Dans les termes de la théologie classique, l’union des fidèles au Christ et à l’Église se juge selon la foi et la charité, son opposé étant l’hérésie, le schisme ou encore le péché mortel. Le désir d’ouverture aux autres confessions chrétiennes, aux autres religions, aux sociétés sécularisées, agnostiques et athées, a conduit à une remise en cause. Avant, durant et après le concile Vatican II, fut mis en exergue « ce que nous avons en commun », depuis l’adoration du Dieu unique avec les musulmans jusqu’à la recherche de la paix et de la justice dans l’horizon de ce monde, en passant par la confession de la paternité divine et la seigneurie de Jésus-Christ avec les confessions protestantes. S’appuyant entre autres sur la parabole du jugement dernier que l’on trouve au vingt-cinquième chapitre de l’évangile selon saint Mathieu, on a aussi proposé de raisonner davantage en termes d’orthopraxie que d’orthodoxie. Outre une valorisation de l’expérience spirituelle subjective et de l’agir éthique, devait être pensée, dans ces deux perspectives, une réserve eschatologique, un pas-encore espéré dans le déjà-là des existences personnelles et communautaires, afin que ne soient pas associés trop strictement l’Église et le Royaume de Dieu. Dans cet espace, où l’Esprit-Saint est présent et acteur, les non-baptisés et les non-catholiques trouvent toute leur place.
Toutefois, dans un contexte de relativisation et de contestation de la morale conjugale et familiale, cette catégorie d’orthopraxie posait encore une frontière nette, signant, aux yeux de certains, l’exclusion de ceux dont la vie peut difficilement être jugée selon une orthopraxie adossée à une orthodoxie, une doctrine claire sur l’indissolubilité et la fécondité du mariage. Amoris lætitia a introduit sur ce point un changement profond, considéré, par certains, comme une rupture inacceptable portant atteinte à la doctrine ; par d’autres, comme un progrès et un enrichissement homogènes avec ce qui précède ; ou encore, au dire d’une dernière catégorie de personnes, comme une heureuse rupture avec un rigorisme moral dépassé. Quoi qu’il en soit, tous s’accordent pour reconnaître à la miséricorde une fonction centrale dans la nouvelle figure où sont justement redessinés les contours de l’Église. A des frontières assez clairement tracées, mais estimées excluantes, la miséricorde bergoglienne substitue une dynamique transformatrice et inclusive, selon les quatre grands principes dont le pape François aime à répéter qu’ils doivent structurer la vie de l’Église : le temps supérieur à l’espace, l’unité au conflit, la réalité à l’idée, le tout à la partie (Evangelii gaudium, 215-244). La « sortie de soi », qui est la « loi d’extase » qui habite chaque homme, doit conduire à une fraternité inclusive, ouverte à tous (Fratelli tutti, 88). Elle trouve l’un de ses modèles concrets dans le processus d’admission aux sacrements de la pénitence et de l’Eucharistie des personnes en situation matrimoniale irrégulière ; processus qui concerne, tout autant la communauté chrétienne qui se doit de les accueillir. Il semble bien que le prochain synode sur le synode se soit vu donner un programme identique.
Une miséricorde de déconstruction
Pour qualifier la miséricorde telle qu’elle est conçue aujourd’hui, nous nous permettons de signaler un texte fort intéressant de Gilles Routhier, théologien québécois. Ce texte constitue le dernier chapitre d’un ouvrage écrit à quatre mains, avec Joseph Famerée, Penser la réforme de l’Église (éditions du Cerf, 2021). Se plaçant dans le sillage de Vatican II, il veut en déployer les germes de fécondité non encore développés, notamment en raison d’une « routinisation » (p.163) des réformes initiées. Sans doute parce qu’elles étaient prises dans une logique trop centrée sur l’Église. Le texte de Gilles Routhier s’intitule « La miséricorde. Fondement, principe et critère de toute réforme dans/de l’Église » (pp.159-187) Selon ce théologien, pour éviter ces ralentissements, la réforme doit avoir une source intérieure, qui ne peut être que la conversion rendue possible par la miséricorde divine. Cela est vrai tant des conversions personnelles que – ce qui nous intéresse ici – de celle de l’Église. Non seulement parce que, sainte, elle est composée de pécheurs, mais aussi en raison de l’imprégnation du péché des hommes dans les structures de l’Église, comme de la perpétuation par ces structures mêmes de situations désordonnées. Ce que, depuis Jean-Paul II, on nomme « structures de péché ». Or, que sont-elles ? Selon notre auteur, ces structures sont des « figures institutionnelles », alimentés par des « schèmes mentaux (les structures patriarcales de la pensée, par exemple, la croyance en la supériorité de la culture occidentale, etc.) » (p. 180) Nous voilà revenus dans le triangle des Bermudes de la déconstruction intellectuelle et militante.
