Notre ami L.W., du Forum Laïc Catholique Romain, a rencontré Monseigneur Julien Ries, notre nouveau cardinal. Il nous fait l'immense plaisir de nous communiquer l'interview que le prélat lui a accordé et nous autorise à le reproduire ici. Nous lui exprimons notre plus vive gratitude ainsi qu'à tous nos amis du Forum Laïc Catholique Romain.
Entretien avec Monsieur le Cardinal Ries, Villers-Saint-Amand, le 16 janvier 2012
Parcours
Avant de commencer l’interview, nous voulions vous féliciter, au nom de tous les membres du Forum laïc catholique romain, pour votre accession au cardinalat.
Monsieur le cardinal, vous êtes né en 1920 à Fouches, près d’Arlon. Pourriez-vous nous dire quelques mots de la vie dans ce petit village de la province de Luxembourg à l’époque de votre enfance ? Avez-vous certains souvenirs de messes célébrées à l’Eglise Saint Hubert de Fouches ?
À l’époque, c’était un village vraiment sympathique ; ça le reste encore mais évidemment, aujourd’hui, il est devenu beaucoup plus grand ; et dans ce village, on s’entendait vraiment très bien. Nous avions un excellent curé. Je lui servais la messe tous les matins, pendant toute l’année et à l’âge de douze ans, je lui ai dit : « je veux devenir prêtre ». Alors, il s’est occupé de moi ; il m’a appris le latin ; il m’a appris le grec ; nous avons fait un tour de la grammaire française ; et c’est comme cela qu’il m’a préparé à entrer au Séminaire de Bastogne. J’ai pu entrer ainsi directement en cinquième latine ; l’année où j’avais beaucoup travaillé avec lui a compté pour mon diplôme normal d’humanité. C’était possible à l’époque : on pouvait faire une année en dehors d’un institut, d’une école ou d’un séminaire.
Dans ce village, il y avait une excellente pratique religieuse ; même en semaine, il y avait beaucoup de monde bien que la messe était célébrée tôt, à sept heures du matin et cela même en hiver. Nous avions un très bon personnel enseignant aussi. Il y avait une particularité, dans ce petit coin de la Lorraine belge : à l’époque on parlait trois langues : le luxembourgeois, le français et l’allemand. Si bien qu’à l’âge de 12 ans, je connaissais ces trois langues. Et cela a été très précieux. C’était une vie vraiment très agréable…
Ãglise Saint Hubert de Fouches
Vous avez été ordonné prêtre le 12 août 1945 à la sortie de la guerre. Dans quel état dâesprit étiez-vous alors ?
Dâabord très heureux de sortir de la guerre parce que la vie au séminaire à Namur nâétait pas tous les jours très agréable pendant la guerre, surtout à la fin de la guerre avec les bombardements. Namur était bombardée régulièrement la nuit. Nous devions nous lever et descendre dans les caves. Il y a eu dâailleurs des bombardements qui ont coûté la vie à des dizaines de personnes, bombardements allemands puis bombardements alliés qui essayaient de détruire le nÅud ferroviaire qui était très important . Alors évidemment, sortir de la guerre, pour nous, câétait la joie après avoir connu ces quatre années, quatre années de restriction alimentaire aussi. Heureusement que nous avions les parents qui pouvaient nous apporter un supplément de nourriture parce que la guerre fut un moment très pénible en Belgique au point de vue de lâalimentation. Donc alors, jâétais vraiment très heureux. Et après mon ordination, mon évêque mâa dit : « je vous envoie à lâuniversité de Louvain pour faire un doctorat en théologie » si bien que je suis parti encore pour quatre années dâétudes à Louvain. Ajoutez à cela une licence en philologie et histoire orientale. Jâai étudié lâhébreu, le copte et le syriaque, ce qui allait me servir pour mes recherches sur la religion manichéenne.
Place dâarmes, Namur après les bombardements de 1944
Nous avons parlé de votre ordination sacerdotale. Quel conseil pourriez-vous donner à un jeune de 16 ou 25 ans qui songe, aujourdâhui, en 2012, à la prêtrise, alors que rien dans la société ne pourrait le pousser dans ce sens ?
Je pourrais lui dire que câest une vie magnifique et si jâavais un conseil à lui donner je lui dirais dâentrer au séminaire de Namur où jâai fait mes études parce que là se trouvent réunis les séminaristes de Namur, de Liège, de Tournai, les séminaristes francophones de Bruxelles et une communauté nouvelle quâon appelle la communauté du néocatéchuménat. Il y a là une cinquantaine de séminaristes qui vivent dans une atmosphère absolument agréable. Jây ai été invité quand jâai reçu du Saint Père, il y a deux ans, la prélature dâhonneur. Jâai passé une demi-journée avec eux et câest une atmosphère vraiment extraordinaire, et remarquable au point de vue des études aussi.
