Ukraine : la réponse de Bruno Tertrais à Henri Guaino; "l’Europe n’est pas somnambule" (18/05/2022)

Du Figaro Vox via artofuss.blog :

Bruno Tertrais: «Non, Henri Guaino, face à la Russie, nous avons les yeux grands ouverts»

17 mai 2022

– Le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (think-tank) Bruno Tertrais répond à la tribune d’Henri Guaino intitulée «Nous marchons vers la guerre comme des somnambules», publiée dans nos colonnes le 13 mai.

Le texte d’Henri Guaino nous invite à prendre du recul sur les événements d’Ukraine. Il a le mérite de convoquer l’histoire tragique du XXsiècle pour nous inciter à réfléchir aux conséquences de nos actions et de nos choix stratégiques.

Ce faisant, toutefois, il se trompe d’analogie historique, tire des enseignements erronés de la guerre froide, méconnaît la stratégie américaine, prend peu de distance vis-à-vis du récit russe et établit une fausse symétrie entre deux camps.

En avertissant que nous risquons de nous comporter comme les «somnambules» de 1914, il se trompe d’analogie. Ce n’est pas ici que nous trancherons le débat interminable- au sens propre du terme – sur les origines et les causes de la Première Guerre mondiale. Tout au plus soulignera-t-on que l’idée d’un engrenage qui aurait dépassé la volonté humaine est loin d’être consensuelle. Et les différences sont tellement nombreuses qu’elles rendent l’analogie inopérante. L’enthousiasme pour la guerre n’existe plus guère en Occident, où les leçons du siècle passé ont été apprises. Du côté russe, tout indique que M. Poutine comprend très bien ce qu’est la «ligne rouge» à ne pas franchir, celle de l’article 5 du traité de Washington. Le système d’alliances n’est plus le même. La Chine, deuxième puissance mondiale, poussera Moscou davantage à la retenue qu’à l’escalade. Enfin, la dynamique des schémas rigides de mobilisation des années 1910 n’a aucune pertinence aujourd’hui.

S’il fallait à tout prix trouver une analogie utile dans la première moitié du siècle précédent, ce serait hélas plutôt la fin des années 1930. Se font bel et bien face en Ukraine un agresseur et un agressé, une puissance expansionniste voulant rassembler les «Russes» comme hier une autre les «Allemands», et un État aux frontières reconnues – y compris par Moscou – brutalement envahi. Et le premier avertissement avait été donné en 2014 avec la Crimée, dont les modalités d’annexion ne pouvaient manquer de faire penser à l’Anschluss. Mais avec une différence majeure: il n’y a guère de risque immédiat, aujourd’hui, d’attaque des pays alliés.

 

Le texte de M. Guaino tire des enseignements erronés de la guerre froide, qui vit les deux grands s’affronter indirectement en Corée, au Vietnam ou en Afghanistan: il omet le rôle de la dissuasion nucléaire, qui a tant fait pour qu’ils aient peur de l’affrontement direct. Or cette dissuasion existe encore aujourd’hui, et la Russie en respecte les règles essentielles. En outre, ce que la guerre froide nous a aussi appris, de la crise de Berlin à celle de Cuba, c’est que la fermeté paye.

Nuance

Le partenariat conclu fin 2021 par l’Amérique avec l’Ukraine serait «dirigé explicitement contre la Russie» ? S’il mentionnait Moscou, c’était pour rappeler que Washington soutiendrait les efforts de Kyiv pour recouvrer sa souveraineté, à un moment où l’Ukraine était déjà partiellement occupée et où M. Poutine massait près de 200.000 hommes à ses frontières. Aujourd’hui, il ne s’agit nullement d’«acculer» la Russie, que personne ne souhaite envahir, mais de la faire reculer. Nuance majeure. Le sens de la déclaration malvenue mais spontanée de M. Biden fin mars («M. Poutine doit partir») a été clarifié: Washington n’a pas une politique de «changement de régime». Quant à celle du secrétaire à la Défense, M. Austin, fin avril, selon laquelle les États-Unis souhaitent «voir la Russie affaiblie au point de ne plus pouvoir le genre de choses qu’elle a fait en envahissant l’Ukraine», elle était maladroite mais guère contestable à la lettre, et cohérente avec l’idée maîtresse de Washington de souhaiter que la guerre soit un «échec stratégique» pour M. Poutine. Sans compter que M. Austin appelait quelques jours plus tard son homologue russe à un «cessez-le-feu immédiat»… Une bonne référence est sans doute l’Afghanistan, que l’Union soviétique craignait de voir s’éloigner alors que tout recul du communisme était considéré comme inacceptable par Moscou. L’assistance à la résistance contribua à ce que l’Armée rouge abandonne le pays.Sortie de son long sommeil stratégique, elle a compris le tragique de l’histoire. Réveillée, elle voit la Russie de M. Poutine pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait

Comment peut-on renvoyer dos à dos l’agresseur et ceux qui aident l’État envahi à se défendre? Il ne s’agit pas d’idéaliser l’Ukraine. Comme le disait Arthur Koestler,«nous nous battons contre un mensonge absolu au nom d’une demi-vérité».

L’auteur estime que «cette Russie-là ne voit peut-être pas la guerre en Ukraine comme une guerre d’invasion mais comme une guerre de sécession. Sécession du berceau du monde russe, de la terre où s’est joué tant de fois le sort de la Russie, où elle a repoussé les Polonais et les armées de Hitler.» C’est faire preuve d’un singulier manque de recul vis-à-vis du récit russe. Car ce territoire fut aussi le berceau du… monde ukrainien, issu lui aussi de la matrice commune de la Rus’ de Kyiv. Et ce qui s’y est joué d’abord et avant tout est le sort de ses habitants, martyrisés tout autant, et plus longuement, par Staline que par Hitler.

Certes, il faut connaître le complexe obsidional de la Russie et la paranoïa de ses dirigeants. Notre langage public doit être prudent, et le débat sur ce que les militaires appellent «l’état final recherché» est parfaitement légitime. Il ne va pas de soi, en particulier, que tous les pays occidentaux soutiendraient une reconquête de la Crimée.

Mais l’Europe n’est pas somnambule. Sortie de son long sommeil stratégique, elle a compris le tragique de l’histoire. Réveillée, elle voit la Russie de M. Poutine pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle fait. Le temps n’est pas venu de trouver la «porte de sortie» que M. Guaino appelle de ses vœux: rien n’indique en effet que M. Poutine ait aujourd’hui un quelconque intérêt pour cette idée. Il est temps en revanche de se souvenir des enseignements du gaullisme: ne pas céder à l’agression ; refuser les politiques d’«apaisement» tout autant que les «sphères d’influence» ; soutenir la liberté des peuples et la souveraineté des nations.

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