Car, de deux choses l’une, soit Gilles Routhier emploie des formules à la mode sans penser à plus – ce dont nous doutons -, soit il utilise consciemment ces catégories nouvelles pour repenser des réalités comme l’ordination réservée aux hommes, le gouvernement de l’Église lié au pouvoir sacré, une Curie trop italienne, occidentale, et sans doute également la pensée philosophique et théologique classique. On ne raisonne plus seulement en termes de décentralisation, de collégialité…
Peut-on aller plus loin dans la similitude avec la pensée woke, la cancel culture ? Celle-ci, en effet, ne dénonce pas seulement, elle fait disparaître ; disparition qui s’opère de deux manières : en premier lieu une diabolisation, en second lieu une disparition proprement dite. La première appelle la seconde. Davantage, le refus par les intéressés de leur propre disparition justifiera, dans une boucle de rétroaction, le renforcement des critiques. Ainsi, tel comportement, telle manière d’être est proclamée inacceptable, contraire aux principes fondamentaux de la communauté ouverte. On peut alors se permettre, on doit même dénoncer dans les termes les plus vigoureux ce que dans des temps plus anciens on aurait qualifié de comportement antisocial. Diabolisé de manière répétée, systématique, sans rien reconnaître de positif, sans que les repentances partielles suffisent, il ne sera ensuite plus pris en compte, puisque il n’appartient pas à la communauté telle qu’elle se veut. Le devoir des personnes conscientes, éveillées (woke) est de veiller à cette clarification des positions, à cette dénonciation et à cette relégation.
L’exclusion des inclus
Est-il outrancier de lire selon ce prisme-là – puisque Gilles Routhier nous en ouvre la porte – d’un côté les dénonciations presque obsessionnelles des « rigides » par le pape François, et de l’autre un certain nombre de silences. Pour ces derniers, on peut penser aux dubia des cardinaux suite à Amoris lætitia restés sans réponse jusqu’à ce jour, et même sans le moindre accusé de réception ; au missel ancien qui ne reçoit aucune qualification dans le motu proprio Traditionis custodes, disparaissant ainsi de la lex orandi de l’Église ; ou, pour donner un dernier exemple, récent, dans un autre domaine, au passage en Hongrie (dirigée par Viktor Orban) qui n’a pas reçu, à la surprise de tous, à l’incompréhension de beaucoup, le statut de voyage diplomatique qu’il méritait, que les convenances les plus ordinaires demandaient.
Dans le même temps, avait été mise en avant par le pape, durant les deux sessions du synode sur la famille, l’ouverture nécessaire des débats à toutes les opinions, cela ne devant inquiéter personne puisque ces échanges se déroulaient sub Petro et cum Petro. Pareillement, l’encyclique Fratelli tutti prône une vision ouverte et inclusive des relations entre États, entre communautés ou groupes, entre personnes, où nul saurait être exclu, assène-t-on, car tous sont frères. Enfin, dans l’avion de retour de Slovaquie (dont le passage en Hongrie avait été une étape), François fit une réponse dilatoire à une question sur l’admission des politiciens favorables à l’avortement, la question étant posée explicitement aux États-Unis : Réaffirmant que l’avortement est un crime, le pape déclara que pour sa part, il n’avait jamais refusé à quiconque la communion eucharistique.
Deux poids, deux mesures, dira-t-on, selon des catégories classiques. Il nous semble que ces exemples signalent un mouvement autre, celui que nous tentons de décrire sommairement ici. Parce qu’ils sont porteurs d’un attachement fort à une doctrine morale objective intangible en ses principes et en certaines de ses conséquences, à un rite élaboré et prescriptif qui met au sommet les dimensions sacrificielles et d’adoration du culte chrétien, à une vision du bien commun national qui se sent redevable d’un héritage pluriséculaire tant national que religieux, certains ne bénéficient pas de la liberté de parole et de la considération intellectuelle constitutifs du débat, dialogue tant promu. Parce que, insinue-t-on dans l’Église, avant peut-être de le proclamer ouvertement comme dans la société, ils sont, eux, les obstacles au vivre ensemble, et non ce qu’ils nomment des péchés, des désordres, des abus.