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Comment Daech resurgit et cible les pays chrétiens d'Afrique

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Pour sa renaissance, Daech a choisi les pays chrétiens d’Afrique

Au moment où Daech s’effondrait en Irak et en Syrie, dans la jungle de l’est du Congo, un djihadiste prenait la parole sur YouTube pour déclarer que le califat se repliait en Afrique centrale. « J’appelle tous les musulmans du monde à nous rejoindre au Congo, affirmait, au milieu d’une forêt, un homme se définissant comme arabe et arborant fusil automatique et chargeurs devant un improbable groupe de combattants. Je le jure devant Dieu : c’est ici que Daech a sa demeure. »

Pour les analystes, la vidéo montrait surtout que le groupe terroriste, à l’agonie, cherchait à faire parler de lui. Mais trois ans après la diffusion des images, la province de l’Etat islamique en Afrique centrale (ou ISCAP, pour Islamic State Central Africa Province) s’est développée au point que, le mois dernier, le département d’Etat américain a pour la première fois infligé des sanctions au groupe et à ses dirigeants.

Fin mars, au Mozambique, des centaines de combattants ont occupé une ville portuaire clé après plusieurs jours de siège au cours desquels ils ont massacré des dizaines d’habitants et provoqué le départ de milliers d’autres. L’attaque a également forcé Total à évacuer l’ensemble des salariés d’un projet gazier à 16 milliards de dollars, ainsi que 2 000 réfugiés.

L’organisation cible des pays à majorité chrétienne et vient se greffer aux groupes terroristes qui rassemblent les minorités musulmanes opprimées. Renonçant à ses velléités territoriales, Daech veut désormais adopter des tactiques de guérilla : cooptation de leaders locaux, renforcement des entraînements, amélioration de la tactique et de la propagande

Les militants congolais et mozambicains de l’ISCAP s’étaient par le passé battus pour l’autonomie de la région. Cette année, ils sont devenus le groupe terroriste le plus meurtrier, affirme SITE, un site spécialisé dans la surveillance des groupes extrémistes. Menée par Musa Baluku, un Ougandais vétéran du djihad, la milice (autrefois appelée Forces démocratiques alliées, ou FDA) a tué plus de 849 civils rien qu’en 2020, estime le département d’Etat.

L’essor de cette faction africaine témoigne de l’évolution de Daech, qui se rapproche désormais d’une multitude de groupes armés comme s’ils étaient ses franchisés. Voyant son rêve de califat en Syrie et d’islamisme radical partir en fumée, Daech a pris la décision (judicieuse) de s’ingérer dans des conflits locaux au Nigéria, en Libye et au Sahel, la région semi-aride qui s’étend d’est en ouest au sud du Sahara. Dans un premier temps, en Syrie et en Irak, Daech s’est aventurée en territoire musulman.

Mais aujourd’hui, l’organisation cible des pays à majorité chrétienne et vient se greffer aux groupes terroristes qui rassemblent les minorités musulmanes opprimées. Renonçant à ses velléités territoriales, Daech veut désormais adopter des tactiques de guérilla : cooptation de leaders locaux, renforcement des entraînements, amélioration de la tactique et de la propagande. L’objectif : donner le sentiment que le groupe peut frapper des intérêts occidentaux là où on ne l’attend pas.

Ces groupes locaux sont désormais ses alliés et Daech les utilise pour sa propagande. L’organisation leur fournit des fonds et forme les combattants, mais, contrairement à ce qu’elle faisait dans son califat syro-irakien, elle ne s’occupe pas des affaires courantes, selon des responsables occidentaux.

Chrétien à 95 % et exempt d’idéologie djihadiste, le Congo est un parfait exemple de cette évolution. Nouvel allié local de Daech, les FDA sont nées dans les années 1990 d’une rébellion des musulmans ougandais qui se sentaient persécutés par le régime du président Yoweri Museveni. Poursuivi par Kampala, le groupe s’est réfugié dans l’est du Congo, aussi riche en groupes armés qu’en ressources minérales et où l’Etat central n’a guère d’emprise.

Des transfuges affirment que quelques volontaires arabes entraînés au combat figurent parmi les combattants de l’ISCAP. Le djihadiste de la vidéo YouTube a, lui, était identifié comme un Tanzanien d’origine arabe. Dans la région, le groupe terroriste s’est lancé dans une série d’attaques toujours plus hardies et plus élaborées, n’hésitant pas à s’attaquer à des prisons congolaises pour libérer certains de ses membres et recruter parmi les prisonniers libérés. En octobre, il a ainsi réussi à faire sortir 1 300 condamnés.

Les militaires congolais indiquent de leur côté avoir retrouvé les corps de deux combattants arabes, « probablement des instructeurs » au mois de décembre, après des affrontements près de la ville de Beni. Des photos prises par l’armée que le Wall Street Journal a pu consulter montrent un bras à la peau claire au bout d’un corps enterré par les terroristes en fuite. Des images aériennes réalisées par les drones des forces de sécurité de l’ONU révèlent aussi la présence d’un combattant blanc, mort, peu après l’attaque.

L’ISCAP, dont les effectifs sont passés de 200 à 1 500 combattants selon les services de renseignement ougandais, s’est rapprochée des insurgés mozambicains qui ont attaqué la ville portuaire de Palma le mois dernier.

Parmi les personnes tuées lors du raid figuraient des ressortissants britanniques et sud-africains travaillant sur le projet gazier. Elles ont perdu la vie après avoir tenté de fuir l’hôtel dans lequel 180 expatriés et locaux s’étaient réfugiés, ont rapporté des prestataires locaux. La police a retrouvé les corps décapités de douze hommes et procède actuellement à leur identification.

