (cela va de la Banque nationale aux Transports publics en passant la sécurité sociale ou la radiotélévision…).

Bref, entre la neutralité et le pluralisme, la Belgique ne choisit pas, elle conjugue et décline ces concepts sous des modes divers. Une symphonie ?

 JPSC

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