Lors de la sortie, juste après les vacances, de son ouvrage sur “l’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie”, Gabriel Ringlet avait invité les évêques de Belgique “à un vrai débat avec lui” sur ces questions. Contacté par “La Libre”, Mgr Léonard a accepté de le faire en présence de la rédaction du journal. Une rencontre dont on trouvera ci-dessous de très larges extraits. A la lecture de ceux-ci, nous nous contenterons de faire une seule observation :
Toute l’ambiguïté du débat est résumée dans le titre évidemment choisi à dessein par son animateur, l’inévitable Christian Laporte : « Deux visions d’Eglise face à l’euthanasie ». A ce compte, quels que soient les arguments échangés, Gabriel Ringlet sort vainqueur de la confrontation, présentée comme l'exposé d'une alternative possible entre deux points de vue ecclésiaux ; et c’est - peut-être (je n’y étais pas) - la même ambiguïté qui pèse sur la conférence « de haut niveau » organisée récemment sur le même sujet à l’évêché de Liège avec l'abbé Ringlet, en présence de deux évêques.
Monseigneur Léonard n’est d’ailleurs pas dupe du porte-à-faux, comme le montre ce passage de l’échange entre les deux interlocuteurs :
[…] Mgr Léonard : « Je me réjouis aussi toujours de débattre avec des gens qui ne sont pas chrétiens. Cela m’ennuie un peu d’en parler avec des chrétiens. Normalement, Gabriel est un prêtre catholique, je suis un prêtre catholique; nous devrions être d’accord sur un message moral de l’Eglise catholique. Je le trouve un peu regrettable. Mais en tous cas je pense pouvoir dire que j’ai consacré ma petite culture philosophique à montrer le bien-fondé du magistère de l’Eglise catholique. C’est une tâche que je vis avec conviction. Je trouve regrettable que nous ne soyions pas d’accord mais j’aime toujours le débat. »
Réponse de Gabriel Ringlet : « Ce n’est pas regrettable mais plutôt bon signe. C’est même un signe de santé... Tant que cette Eglise sera capable d’avoir en son propre sein des réponses différentes sur des questions aussi graves et de les exposer au public, nous la grandissons tous les deux » […].
On peut certes finasser librement, entre personnes bien élevées, sur les mérites comparés de la sédation palliative et de l’injection létale ou sur la question de la nature anthropologique ou pseudo-sacramentelle des onctions pratiquées par l’abbé Ringlet dans le contexte d’une euthanasie. Ce qui ne va pas c’est le signal ambigu envoyé, au terme de ces échanges, en direction des lecteurs qui risquent me semble-t-il, de garder l’impression qu' entre catholiques eux-mêmes tout cela se discute : « c’est une affaire d'opinion, de choix personnel, l’Eglise enseignante est désormais plurielle sur ce point (comme sur bien d’autres) ». Me trompé-je ? JPSC
« […] L’euthanasie en soi, vous êtes d’accord là-dessus, est une trangression...mais dans certaines circonstances , elle pourrait s’imposer. Comment l’Eglise s’y inscrirait-elle?
André-Joseph Léonard: il y a beaucoup de transgressions mais ici, pas question de transiger! C’est la transgression d’un interdit fondamental, celui de tuer, de faire mourir délibérément une personne innocente. Il y a aussi des transgressions dans d’autres domaines comme l’adultère où l’on partage son intimité physique et affective avec quelqu’un qui n’est pas son conjoint. La transgression dont il est question ici est reconnue par toutes les sociétés. J’ai été sensibilisé à cela par un collègue professeur de droit à Louvain, Jacques Verhaegen, qui a beaucoup travaillé sur la question de la torture et qui s’est battu pour que les milieux législatifs n’acceptent jamais son recours sous quelque forme que ce soit pour obtenir des renseignements. Il prônait le recours au détecteur de mensonges ou au sérum de vérité.
