Tous pélagiens ? (21/07/2024)

De sur Crisis Magazine :

Sommes-nous tous pélagiens à présent?

Pour de nombreux disciples modernes de Pélage, entrer au Ciel n’est rien d’autre qu’une entreprise d’entraide, le résultat d’une simple volonté de faire le bien, en contournant le besoin de grâce en cours de route.

20 juillet 2024

Tel est le « compliment terrifiant », comme le décrit C. S. Lewis, que Dieu nous a fait en accordant un sérieux extrême aux choix que nous faisons. Il nous laisse entièrement libres, pour ainsi dire, de nous rendre en enfer, transformant sa grâce en notre chagrin.

« Dans sa volonté est notre paix », nous dit Dante dans le Chant III du Paradis . Mais supposons que quelqu’un décide qu’il ne veut pas vraiment la paix de Dieu ? Ou qu’il puisse se la procurer lui-même – assez facilement, en fait – sans recourir à la grâce ?

Orthodoxe. Fidèle. Libre.

C'est la position adoptée par un moine breton, Pélage, qui s'était installé à Rome au début du cinquième siècle, provoquant une riposte massive de la part d'un personnage aussi important que le Docteur de la Grâce lui-même, saint Augustin, qui dura des années et des années. Ce fut la dernière grande controverse de la vie d'Augustin, dont l'issue fixa non seulement les paramètres du problème mais aussi sa solution. Le pauvre Pélage languit parmi les archi-hérétiques, où il demeure encore aujourd'hui malgré les efforts de certains pour le réhabiliter.

Pour Augustin, dont l'intérêt pour la question était loin d'être académique, les deux pôles de toute position raisonnable étaient, d'une part, la misère de l'homme sans Dieu, livré à ses propres moyens pécheurs et, d'autre part, l'efficacité imprévue de la prescience et de la grâce divines, qui disposent l'homme à accepter l'offre la plus étonnante de toutes, à savoir le don gratuit du salut de Dieu. La grandeur pure à laquelle nous avons été appelés face à la misère dans laquelle nous sommes depuis longtemps plongés. Et entre les deux extrémités se trouve le témoignage bouleversant de la vie même d'Augustin, qui lui interdit d'oublier à jamais la délivrance miséricordieuse de Dieu d'une vie de péché et de mort. 

Il fallait donc combattre, combattre et renverser le pélagianisme, car il représentait une attaque frontale contre le mystère central de la foi, qui est notre rédemption par le Christ. Ce fut l’expérience décisive de la vie d’Augustin, un moment d’enseignement qu’il allait passer le reste de sa vie à transmettre aux autres. Car si l’exercice du libre arbitre, même lorsqu’il est associé à de hautes activités humaines, suffisait à mettre la vertu et sa récompense céleste à la portée de tous, comme l’enseignait Pélage, pourquoi aurions-nous besoin du Christ ? 

Pourquoi nous enseigner le Notre Père , avec sa demande de pardon pour nos péchés présents ou pour être épargné de la tentation de commettre des péchés futurs, si nous nous en sortons très bien sans Lui ? Il ne serait rien de plus qu'une cinquième roue du carrosse, tout à fait superflue pour maintenir la voiture sur la route, puisque la nature humaine à elle seule suffirait à allumer le moteur. Et s'il doit y avoir une grâce, qu'elle reste purement cosmétique, apportant un brillant lisse à un modèle par ailleurs parfait de la vie morale.

Pour Pélage et ses nombreux disciples, à l’époque comme aujourd’hui, c’est en fin de compte ce qu’est le christianisme : le moralisme. Entrer au ciel n’est rien d’autre qu’une entreprise d’entraide, le résultat d’une simple volonté de faire le bien, en contournant le besoin de la grâce en cours de route. Nous ne sommes pas sauvés par l’immersion baptismale dans le mystère du Christ, qui lave une âme imprégnée de la souillure du péché originel. Nous sommes sauvés en faisant les bons choix, en nous forçant encore et encore à nous conformer au noble exemple donné par le Christ, dont le standard de sainteté est parfaitement à la portée de quiconque est déterminé à le faire lui-même.  

« Pélage n’avait aucune patience face à la confusion qui semblait régner sur les pouvoirs de la nature humaine », raconte Peter Brown dans sa superbe biographie de saint Augustin. Peu importe, bien sûr, que notre intellect soit faillible ou que notre volonté reste capricieuse ; de tels obstacles ne font pas le poids face à ceux qui, comme Pélage, sont toujours au sommet de leur art.    