Reprenons votre parcours. Vers 1950, vous avez été professeur de religion à lâathénée dâAthus, aux trois frontières, pendant neuf ans. Quel souvenir en gardez vous ?
Un excellent souvenir. Jâavais là 300 élèves, moitié garçons, moitié filles qui étaient pour la plupart des enfants de familles de métallurgistes. à ce moment là , lâusine tournait encore à plein rendement. Câétait des enfants qui étaient bien éduqués et qui étaient très attentifs ; les cours de religion que je donnais étaient très bien suivis. Et quand plus tard, jâai revu certains de mes anciens, ils mâont dit avoir, eux aussi, gardé un très bon souvenir de ces coursâ¦
Parlons des cours de religion aujourdâhui. Il y a évidemment un programme pour les cours de religion catholique. Sur quels points, les professeurs de religion, particulièrement ceux de lâenseignement secondaire, devraient, selon vous, insister ?
Je pense quâils devraient commencer par aller au cÅur de la religion et donner de lâenthousiasme aux jeunes pour le Christ, leur faire comprendre qui est Jésus de Nazareth et à ce moment-là , la vie des jeunes recevra un idéal qui les transformera. Je pense que câest lâessentiel à faire comme réforme à lâheure actuelle et il faut que le professeur lui-même soit enthousiaste.
De 1962 à 1965, câest le concile « Vatican II » ; comment lâavez-vous vécu à lâépoque ?
Je lâai vécu comme doyen de Messancy, avec lâespoir que nous avions tous dâun grand changement dans lâEglise. On lâa bien vécu. Je suis allé moi-même une journée au concile et jâai pu ainsi participer à un véritable débat sur les grands problèmes de lâEglise et jâai été vraiment très heureux. Jâai constaté que ce travail était un travail important. Au lendemain du concile, il y a eu des réactions dans tous les sens. Et à lâépoque dans notre pays, le jeune clergé voulait aller plus vite encore si bien que, à la fin du concile, les dix premières années ont été des années de fortes tensions, même à lâintérieur du clergé.
En 1968, vous avez été nommé à lâUCL professeur dâhistoire des religions. Câest lâépoque du « Walen buiten », de la fameuse déclaration de Mgr De Smet, évêque de Bruges pour la scission de lâuniversité et de la démission du gouvernement Vandenboeynants. Comment avez-vous vécu ces évènements ?
Douloureusement. Très douloureusement parce que les étudiants étaient manipulés. à lâépoque, il y avait Goossens qui revenait du séminaire marxiste de Prague et qui menait les étudiants. Par exemple, un jour à 6 heures du matin, je suis réveillé par des chants ; câest une marche dans la rue. Je me mets à la fenêtre et je vois tout un groupe qui descendait la rue de Namur (à Leuven) et scandait des chants qui me rappelait ce que jâavais vu durant la guerre chez les Allemands. Puis, jâai vu des cortèges avec des religieux et des religieuses en tête réclamer la démission de Mgr Descamps qui était le recteur de lâuniversité. Câétait vraiment un désordre dans les esprits et à lâuniversité câétait une véritable catastrophe. Jâétais alors encore doyen de Messancy, en même temps que jâenseignais à Louvain. Un jour, je veux prendre mon train pour revenir à Messancy et je vois un grand cortège qui se forme et au coin de la rue Léopold, une autopompe qui était braquée sur la rue ; et quand le cortège arrive à ma hauteur, je vois en tête des religieuses et lâautopompe commence à décharger ! Câétait un drôle de spectacleâ¦
Les évènements de Leuven
Publications et réflexions autour de celles-ci
Vous avez publié plus de 600 ouvrages de références concernant essentiellement lâanthropologie religieuse. Georges Dumézil, avait, comme vous, procédé à un important travail d'étude comparative des textes les plus anciens des mythologies et des religions des peuples indo-européens. Quâest-ce que ces études comparatives peuvent nous apprendre ?
