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Assiste-t-on à un alignement des comportements dans l’Église sur la pensée woke ?

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De l'abbé Jean-Marie Perrot sur Res Novae :

Comportements ecclésiastiques et idéologies déconstructivistes

Assiste-t-on peu à peu, bien qu’avec une récente accélération, à un alignement des comportements dans l’Église sur la plus radicale des idéologies déconstructivistes de notre temps, à savoir la pensée woke, la cancel culture ? Par ces termes, on désigne de manière commode des analyses intellectuelles et un militantisme qui entendent lutter contre des formes de racisme, d’homophobie, etc., déclarés structurels, c’est-à-dire contre le patriarcat occidental blanc sous toutes ses formes ; le combat pouvant et, à certains égards, devant passer par la disparition sociale des personnes qui le perpétuent et qui, par-là, empêchent l’avènement d’une société apaisée, ouverte et inclusive.

L’exemplaire cas James Alison

Un livre récemment traduit en français en porte clairement la marque. Son titre est un programme : La foi au-delà du ressentiment. Fragments catholiques et gays (éditions du Cerf, 2021). Son auteur ne l’est pas moins : James Alison, issu d’une famille anglicane, s’étant converti au catholicisme à l’âge de 18 ans, entra chez les dominicains et devint prêtre en 1988. A la fin de la décennie suivante, il fut suspendu de toute fonction sacerdotale (suspens a divinis) en raison d’une vie ouvertement homosexuelle. En 2017, le 2 juillet, il reçut un appel téléphonique personnel de François qui lui déclara : « Je veux que vous marchiez avec une profonde liberté intérieure, à la suite de l’Esprit de Jésus. Et je vous donne le pouvoir des clés. Est-ce que vous comprenez ? Je vous donne le pouvoir des clés. ».

En ouverture de son ouvrage, James Alison pose, au nom de la vérité de la foi telle qu’il la présente, une affirmation radicale : « Je n’ai jamais associé le catholicisme à la grande annihilation de l’être dont le monde monothéiste a marqué le désir homosexuel, même s’il s’est plié à ces forces d’annihilation, y a succombé et les a institutionnalisées, même s’il n’a pas été assez courageux pour y résister comme il l’aurait dû. » (p.28) Le hiatus exprimé entre monothéisme et foi chrétienne pourrait intriguer. En fait, en disciple revendiqué de René Girard, James Alison pense la mort de Jésus comme la dénonciation par la victime des schémas sacrificiels qui s’efforcent de réguler les sociétés humaines, prises dans la spirale mortifère des désirs mimétiques. Il découle de celle-ci une violence indifférenciée, de tous contre tous, qui, quand elle s’est exacerbée, demande que la communauté soit réconciliée ; cela se fait autour d’un bouc émissaire, de sa mort, sanglante ou non d’ailleurs. A certains égards, selon René Girard, Jésus fut l’un d’eux. Toutefois, par la liberté qui fut la sienne, par le fait que le récit de sa mort est écrit, non par les bourreaux, mais par ses disciples, Jésus dénonce la fausseté du procédé victimaire et dès lors rend possible une vraie fraternité.

Selon James Alison, l’évolution des sociétés a conduit l’Église, surtout depuis l’accès de Bergoglio au siège de Pierre, à poser un regard différent sur les personnes homosexuelles. Le pape François, notamment par son « qui suis-je pour juger ? », a dénoncé l’évidence de l’exclusion des LGBT+ ; plus encore, il porte notre regard vers la rigidité des juges et des persécuteurs pour désigner la responsabilité de la situation. Ceci permet de plus librement repenser le récit théologique et moral sur le désordre sexuel, de le déconstruire, en remontant à la création et à la chute originelle ; sans pour autant essayer d’argumenter et de convaincre, car il s’agit moins de réfuter des arguments faux que de dévoiler un système d’oppression : cette mise au jour, à nu, suffit à lui retirer sa légitimité, bientôt ses forces. Toutefois, il convient, selon James Alison toujours, de ne pas tomber dans le ressentiment et de renverser le processus victimaire contre tel ou tel tenant d’une morale conservatrice. Car ce qui est en question, ce n’est pas cette personne, mais, dans l’Église, « un système hypocrite de couverture et d’expulsion » (p.62).

L’inclusion des exclus

James Alison n’est pas, nous le croyons, un cas isolé. Sa pensée consonne avec des paroles et des attitudes plus institutionnelles. Évidemment, les choses ne sont pas dites aussi franchement. Pour autant, un profond renouvellement de la conception des frontières de l’Église est opéré actuellement, et il s’avère inquiétant en ce qu’il se dirige dans cette direction.

