Le langage sous surveillance
La « cancel culture » s’attaque aussi au vocabulaire. Ainsi du mot « nigger » (« nègre ») qui ne peut plus être prononcé tel quel, même pour en dénoncer l’usage. Les Anglo-Saxons ont donc recours à un substitut pour désigner la même réalité : le « N-Word » ou « mot en N ». Quiconque omet de l’utiliser risque de s’attirer une sévère réprobation. Ainsi d’une enseignante de l’université d’Ottawa, , qui a employé le mot « Nigger » lors d’un cours visant à expliquer comment certaines communautés s’étaient emparées de ces appellations insultantes pour en faire un usage au contraire valorisant. Indignation immédiate de ses étudiants : elle est suspendue.
Les conséquences sont parfois tragiques. Mike Adams, professeur de criminologie, athée de gauche converti au christianisme et au conservatisme, a eu le malheur d’ironiser sur l’utilité des départements d’études féministes dans les universités ou d’emprunter le refrain célèbre d’un negro spiritual, « Let my people go » pour appeler au déconfinement. Misogynie, appropriation culturelle et racisme : associations et minorités se sont mobilisées sans tarder pour réclamer son « effacement » du corps enseignant. Mike Adams n’a pu le supporter. Le 23 juillet, il s’est tiré une balle dans la tête.
En France aussi
La « cancel culture » n’a pas manqué de passer d’un continent à l’autre. Franck Ferrand vient d’en faire les frais à Marseille. Le podcast consacré à l’histoire de la ville, qu’il animait sur le site de la municipalité, a été supprimé le 2 février. « Ce n’est pas le contenu de ces podcasts qui pose problème, c’est leur auteur », a justifié avec une froideur de commissaire politique l’élu communiste Jean-Marc Coppola, en charge de la culture. Les raisons de l’effacement de Franck Ferrand ? Ses interventions à l’antenne de CNews et ses tribunes dans Valeurs Actuelles… Le dessinateur Xavier Gorce publie une caricature qui déplaît à la rédaction du Monde, ameutée par les réseaux sociaux ? Il est effacé. Effacé aussi Alain Finkielkraut, qui interroge la notion de consentement sexuel sur le plateau de LCI.
Les conséquences de la « cancel culture » à la française peuvent aller très loin. Éric Brion, premier accusé de la campagne #BalanceTonPorc, initiée en 2017 par la journaliste Sandra Müller, a gagné en première instance le procès pour diffamation qu’elle lui avait intenté. Maigre soulagement après deux ans et demi de lynchage sur les réseaux, la perte de sa situation, le départ de sa compagne et une profonde dépression.
Racines révolutionnaires
Faut-il voir dans la « cancel culture » qui frappe l’Hexagone une simple transposition du phénomène né outre-Atlantique ? Le recul permet de comprendre que cette culture de l’effacement plonge ses racines ici-même, et que l’on assiste à un effet boomerang.
La « cancel culture » trouve en effet sa formule chimiquement pure au cœur de la tourmente révolutionnaire, quand les sans-culottes s’en sont pris à tout ce qui pouvait incarner ou symboliser l’identité chrétienne ou l’héritage capétien : tombes et dépouilles des rois profanées, statues martelées et décapitées, la Vendée rebaptisée « Vengé » (voir l’entretien avec Jean-Christian Petitfils). Le précédent révolutionnaire influencera par la suite nombre de pratiques totalitaires, à commencer par le bolchévisme et ses déclinaisons du XXe siècle. Trotsky tombé en disgrâce figure sur une photo officielle ? On l’efface. Une classe sociale fait obstacle à la victoire prolétarienne ? On la liquide.
Nous n’en sommes pas encore là, fort heureusement. Néanmoins, les signaux sont multiples qui invitent à la vigilance. La formule de Saint-Just, « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », semble ne pas avoir perdu sa portée au sein d’une large partie de l’intelligentsia, des médias et des minorités, qui tentent juste de l’actualiser : « Pas de visibilité pour les ennemis de la diversité ». Perversion sémantique puisque derrière l’idéal diversitaire semble émerger un individu dépourvu d’identité, ayant troqué sa liberté et sa capacité d’analyse contre une idéologie binaire, séparant le bien et le mal, les bourreaux désignés et les victimes autoproclamées, et dont on ne peut exclure qu’elle débouche à terme sur un système plus inquiétant de répression et de rééducation.