Gabriel Ringlet: je suis d’accord avec la première réaction de Mgr Léonard. Pour moi aussi l’euthanasie est une transgression fondamentale. Je suis d’ailleurs très heureux que la loi de 2002 dise en toutes lettres que c’est un crime. Le “Tu ne tueras pas” n’est pas qu’un impératif biblique; il concerne la société toute entière. On ne peut poser la question de l’euthanasie si on ne part pas de là. Avec mon collègue Michel Dupuis (UCL), je me demande s’il ne peut pas y avoir des conditions éthiques de la transgression. N’y-a-t’il pas un moment où, je veux bien mettre des guillemets, il paraît légitime de transgresser. Je partage le point de vue officiel des Eglises de Belgique et de France et ceux très clairs des représentants d’autres cultes. Si je résume les arguments entendus, il faut un renforcement des solidarités familiales et sociales. Comment ne pas être d’accord! Je suis convaincu que là où il y a de la solidarité, la demande d’euthanasie diminue. Ensuite, il y a le non-acharnement thérapeutique. Il est dramatique de voir combien nombre de personnes demandent l’euthanasie par précaution pour s’assurer qu’on ne va pas les manipuler et qu’elles auront une fin respectable. Troisième argument - comment ne pas s’en réjouir puisque j’y suis régulièrement engagé... - un développement des soins palliatifs. Nous avons dans notre pays des soins palliatifs de très grande qualité. Il faut continuer dans ce sens-là mais il arrive qu’on se trouve devant une souffrance fondamentale, une souffrance rebelle face à laquelle nous sommes sans voix et où la médecine la plus sophistiquée n’a pas de réponse. Que faire alors? Mettre fin volontairement à la vie de quelqu’un est un mal mais le laisser souffrir atrocement est aussi un mal. On est là entre deux maux essentiels. Et deux violences . Est-ce qu’une maladie qui fait souffrir le malade à un tel point ne le met pas en état de légitime défense? La légitime défense c’est le bijoutier qui étant agressé tire le premier et se retrouve devant le tribunal où il va devoir rendre compte de l’acte très grave qu’il a posé mais où il pourra faire valoir qu’il était en état de légitime défense. C’était l’agresseur ou lui... et il a tiré le premier.
D’emblée se pose la question de la sédation qui vous divise...
GR: Il y a des souffrances physiques et morales sont impossibles à supporter. L’Eglise l’a très bien compris aussi et répond ici par la sédation. Sur le plan éthique, la solution de la sédation est une décision aussi grave que celle de l’euthanasie.
Est-ce qu’il y a des conditions légitimes de transgresser une loi aussi fondamentale?
AJL: En matière de doctrine morale, la loi du moindre mal ne vaut que quand il n’y a pas une troisième voie. Cela vaut aussi pour la sédation qu’il faut nuancer. C’est une troisième voie possible qui permet d’échapper à une transgression fondamentale et pour un malade qui souffre terriblement d’hémorragies ou de problèmes d’étouffement d’échapper à des douleurs insupportables.
Gabriel Ringlet note que la sédation peut aller de pair avec l’abandon de l’accompagnement spirituel. C’est d’autant plus grave qu’on ne se rend plus compte de l’évolution du patient qui s’éteint quelque peu laissé à lui-même.
AJL: On doit distinguer des formes de sédation. Il y a d’abord la sédation transitoire ou intermittente. Quand des crises d’étouffement ou d’anxiété psychologique se manifestent, on peut pratiquer une sédation provisoire, bien dosée qui permet de passer un moment de crise et puis de revenir à une conscience éveillée. Il y a ensuite la sédation durable qui n’a de sens que lorsqu’on est dans les derniers jours de la vie. Mais même celle-là reste réversible. Pour moi, on ne cesse pas l’accompagnement et puis les chrétiens peuvent avoir avant une sédation intermittente un rituel tel le sacrement des malades. Parfois le malade réagit encore à cet accompagnement. Mais il faut une sédation proportionnée et pas à forte dose qui ressemble à une euthanasie à retardement qui dure quelques heures ou quelques jours.
Vous semblez perplexe, Gabriel Ringlet...