Les études comparatives nous permettent dâétudier des religions pour lesquelles nous nâavons que des données fragmentaires. Georges Dumézil, qui connaissait 40 langues, grâce à cette analyse quâil a pu faire des différentes religions, est parvenu à établir le caractère fondamental de ces peuples indo-européens. Ces sociétés étaient organisées selon trois fonctions : la classe des prêtres et des rois, la classe des militaires et celle des agriculteurs/éleveurs. Câest ainsi que nous avons une clé dâentrée dans ces religions indo-européennes. Nous pouvons alors suivre les différentes religions indo-européennes sur leurs parcours. 3000 ans avant notre ère, ces différentes religions existaient déjà et se sont répandues dans différents pays dâEurope.
Avec Mircea Eliade, vous situez au centre de l'expérience religieuse de lâhomme, la notion du « Sacré ». Vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Jâai continué sur la lancée de Mircea Eliade qui avait dégagé la notion dâhomme religieux, homo religiosus, et qui basait cette notion sur le sacré. Alors, jâai fait un premier travail de recherche grâce au vocabulaire du sacré dans les différentes religions du monde. Ceci a permis de montrer que lâhomme religieux a une conception de lâexistence qui dépasse lâexistence terrestre et qui est orienté vers une transcendance. Câest très important. Cette notion de sacré, nous la rencontrons à travers le vocabulaire des différentes religions du monde. De plus, à lâheure actuelle, grâce aux découvertes qui ont été faites en Afrique notamment, par les archéologues et par les préhistoriens, nous voyons que lâhomme était déjà un homme religieux au moment des premières cultures humaines.
Le sacré est donc lié à la lâhomme. Abordons la question de la révélation. Dans les différentes religions, quelle est la part venant de lâhomme et quelle est la part « révélée » ?
Nous avons trois religions révélées. Il y a dâabord le message que le Dieu de lâAncien Testament adresse à Abraham puis à Moïse et aux prophètes. Nous avons là un message qui accompagne lâhomme. Dieu accompagne lâhomme. Et ce Dieu qui accompagne lâhomme va choisir Israël comme peuple privilégié. Par les prophètes, ce peuple prépare la venue du Messie. Nous avons la religion chrétienne qui va suivre et là , le message devient très clair par Jésus, fils de Marie et fils de Dieu. Jésus va former ses apôtres et lâévangile devient le grand message de lâEglise. Un autre message qui se dit aussi un message révélé, câest le message du prophète Muhammad, qui vient évidemment beaucoup plus tard. Ce message est autre que celui de lâancien testament et que celui de Jésus transmis par les apôtres. Et ce message se dit le dernier message. En réalité, à lâheure actuelle, on commence à étudier de façon très critique ce message et on constate que ce message, donné par Muhammad, est « emprunté » en partie à lâancien testament et en partie à la religion chrétienne. Cela se comprend car le fondateur, Muhammad, était un caravanier qui circulait dans toute la région du Proche-Orient avec ses caravanes et il a eu lâoccasion de rencontrer des chrétiens et de fréquenter des synagogues. Il a rencontré particulièrement des chrétiens nestoriens dans ces régions si bien que ce message, qui est donné comme un message révélé, participe quelque peu tant de lâancien testament que du nouveau testament, mais, pour les musulmans, ce message a été donné directement et, pour eux, le Coran descend du ciel.
Prenons lâexemple du manichéisme que vous avez particulièrement étudié. Avec les dernières découvertes, entre autres le codex Mani, le manichéisme apparaît aujourdâhui comme un syncrétisme de zoroastrisme, de bouddhisme et de christianisme, une religion gnostique à vocation universelle que Mani a voulu faire passer comme la véritable église de Jésus. Le manichéisme nâest-il pas en définitive une construction purement humaine à partir dâéléments préexistants ?
Le manichéisme est une construction purement humaine mais faite par Mani qui était un homme génial. Il faut dire que cette construction est une construction géniale mais construction purement humaine, même si elle se prétend aussi révélée. Le codex Mani nous retrace les 20 années que Mani a passé dans une communauté gnostique des elkasaïtes, communauté de baptiseurs. Nous la connaissons maintenant mieux grâce au codex Mani et à dâautres textes récemment découverts. Ces elkasaïtes avaient basé toute leur vie sur la pureté matérielle et il y avait des baptêmes tous les jours. Mani va réfuter cette religion des elkasaïtes et il va la remplacer par une religion gnostique. Cette gnose, pour lui, est une révélation qui vient du Père de la Grandeur et là , il a imité Zarathoustra et a réalisé un syncrétisme qui grâce à ses missionnaires (dans cette communauté, il y avait 2 sortes de croyants : les auditeurs et les élus ou missionnaires qui vivaient une vie très austère), missionnaires donc qui ont traversé de nombreux pays et ont répandu cette religion. Si bien que cette religion manichéenne est allée jusquâen Chine et nous avons beaucoup de découvertes qui ont été faites, depuis plus dâun siècle, notamment le long de la route de la soie. Et, en occident, ils ont pénétré par lâEgypte et ont conquis alors non seulement lâEgypte mais aussi en partie lâItalie et lâEspagne si bien que le manichéisme est devenu un véritable danger parce que Mani prétendait refaire lâEglise de Jésus. Il se présentait comme le Paraclet. Pour Mani, lâEglise de Jésus, à partir de Paul, est tombée en ruine. Saint Augustin, qui avait été pendant neuf ans manichéen et qui sâétait converti au christianisme en entendant parler lâévêque de Milan (Saint Ambroise) est devenu évêque dâHippone en Afrique du Nord, a réfuté le manichéisme avec vigueur.