Dans les termes de la théologie classique, l’union des fidèles au Christ et à l’Église se juge selon la foi et la charité, son opposé étant l’hérésie, le schisme ou encore le péché mortel. Le désir d’ouverture aux autres confessions chrétiennes, aux autres religions, aux sociétés sécularisées, agnostiques et athées, a conduit à une remise en cause. Avant, durant et après le concile Vatican II, fut mis en exergue « ce que nous avons en commun », depuis l’adoration du Dieu unique avec les musulmans jusqu’à la recherche de la paix et de la justice dans l’horizon de ce monde, en passant par la confession de la paternité divine et la seigneurie de Jésus-Christ avec les confessions protestantes. S’appuyant entre autres sur la parabole du jugement dernier que l’on trouve au vingt-cinquième chapitre de l’évangile selon saint Mathieu, on a aussi proposé de raisonner davantage en termes d’orthopraxie que d’orthodoxie. Outre une valorisation de l’expérience spirituelle subjective et de l’agir éthique, devait être pensée, dans ces deux perspectives, une réserve eschatologique, un pas-encore espéré dans le déjà-là des existences personnelles et communautaires, afin que ne soient pas associés trop strictement l’Église et le Royaume de Dieu. Dans cet espace, où l’Esprit-Saint est présent et acteur, les non-baptisés et les non-catholiques trouvent toute leur place.

Toutefois, dans un contexte de relativisation et de contestation de la morale conjugale et familiale, cette catégorie d’orthopraxie posait encore une frontière nette, signant, aux yeux de certains, l’exclusion de ceux dont la vie peut difficilement être jugée selon une orthopraxie adossée à une orthodoxie, une doctrine claire sur l’indissolubilité et la fécondité du mariage. Amoris lætitia a introduit sur ce point un changement profond, considéré, par certains, comme une rupture inacceptable portant atteinte à la doctrine ; par d’autres, comme un progrès et un enrichissement homogènes avec ce qui précède ; ou encore, au dire d’une dernière catégorie de personnes, comme une heureuse rupture avec un rigorisme moral dépassé. Quoi qu’il en soit, tous s’accordent pour reconnaître à la miséricorde une fonction centrale dans la nouvelle figure où sont justement redessinés les contours de l’Église. A des frontières assez clairement tracées, mais estimées excluantes, la miséricorde bergoglienne substitue une dynamique transformatrice et inclusive, selon les quatre grands principes dont le pape François aime à répéter qu’ils doivent structurer la vie de l’Église : le temps supérieur à l’espace, l’unité au conflit, la réalité à l’idée, le tout à la partie (Evangelii gaudium, 215-244). La « sortie de soi », qui est la « loi d’extase » qui habite chaque homme, doit conduire à une fraternité inclusive, ouverte à tous (Fratelli tutti, 88). Elle trouve l’un de ses modèles concrets dans le processus d’admission aux sacrements de la pénitence et de l’Eucharistie des personnes en situation matrimoniale irrégulière ; processus qui concerne, tout autant la communauté chrétienne qui se doit de les accueillir. Il semble bien que le prochain synode sur le synode se soit vu donner un programme identique.

Une miséricorde de déconstruction

Pour qualifier la miséricorde telle qu’elle est conçue aujourd’hui, nous nous permettons de signaler un texte fort intéressant de Gilles Routhier, théologien québécois. Ce texte constitue le dernier chapitre d’un ouvrage écrit à quatre mains, avec Joseph Famerée, Penser la réforme de l’Église  (éditions du Cerf, 2021). Se plaçant dans le sillage de Vatican II, il veut en déployer les germes de fécondité non encore développés, notamment en raison d’une « routinisation » (p.163) des réformes initiées. Sans doute parce qu’elles étaient prises dans une logique trop centrée sur l’Église. Le texte de Gilles Routhier s’intitule « La miséricorde. Fondement, principe et critère de toute réforme dans/de l’Église » (pp.159-187) Selon ce théologien, pour éviter ces ralentissements, la réforme doit avoir une source intérieure, qui ne peut être que la conversion rendue possible par la miséricorde divine. Cela est vrai tant des conversions personnelles que – ce qui nous intéresse ici  – de celle de l’Église. Non seulement parce que, sainte, elle est composée de pécheurs, mais aussi en raison de l’imprégnation du péché des hommes dans les structures de l’Église, comme de la perpétuation par ces structures mêmes de situations désordonnées. Ce que, depuis Jean-Paul II, on nomme « structures de péché ». Or, que sont-elles ? Selon notre auteur, ces structures sont des « figures institutionnelles », alimentés par des « schèmes mentaux (les structures patriarcales de la pensée, par exemple, la croyance en la supériorité de la culture occidentale, etc.) » (p. 180) Nous voilà revenus dans le triangle des Bermudes de la déconstruction intellectuelle et militante.