GR: Il y a deux choses... Je voudrais revenir sur la troisième voie et l’accompagnement spirituel. Ce sont deux choses différentes même si elles sont proches. Je partage vraiment ce qu’a dit Mgr Léonard sur les différentes formes de sédation. Le grand brûlé qu’on met dans un coma artificiel parce qu’il souffre atrocement reviendra à la conscience lorsqu’il sera capable de supporter ses souffrances. Ici nous parlons bien de la sédation palliative et de la sédation finale qui est extrêmement claire dans la nouvelle loi française Leonetti-Claeys. Cette dernière met volontairement fin à la conscience de la personne pour toujours, sans retour possible. Cela me pose une vraie question éthique. J’aime bien qu’on dise que c’est une euthanasie qui ne dit pas son nom. Comme le dit le Pr Dominique Jacquemin (UCL), nous construisons la mort de l’autre, que je mette fin à la vie lentement par la sédation définitive ou palliative finale. Dans aucun des deux cas, il n’y a de mort naturelle. J’aimerais qu’on me démontre que sous sédation définitive il y ait mort naturelle.
AJL: Lorsque quelqu’un après des sédations intermittentes et réversibles entre dans une agonie terrible avec des souffrances insupportables, alors oui on peut passer à une sédation appropriée avec la dose qui faut. On ne reviendra pas en arrière mais phénoménologiquement, cela reste différent de l’euthanasie.
GR: je voudrais rejoindre cette position mais reste convaincu qu’au moment il faut calmer des douleurs absolumement insupportables en augmentant la dose, la personne finira par mourir artificiellement.
AJL: il y a quand même beaucoup d’études qui montrent que la sédation ne raccourcit pas la vie, si elle est bien proportionnée à la nécessité.
La loi française influera-t-elle sur la Belgique?
GR: Je la cite parce qu’elle va devenir une fameuse référence; c’est le compromis des grandes tendances qui traversent la France aujourd’hui: lorsque le patient atteint d’une affection grave et incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme et qui présente une souffrance réfractaire à tout traitement - c’est bien la loi belge de 2002 - exprime la volonté d’éviter toute souffrance on peut lui accorder cette sédation. Ce qui nous inquiète c’est que finalement cette sédation va devenir une sorte de prescription assez banale.
Une euthanasie accompagnée pourrait-elle parfois se justifier?
GR: allons jusqu’au bout de la réflexion à l’aune de mon expérience... Je ne prétends pas qu’il n’y a pas parfois des dérives du côté de l’euthanasie mais là où elle est vraiment accompagnée; là où on la pratique au sein des soins palliatifs, je puis vous assurer que le geste sera posé avec respect et avec un très long accompagnement. Celui-ci consiste en quoi? Dans toutes les situations auxquelles j’ai été confronté et le P.Marc De Smet, sj qui dirige l’hôpital de Hasselt dit exactement la même chose, c’est un acte qui est toujours en relation avec le patient qui en a fait la demande, ses proches qui sont parfois très bousculés par cette demande et puis il y a l’équipe soignante elle-même souvent bousculée. Cela prend parfois des semaines mais nous essayons d’avoir un dialogue constant entre ces trois parties afin que ce soit vraiment à partir de ce dialogue que la décision soit prise. Trop souvent des décisions de sédation sont prises dans l’urgence face à l’évolution de la souffrance et ça me pose question y compris sur le plan spirituel. C’est pourquoi je voudrais qu’on accompagne mieux spirituellement la sédation, qu’il y ait le même travail et de dialogue et de réflexion.
AJL: Récemment j’ai été dans une maison de repos visiter un pauvre monsieur qui a eu beaucoup de malheurs dans la vie et que depuis des années j’aidais un peu financièrement. Voilà qu’il m’écrit qu’il a demandé de se faire euthanasier parce qu’il en avait assez de vivre et que son médecin lui avait donné son accord. J’ai sauté dans ma voiture et suis allé le voir. J’ai eu une longue conversation avec lui. Je lui ai dit: ne fais pas cela car si tous ceux qui en ont marre de la vie demandaient l’euthanasie on va la banaliser. Si on commence à se dire qu’on a peur de peser sur son entourage et qu’on a assez vécu c’est une terrible pression sur la société. J’ai longuement parlé avec lui et nous nous sommes quittés. Deux jours après, il m’a écrit pour me dire que je lui avais fait un énorme plaisir en lui rendant visite. Il n’avait jamais espéré une chose pareille, je l’avais réconforté mais ajoutait que son médecin allait accéder à sa demande. Et il précisait qu’il serait mort quand je recevrais sa lettre. Il me précisa que j’étais la seule personne à lui dire que ce n’était pas bien d’aller jusque là mais tant d’autres lui ont dit qu’il faisait bien.