Un autre sujet. Vous avez écrit un ouvrage sur « Le temps et la destinée humaine à la lumière des religions et des cultures » dans lequel on peut lire que les chrétiens ont valorisé le temps par la mise en évidence de la dignité et de la grandeur de la destinée humaine. Vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Ce livre montre comment le temps a été vécu par les hommes. La conception du temps est un élément fondamental pour comprendre les différentes cultures.
Aujourdâhui, est-ce que la croissance économique nâa pas remplacé le projet politique ou lâespérance ?
La situation actuelle est une situation de crise. Le monde occidental dâaujourdâhui est un monde qui cherche le profit immédiat, un monde matérialiste et les grands thèmes autour de lâHomme, de sa destinée et sa vie sont oubliés dâoù ce chaos dans lequel nous nous situons à lâheure actuelle et cette crise que vit le christianisme parce que beaucoup de chrétiens ne comprennent plus exactement ce que signifie le message de Jésus, ce que signifie la destinée humaine, ce que signifie la vie, ce que signifie le travail. Les grandes valeurs sont aujourdâhui dénigrées et cette situation doit être redressée. Je pense que la jeune génération actuelle sera capable de faire cela car on commence à sentir de leur part une grande réaction contre la façon dont vit notre monde contemporain, monde matérialiste qui ne reconnaît plus le rôle fondamental de la personne humaine dans la société. Je reste optimiste car nous voyons de grands mouvements de la jeunesse, notamment les fameuses Journées Mondiales de la Jeunesse. Lorsque lâon voit celles de lâannée dernière à Madrid, on constate quâil y a du nouveau et un grand renouveau sâamorce.
Sur lâespérance encore, est-ce que la Parousie peut-être considérée comme un évènement à venir, au sens historique du terme ?
Oui. Le cardinal Ratzinger a publié un ouvrage, en 1978, sur lâeschatologie, ouvrage qui a comme sous-titre traité dâespérance chrétienne et qui aborde la question de la fin dernière de lâHomme qui a été orienté vers lâau-delà par la résurrection de Jésus. Lâélément fondamental est la résurrection du Christ. Et le chrétien ressuscitera comme le Christ est ressuscité. Jâai écrit moi-même un livre, qui nâest pas encore publié mais qui est terminé, qui a comme titre "survie, au-delà et immortalité". Jâai fait le parcours de vingt religions et je constate que dans ces vingt religions, lâhomme a une notion de survie. Nous voyons déjà cela à la préhistoire. Les premières tombes datent de 90 000 avant notre ère. Il y a le squelette ou plusieurs squelettes, des ustensiles et des restes de nourriture. Donc à lâépoque, le vivant pensait que le défunt avait besoin de ces ustensiles de travail et avait besoin de se nourrir. Et ces thèmes se retrouvent dans les différentes religions.
Pour revenir à une question plus terre à terre. En 2009, vous avez fait don de votre bibliothèque, de tous vos manuscrits, toute votre correspondance avec des savants du monde entier à l'Université catholique du Sacré-CÅur de Milan. Pourquoi Milan ?
Jâai trouvé à Milan un éditeur italien qui a commencé à publier mes écrits, déjà en 1982 ; mon premier livre sur le sacré a dâabord été publié en italien, puis en français par après. Cet éditeur de Milan, Jacabook, a eu presque « un coup de foudre » et a publié énormément de mes textes si bien quâà lâheure actuelle, il publie les opera omnia (11 volumes sont déjà parus) et fatalement jâai été en contact avec lâItalie à ce moment-là . Le travail que je faisais a été mis en valeur par ces publications en italien. Nous avons tenu des congrès en Italie et notamment à lâuniversité catholique du sacré cÅur de Milan, en présence du recteur, qui a Ã