Car, de deux choses l’une, soit Gilles Routhier emploie des formules à la mode sans penser à plus – ce dont nous doutons -, soit il utilise consciemment ces catégories nouvelles pour repenser des réalités comme l’ordination réservée aux hommes, le gouvernement de l’Église lié au pouvoir sacré, une Curie trop italienne, occidentale, et sans doute également la pensée philosophique et théologique classique. On ne raisonne plus seulement en termes de décentralisation, de collégialité…

Peut-on aller plus loin dans la similitude avec la pensée woke, la cancel culture ? Celle-ci, en effet, ne dénonce pas seulement, elle fait disparaître ; disparition qui s’opère de deux manières : en premier lieu une diabolisation, en second lieu une disparition proprement dite. La première appelle la seconde. Davantage, le refus par les intéressés de leur propre disparition justifiera, dans une boucle de rétroaction, le renforcement des critiques. Ainsi, tel comportement, telle manière d’être est proclamée inacceptable, contraire aux principes fondamentaux de la communauté ouverte. On peut alors se permettre, on doit même dénoncer dans les termes les plus vigoureux ce que dans des temps plus anciens on aurait qualifié de comportement antisocial. Diabolisé de manière répétée, systématique, sans rien reconnaître de positif, sans que les repentances partielles suffisent, il ne sera ensuite plus pris en compte, puisque il n’appartient pas à la communauté telle qu’elle se veut. Le devoir des personnes conscientes, éveillées (woke) est de veiller à cette clarification des positions, à cette dénonciation et à cette relégation.

L’exclusion des inclus

Est-il outrancier de lire selon ce prisme-là – puisque Gilles Routhier nous en ouvre la porte – d’un côté les dénonciations presque obsessionnelles des « rigides » par le pape François, et de l’autre un certain nombre de silences. Pour ces derniers, on peut penser aux dubia des cardinaux suite à Amoris lætitia restés sans réponse jusqu’à ce jour, et même sans le moindre accusé de réception ; au missel ancien qui ne reçoit aucune qualification dans le motu proprio Traditionis custodes, disparaissant ainsi de la lex orandi de l’Église ; ou, pour donner un dernier exemple, récent, dans un autre domaine, au passage en Hongrie (dirigée par Viktor Orban)  qui n’a pas reçu, à la surprise de tous, à l’incompréhension de beaucoup, le statut de voyage diplomatique qu’il méritait, que les convenances les plus ordinaires demandaient.

Dans le même temps, avait été mise en avant par le pape, durant les deux sessions du synode sur la famille, l’ouverture nécessaire des débats à toutes les opinions, cela ne devant inquiéter personne puisque ces échanges se déroulaient sub Petro et cum Petro. Pareillement, l’encyclique Fratelli tutti prône une vision ouverte et inclusive des relations entre États, entre communautés ou groupes, entre personnes, où nul saurait être exclu, assène-t-on, car tous sont frères. Enfin, dans l’avion de retour de Slovaquie (dont le passage en Hongrie avait été une étape), François fit une réponse dilatoire à une question sur l’admission des politiciens favorables à l’avortement, la question étant posée explicitement aux États-Unis : Réaffirmant que l’avortement est un crime, le pape déclara que pour sa part, il n’avait jamais refusé à quiconque la communion eucharistique.

Deux poids, deux mesures, dira-t-on, selon des catégories classiques. Il nous semble que ces exemples signalent un mouvement autre, celui que nous tentons de décrire sommairement ici. Parce qu’ils sont porteurs d’un attachement fort à une doctrine morale objective intangible en ses principes et en certaines de ses conséquences, à un rite élaboré et prescriptif qui met au sommet les dimensions sacrificielles et d’adoration du culte chrétien, à une vision du bien commun national qui se sent redevable d’un héritage pluriséculaire tant national que religieux, certains ne bénéficient pas de la liberté de parole et de la considération intellectuelle constitutifs du débat, dialogue tant promu. Parce que, insinue-t-on dans l’Église, avant peut-être de le proclamer ouvertement comme dans la société, ils sont, eux, les obstacles au vivre ensemble, et non ce qu’ils nomment des péchés, des désordres, des abus.

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