Lui et ses partisans écrivaient pour les hommes « qui veulent changer les choses pour le mieux ». Il refusait de considérer ce pouvoir d’amélioration personnelle comme ayant été irrémédiablement compromis ; l’idée d’un « péché originel » qui pourrait rendre les hommes incapables de ne pas pécher encore davantage lui paraissait tout à fait absurde. 

C’est là, donc, que se trouve le point de discorde le plus profond entre les deux hommes. C’est là qu’Augustin situerait « le poison caché et horrible » caché dans la bourse pélagienne, l’imputation sournoise selon laquelle ce qui sauve finalement, c’est l’exemple humain du Christ et non sa personne divine. Alors que pour Augustin, le fait que nous soyons des créatures déchues, qui, dans la chute d’Adam, nous avons tous péché, nous rend incapables de ne plus jamais pécher. Non posse non peccare , insisterait-il face à un optimisme pélagien toujours croissant qui, tel un train fou, refuse de prendre conscience de l’abîme qui se profile devant lui.   

L’exemple de Julien d’Eclanum illustre parfaitement ce point. Très tôt adepte des excès pélagiens, il devint dans sa vieillesse le critique le plus acharné d’Augustin. Il croyait réellement qu’en le voulant simplement, on pouvait facilement retrouver la béatitude d’Adam avant la chute. « Seul un mince mur de mœurs corrompues, nous dit Brown, se dressait entre Julien et la délicieuse innocence du premier état de l’homme. » Comme si l’excellence dans la vie morale n’était qu’une question d’éducation, ou peut-être même d’une bonne alimentation accompagnée de beaucoup d’air frais et de sports de plein air. 

Augustin, quant à lui, s’oriente dans une direction très différente, celle du réalisme sobre quant à nos perspectives. Face au ver dans la pomme, dont le germe du mal pénètre profondément dans le fruit humain, infectant à la fois la chair et l’esprit, aucune volonté personnelle ou ingénierie sociale ne fera la moindre différence en l’absence de la grâce. Et la grâce, loin d’être un simple facilitateur dans la vie de vertu, est précisément l’action requise pour relancer tout le processus. Devenant, dans un calcul augustinien, le fondement même de la liberté elle-même. « La grâce de Dieu, écrit-il, loin de détruire la volonté humaine, la grâce la rend bonne. »

Ainsi, à chaque tournant, nous nous trouvons dépendants de la grâce, tout comme le sol dépend de l’eau, les fleurs des champs de la lumière du soleil. Le pouvoir que nous avons de façonner nos vies ne peut finalement provenir que d’une source que nous ne pouvons pas façonner mais que nous pouvons seulement recevoir. Peter Brown l’a exprimé de manière concise dans son analyse finale du projet pélagien. Il écrit :

L'idée que notre capacité à nous déterminer nous-mêmes dépend de domaines que nous ne pouvons pas déterminer nous-mêmes est au cœur de l'attitude « thérapeutique » d'Augustin à l'égard de la relation entre la « grâce » et le « libre arbitre »... Le processus de guérison par lequel l'amour et la connaissance sont réintégrés est rendu possible par un lien indissociable entre l'autodétermination croissante et la dépendance à une source de vie qui échappe toujours à l'autodétermination. 

Ce qui veut dire, bien sûr, que la perfection que nous recherchons ne se produira pas du jour au lendemain, mais seulement à la suite d'un long et pénible processus de guérison, qui s'étendra jusqu'au plus profond de l'être. Et le résultat, pour être heureux, dépendra du mystère de la grâce.

Ainsi, pour Augustin, l’homme libre est finalement celui chez qui le besoin et l’attrait de la grâce se sont intimement unis. En défendant ce dernier, Augustin démantèlera tout l’édifice pélagien, cimenté par les « ennemis de la grâce du Christ ». Nous devons lui en être reconnaissants.

Auteur

Regis Martin est professeur de théologie et professeur associé au Veritas Center for Ethics in Public Life de l'Université franciscaine de Steubenville. Il a obtenu une licence et un doctorat en théologie sacrée de l'Université pontificale Saint-Thomas d'Aquin à Rome. Martin est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Still Point: Loss, Longing, and Our Search for God (2012) et The Beggar's Banquet (Emmaüs Road). Son livre le plus récent, publié par Scepter, s'intitule Looking for Lazarus: A Preview of the Resurrection.

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