De Régis Martin sur Crisis Magazine :
Sommes-nous tous pélagiens à présent?
Pour de nombreux disciples modernes de Pélage, entrer au Ciel n’est rien d’autre qu’une entreprise d’entraide, le résultat d’une simple volonté de faire le bien, en contournant le besoin de grâce en cours de route.
20 juillet 2024
Tel est le « compliment terrifiant », comme le décrit C. S. Lewis, que Dieu nous a fait en accordant un sérieux extrême aux choix que nous faisons. Il nous laisse entièrement libres, pour ainsi dire, de nous rendre en enfer, transformant sa grâce en notre chagrin.
« Dans sa volonté est notre paix », nous dit Dante dans le Chant III du Paradis . Mais supposons que quelqu’un décide qu’il ne veut pas vraiment la paix de Dieu ? Ou qu’il puisse se la procurer lui-même – assez facilement, en fait – sans recourir à la grâce ?
Orthodoxe. Fidèle. Libre.
C'est la position adoptée par un moine breton, Pélage, qui s'était installé à Rome au début du cinquième siècle, provoquant une riposte massive de la part d'un personnage aussi important que le Docteur de la Grâce lui-même, saint Augustin, qui dura des années et des années. Ce fut la dernière grande controverse de la vie d'Augustin, dont l'issue fixa non seulement les paramètres du problème mais aussi sa solution. Le pauvre Pélage languit parmi les archi-hérétiques, où il demeure encore aujourd'hui malgré les efforts de certains pour le réhabiliter.
Pour Augustin, dont l'intérêt pour la question était loin d'être académique, les deux pôles de toute position raisonnable étaient, d'une part, la misère de l'homme sans Dieu, livré à ses propres moyens pécheurs et, d'autre part, l'efficacité imprévue de la prescience et de la grâce divines, qui disposent l'homme à accepter l'offre la plus étonnante de toutes, à savoir le don gratuit du salut de Dieu. La grandeur pure à laquelle nous avons été appelés face à la misère dans laquelle nous sommes depuis longtemps plongés. Et entre les deux extrémités se trouve le témoignage bouleversant de la vie même d'Augustin, qui lui interdit d'oublier à jamais la délivrance miséricordieuse de Dieu d'une vie de péché et de mort.
Il fallait donc combattre, combattre et renverser le pélagianisme, car il représentait une attaque frontale contre le mystère central de la foi, qui est notre rédemption par le Christ. Ce fut l’expérience décisive de la vie d’Augustin, un moment d’enseignement qu’il allait passer le reste de sa vie à transmettre aux autres. Car si l’exercice du libre arbitre, même lorsqu’il est associé à de hautes activités humaines, suffisait à mettre la vertu et sa récompense céleste à la portée de tous, comme l’enseignait Pélage, pourquoi aurions-nous besoin du Christ ?
Pourquoi nous enseigner le Notre Père , avec sa demande de pardon pour nos péchés présents ou pour être épargné de la tentation de commettre des péchés futurs, si nous nous en sortons très bien sans Lui ? Il ne serait rien de plus qu'une cinquième roue du carrosse, tout à fait superflue pour maintenir la voiture sur la route, puisque la nature humaine à elle seule suffirait à allumer le moteur. Et s'il doit y avoir une grâce, qu'elle reste purement cosmétique, apportant un brillant lisse à un modèle par ailleurs parfait de la vie morale.
Pour Pélage et ses nombreux disciples, à l’époque comme aujourd’hui, c’est en fin de compte ce qu’est le christianisme : le moralisme. Entrer au ciel n’est rien d’autre qu’une entreprise d’entraide, le résultat d’une simple volonté de faire le bien, en contournant le besoin de la grâce en cours de route. Nous ne sommes pas sauvés par l’immersion baptismale dans le mystère du Christ, qui lave une âme imprégnée de la souillure du péché originel. Nous sommes sauvés en faisant les bons choix, en nous forçant encore et encore à nous conformer au noble exemple donné par le Christ, dont le standard de sainteté est parfaitement à la portée de quiconque est déterminé à le faire lui-même.
« Pélage n’avait aucune patience face à la confusion qui semblait régner sur les pouvoirs de la nature humaine », raconte Peter Brown dans sa superbe biographie de saint Augustin. Peu importe, bien sûr, que notre intellect soit faillible ou que notre volonté reste capricieuse ; de tels obstacles ne font pas le poids face à ceux qui, comme Pélage, sont toujours au sommet de leur art.
Lui et ses partisans écrivaient pour les hommes « qui veulent changer les choses pour le mieux ». Il refusait de considérer ce pouvoir d’amélioration personnelle comme ayant été irrémédiablement compromis ; l’idée d’un « péché originel » qui pourrait rendre les hommes incapables de ne pas pécher encore davantage lui paraissait tout à fait absurde.
C’est là, donc, que se trouve le point de discorde le plus profond entre les deux hommes. C’est là qu’Augustin situerait « le poison caché et horrible » caché dans la bourse pélagienne, l’imputation sournoise selon laquelle ce qui sauve finalement, c’est l’exemple humain du Christ et non sa personne divine. Alors que pour Augustin, le fait que nous soyons des créatures déchues, qui, dans la chute d’Adam, nous avons tous péché, nous rend incapables de ne plus jamais pécher. Non posse non peccare , insisterait-il face à un optimisme pélagien toujours croissant qui, tel un train fou, refuse de prendre conscience de l’abîme qui se profile devant lui.
