Soljenitsyne: "La question ukrainienne est une des plus dangereuses pour notre avenir" (22/02/2022)

   Pour faire quelque peu contrepoids au choeur russophobe que le complexe politico-médiatique nous fait entendre à jets continus, il n'est pas sans intérêt de relire les pages qu'un des témoins et auteurs majeurs de notre temps, à savoir Alexandre Soljenitsyne, consacra à la question ukrainienne il y a plusieurs décennies déjà...

   Ayant des racines partiellement ukrainiennes, par son grand-père et sa grand-mère maternelle, Soljenitsyne a connu et aimé dès son enfance les chansons et les paysages ruraux ukrainiens.  "La question ukrainienne est une des plus dangereuses pour notre avenir, prévenait-il dans ses Esquisses d'exil, écrites en 1978, publiées en 1998, elle risque de nous porter un coup sanglant au moment même de notre libération, et nos esprits, des deux côtés, y sont mal préparés". Malgré le souvenir des épreuves communes, "il sera très difficile de ramener le dialogue à la raison" (trad. Fayard, p. 264). Ailleurs dans le même ouvrage, le Prix Nobel de littérature écrit que "réaliser l'amitié entre les Ukrainiens et les Russes, je ressens cela comme ma tâche de toujours" (p. 242). Pendant les années d'exil, il multiplia à cette fin les rencontres avec des Ukrainiens de la diaspora.

   Dans Comment réaménager notre Russie ?, paru en 1990, peu après la fin de règne du Parti communiste mais avant l'effondrement de l'Union soviétique (les deux n'étaient nullement liés),  Alexandre Issaïevitch rappelle la provenance commune des Russes, des Biélorusses et des Ukrainiens, unis au sein de l'Etat de Kiev (ou Rous de Kiev) du IXè au XIIIè siècles, et désunis ensuite par l'invasion mongole et l'hégémonie polono-lituanienne, jusqu'aux retrouvailles au sein de l'Empire des tsars au XVIIè siècle, sans pour autant jamais perdre leur culture et leurs références politiques communes. Les trois entités présentent aussi des singularités, certes, mais "c'est une imposture de fabrication récente qui fait remonter presque jusqu'au IXè siècle l'existence d'un peuple ukrainien distinct, parlant une langue différente du russe. Nous sommes tous issus de la précieuse ville de Kiev…" (trad. Fayard, p. 19). Aussi Soljenitsyne préconisait-il - et il l'avait déjà fait dans des déclarations publiques bien antérieures - de donner leur indépendance aux douze républiques soviétiques non slaves, et de constituer "une communauté féconde" entre les trois républiques réunissant majoritairement les Slaves de l'Est, en veillant à y assurer "l'intégrité de chacune des cultures" et "la conservation de chacune des langues", en ce compris des minorités non slaves (p. 13).

   Relatant, dans les Esquisses d'exil, ses échanges avec des intellectuels ukrainiens, l'auteur de L'archipel du Goulag fait état des avis divergents qu'il a pu rencontrer. Mais l'un de ses interlocuteurs, qui abondait dans son sens, fit remarquer à ses compatriotes que quand Symon Petlioura constitua en 1918 une armée indépendantiste ukrainienne, il ne mobilisa guère que 30.000 hommes. Les autres restèrent tranquillement chez eux. La soi-disant indépendance de l'Ukraine en 1918 ne fut guère qu'un artifice (p. 264).

   Apporter la réconciliation après les brisures du communisme - comment oublier les millions de morts de la famine provoquée dans les années '30 ? - constituera toujours pour Soljenitsyne une obsession. Toujours, il voudra mettre tout son poids dans la balance. Jusqu'à écrire ceci: "Il y a, en tout cas, une chose que je sais et proclamerai en son temps: s'il devait éclater, ce qu'à Dieu ne plaise, une guerre russo-ukrainienne, moi-même je n'y participerais pas et je ne laisserais pas mes fils y aller" (Esquisses, p. 265).

   De la part d'un homme dont les sentiments patriotiques russes ne peuvent absolument pas être mis en doute, ces lignes sont plus que lourdes de sens. Mais depuis qu'elles ont été écrites, l'environnement géopolitique a bien changé, et pas dans un sens favorable à l'apaisement. Qui imaginait, au début des années '90, que l'Otan s'élargirait en quelques années de la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Croatie, le Monténégro... et qu'on parlerait sérieusement d'y intégrer l'Ukraine et la Géorgie ? On nous dit qu'un Etat souverain est libre d'adhérer aux organisations internationales de son choix. C'est vrai, mais lesdites organisations ont la responsabilité de les accepter ou non, en prenant en considération toutes les données politiques et stratégiques. L'Otan a bien su dire non à Boris Eltsine quand celui-ci proposa que la Russie adhère à l'Otan ! Le président Clinton déclara à l'époque que l'élargissement de l'Otan se poursuivrait, quoi que fasse ou ne fasse pas la Russie. Cela s'appelle condamner un pays à l'isolement.

   Je ne sais pas ce que Soljenitsyne écrirait aujourd'hui. Mais sa longue fréquentation m'autorise à faire l'hypothèse qu'il ne désapprouverait pas son président.

   Le contentieux entre Russes et Ukrainiens ukrainophones est un contentieux entre frères, qui n'ont pas vocation à être ennemis. Le pire que pouvaient faire les Occidentaux était de s'en mêler. Et ils l'ont fait.

Paul Vaute

17:00 | Lien permanent | Commentaires (7) |  Facebook | |  Imprimer |