GR: Je dénonce moi-même l’euthanasie du découragement. Là où la famille, les proches peuvent rencontrer le découragement, la demande d’euthanasie diminue voire s’estompe. Dans le livre je raconte l’histoire de ce monsieur qui a une maladie très grave alors que sa femme souffre d’Alzheimer à l’autre bout du pays et qu’ils ont un fils qui sort de psychiatrie. Le père nous appelle au secours parce qu’il ne peut pas porter ces deux parents aussi gravement atteints. Nous n’avons pas cédé à sa demande d’euthanasie mais la question était de savoir comment faire en sorte que la vie ait encore un sens pour eux. Quels lieux peuvent accompagner des personnes qui vivent cette situation? A côté de cela, il y a des souffrances rebelles où la personne n’en peut plus et où elle persiste et signe. Que faire alors comme accompagnateur? Qui suis-je pour lui dire qu’il peut supporter cela et qu’il ne peut pas faire autrement car ce serait mal? Je ne peux le dire ni sur le plan éthique ni sur le plan évangélique.
Pour Gabriel Ringlet, il n’y a parfois pas d’alternatives...
AJL: L’alternative est moins grave que la transgression. Si on ritualise l’euthanasie, on contribue à renforcer l’opinion qu’au fond cela arrange tout le monde. On signe un papier, on ne va pas peser sur les gens concernés ni sur l’entourage. C’est une pression très sournoise, très subtile. Que vont dire tous les gens qui ne sont pas des Prix Nobel face à une telle solution de facilité...?
GR: Je ne suis pas d’accord évidemment...
AJL: Il y a des campagnes publiques pour lutter contre le suicide mais si en même temps on ritualise l’euthanasie...
GR: Revenons aux situations vécues avant de me pencher sur la question du rite qui est fondamentale à mes yeux. Des médecins du centre de notre pays qui ont refusé de pratiquer l’euthanasie se sont retrouvées devant des personnes âgées de leur patientèle qui à force d’enchaîner des refus se sont suicidées. Ces médecins en ont fait une dépression extrêmement profonde car cela les a complètement bouleversés. Cela me pose une terrible question de voir des gens aller au suicide alors qu’ils auraient pu être accompagnés de manière plus humaine, voire plus chrétienne curieusement dans un cadre d’euthanasie. Rien n’est pire que de s’en aller en se suicidant. Je pourrais raconter beaucoup d’exemples de ce genre. Les deux sont liés...
Venons-en alors à la question des rituels...
GR: Pour moi célébrer est essentiel dans mon existence qu’on soit croyant ou non. Je souhaite que les laïques au sens philosophique célèbrent et qu’ils célèbrent le mieux possible. Célébrer comme le dit Rainer Maria Rilke c’est donner plus d’humanité à l’humanité. C’est avec de l’ici faire de l’au-delà. Cela nous fait grandir; c’est faire en sorte que notre vie quotidienne avec ce qu’elle a de joyeux et de dramatique puisse aller plus loin, plus haut. Alors la question rebondit: est-ce qu’avec l’ici, en l’espèce l’euthanasie, on peut faire de l’au-delà. La question ne s’est pas posée à partir des patients mais à partir des équipes médicales. Pratiquer l’euthanasie est un geste terrible, bouleversant, tragique. Pas mal de médecins croyants ou non nous disent qu’ils mettent des heures à s’en remettre; ils ont conscience d’avoir posé un acte extrêmement grave. Alors pourquoi réduire cet acte à sa technologie? N’est-il pas profondément humain et je dirais, chrétien qu’une fois la décision prise, dans le respect de la loi, en conscience et après avoir été jusqu’au bout des soins palliatifs et après avoir été acculé à poser ce geste, c’est une bonne chose de contextualiser, de faire en sorte que quelque chose d’humain se passe encore à ce moment-là? Ce n’est bénir l’euthanasie;