L’exemple de Julien d’Eclanum illustre parfaitement ce point. Très tôt adepte des excès pélagiens, il devint dans sa vieillesse le critique le plus acharné d’Augustin. Il croyait réellement qu’en le voulant simplement, on pouvait facilement retrouver la béatitude d’Adam avant la chute. « Seul un mince mur de mœurs corrompues, nous dit Brown, se dressait entre Julien et la délicieuse innocence du premier état de l’homme. » Comme si l’excellence dans la vie morale n’était qu’une question d’éducation, ou peut-être même d’une bonne alimentation accompagnée de beaucoup d’air frais et de sports de plein air.
Augustin, quant à lui, s’oriente dans une direction très différente, celle du réalisme sobre quant à nos perspectives. Face au ver dans la pomme, dont le germe du mal pénètre profondément dans le fruit humain, infectant à la fois la chair et l’esprit, aucune volonté personnelle ou ingénierie sociale ne fera la moindre différence en l’absence de la grâce. Et la grâce, loin d’être un simple facilitateur dans la vie de vertu, est précisément l’action requise pour relancer tout le processus. Devenant, dans un calcul augustinien, le fondement même de la liberté elle-même. « La grâce de Dieu, écrit-il, loin de détruire la volonté humaine, la grâce la rend bonne. »
Ainsi, à chaque tournant, nous nous trouvons dépendants de la grâce, tout comme le sol dépend de l’eau, les fleurs des champs de la lumière du soleil. Le pouvoir que nous avons de façonner nos vies ne peut finalement provenir que d’une source que nous ne pouvons pas façonner mais que nous pouvons seulement recevoir. Peter Brown l’a exprimé de manière concise dans son analyse finale du projet pélagien. Il écrit :
L'idée que notre capacité à nous déterminer nous-mêmes dépend de domaines que nous ne pouvons pas déterminer nous-mêmes est au cœur de l'attitude « thérapeutique » d'Augustin à l'égard de la relation entre la « grâce » et le « libre arbitre »... Le processus de guérison par lequel l'amour et la connaissance sont réintégrés est rendu possible par un lien indissociable entre l'autodétermination croissante et la dépendance à une source de vie qui échappe toujours à l'autodétermination.
Ce qui veut dire, bien sûr, que la perfection que nous recherchons ne se produira pas du jour au lendemain, mais seulement à la suite d'un long et pénible processus de guérison, qui s'étendra jusqu'au plus profond de l'être. Et le résultat, pour être heureux, dépendra du mystère de la grâce.
Ainsi, pour Augustin, l’homme libre est finalement celui chez qui le besoin et l’attrait de la grâce se sont intimement unis. En défendant ce dernier, Augustin démantèlera tout l’édifice pélagien, cimenté par les « ennemis de la grâce du Christ ». Nous devons lui en être reconnaissants.
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Commentaires
Une Eglise officiellement catholique, mais aussi, C'EST UN FAIT, effectivement néo-catholique post-conciliaire, dans laquelle on parle le moins possible
- du péché originel et de ses conséquences en matière morale ET en matière religieuse,
- du caractère nécessaire de la conversion vers Jésus-Christ ET de l'abandon des conceptions et des conduites qui maintiennent à distance de Jesus-Christ, notamment quand ces conceptions et ces conduites sont situées au sein des religions non chrétiennes,
- des fins dernières et du problème qui caractérise l'enfer, ce problème n'étant pas un risque de "vide", bien au contraire,
une telle Eglise est mûre ou est prête à accorder le bénéfice du meilleur accueil possible à un pélagianisme démesurément inclusiviste et périphériste.
Nous sommes ici en présence d'une tendance à la pélagianisation qui a commencé à se manifester dès le début du deuxième après guerre mondiale, au moyen du contournement des exigences ou du détournement de la finalité de l'existentialisme et du personnalisme chrétiens, sinon au moyen de ces courants de pensée eux-mêmes.
Par ailleurs, la conception dominante ou la réception dominante d'au moins deux documents pontificaux d'inspiration conciliaire, même s'il ne s'agit pas de documents du Concile, à savoir Pacem in terris de Jean XXIII et Ecclesiam suam de Paul VI, a amplifié cette tendance à la tentation de s'en remettre à du pélagianisme, comme en témoigne Gaudium et spes, et surtout la deuxième partie de ce document.
Enfin, il faut commencer par se mettre en mesure de résister à la tentation de l'immanentisme pour pouvoir résister à celle de se soumettre au pélagianisme, mais est-il facile de rester libre et responsable, en Jesus-Christ, face à la tentation de l'immanentisme, dans l'Eglise de Laudato si et de Fratelli tutti ? Est-ce facile et surtout est-ce possible ?
Le pélagianisme et sa réfutation ne concernent pas seulement le salut personnel. Ils ont des implications politiques.
Le sociologue et historien belge Léo Moulin (agnostique) faisait du refus du péché originel une spécificité de l'idéologie de gauche. Celle-ci voit dans un changement des structures (institutions, lois, organisation de la société) le moyen de rendre l'homme bon.
Les antipélagianistes considèrent au contraire qu'à côté d'aspirations au bien l'inclination au mal est persistante. Elle génère les abus (aux dépens des plus paisibles), la peur (face aux plus agressifs), l'avidité, la jalousie, la paresse, etc. Et les structures doivent s'adapter à cet invariant moral. Elles ne peuvent ambitionner de faire advenir la vertu, mais seulement de limiter les occasions pour les tares de faire des dégâts.
Telles sont les options : croire qu'en cessant de contrarier le malfaisant, il s'assagira ; ou se rendre compte que l'absence de vérité normative enhardit ceux qui ont une propension aux comportements négatifs.
L'histoire des régimes politiques a montré que l'optimisme social engendre les pires déferlements de criminalité, l'échec des projets de régénération déclenchant l'engrenage de la répression. La préservation d'un minimum de civilisation exige le réalisme sur la nature humaine.