Les attaques, qui ont eu lieu pendant une mission d’entraînement des forces spéciales américaines au Mozambique, ont mis la puce à l’oreille de l’administration Biden, qui revoit actuellement sa politique vis-à-vis du continent africain et de Daech. Les sanctions prises en mars obligent les banques à geler les actifs de la branche congolaise de Daech et de son leader, Musa Baluku, ainsi que de la filiale mozambicaine et son chef, Abu Yasir Hassan. Elles ont également interdiction de traiter avec eux.

A la peine après des années de combats meurtriers et de défections, les FDA n’étaient pas une cible facile pour l’austère commandement de Daech. Le groupe a, un temps, combattu aux côtés de milices regroupant des animistes et des chrétiens, selon des transfuges des FDA et de l’armée congolaise. Des femmes et des enfants ont participé aux attaques, une pratique inimaginable pour Daech. En Syrie et en Irak, les terroristes formaient des « jeunes loups », mais ne les ont jamais envoyés au combat.

Fin 2017, peu après la diffusion de la première vidéo de l’ISCAP, Abdulrahman Ssali était âgé de 25 ans. Il a fait tout le trajet de l’Ouganda vers l’est du Congo à la demande son père, Abdurahuman Waswa, lettré musulman qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Quelques années plus tôt, l’homme avait secrètement rejoint les rangs d’un groupe islamique qui affirmait que les musulmans étaient persécutés en Ouganda depuis la chute d’Idi Amin Dada en 1979.

Aujourd’hui caché en Ouganda, son fils affirme qu’il pensait se rendre à une réunion de famille. En guise de retrouvailles, son père l’a convaincu de rejoindre Daech. Des instructeurs arabes, certains venus de Syrie, lui ont donné une mission simple : « faire prospérer la province de l’Etat islamique en Afrique centrale », se souvient-il. Abdulrahman fils a reçu une formation idéologique et militaire puis s’est battu à leurs côtés pendant des mois, affrontant l’armée congolaise et pillant les bananeraies pour y voler nourriture et jeunes enfants.

Son père, qui maîtrise parfaitement la langue arabe, avait gravi les échelons du groupe. Un jour, il a ordonné l’exécution d’une fillette de 14 ans accusée de désertion, raconte-t-il. Et prévenu son fils que s’il essayait de s’échapper, le même sort lui serait réservé. « La décapitation de cette jeune fille m’a traumatisé », raconte Abdulrahman Ssali. Il fait partie des quelques transfuges désormais placés sous la protection de l’Etat à Kampala et témoigne de la montée en puissance de l’ISCAP.

Selon des responsables occidentaux, les djihadistes ont dépensé un petit million de dollars pour ce nouveau groupe, soit 1 % de leur trésor de guerre, estimé à 100 millions de dollars par les Nations unies. D’après les experts de l’ONU, ils avaient davantage investi dans les pays où l’insurrection islamiste est plus ancienne : Afghanistan, Libye ou Philippines, par exemple.

En 2015, poursuivies par l’armée du Congo soutenue par l’ONU et minées par des dissensions internes, les FDA avaient failli disparaître. Après l’arrestation du fondateur du groupe, Jamil Mukulu, son remplaçant Musa Baluku s’était heurté à l’opposition de certains membres historiques, révèlent des échanges obtenus par Bridgeway Foundation, une organisation à but non lucratif qui étudie les insurrections en Afrique de l’Est. Selon un rapport de l’ONU, les FDA ne comptaient alors plus que 65 combattants.

Entre octobre 2019 et octobre 2020, le groupe a revendiqué 118 attaques, selon al-Naba, le magazine de Daech. Toujours en octobre de l’an passé, les FDA ont libéré 900 prisonniers d’un établissement de l’est du Congo, pour beaucoup des membres qui ont immédiatement rejoint les combats. Daech a affirmé que l’opération faisait partie d’un mouvement mondial pour « détruire les forteresses » et libérer les prisonniers, notamment en Syrie et en Afghanistan

Alors âgé de 37 ans, Musa Baluku, commandant aux traits poupins, avait eu une idée : s’allier au lointain Daech. « C’est nous qui avons décidé de nous placer sous la houlette de Daech, car cela permet de faire prospérer l’Etat islamique dans le monde », avait-il affirmé à un lieutenant lors d’un échange fin 2019 obtenu par Bridgeway. Il se targuait également de compter « des blancs » dans son groupe, faisant référence à des hommes venus du Moyen-Orient.

Pour les transfuges, les choses se sont mises à changer quand Waleed Ahmed Zein, un Kenyan, s’est mis à envoyer des dons à Musa Baluku. Il avait lui-même reçu cet argent de son père, qui s’était rendu en Syrie où il avait rejoint les rangs de Daech, selon une note des services de sécurité ougandais et une déclaration de la police kenyane.

Abdulrahman Ssali raconte qu’en 2018 et 2019, dans le camp congolais, il a vu des liasses de dollars dans la maison en terre du grand patron. Panneaux solaires, batteries, torches, lunettes à vision nocturne : les nouveaux équipements affluaient, tous portant des inscriptions en arabe, poursuit-il.

Les nouvelles armes ont, elles, permis aux militants de perpétrer des attaques plus meurtrières contre les villages chrétiens et les patrouilles militaires. Entre octobre 2019 et octobre 2020, le groupe a revendiqué 118 attaques, selon al-Naba, le magazine de Daech. Toujours en octobre de l’an passé, les FDA ont libéré 900 prisonniers d’un établissement de l’est du Congo, pour beaucoup des membres qui ont immédiatement rejoint les combats. Daech a affirmé que l’opération faisait partie d’un mouvement mondial pour « détruire les forteresses » et libérer les prisonniers, notamment en Syrie et en Afghanistan.

Les transfuges racontent qu’une partie de l’argent du bailleur de fonds kenyan a été utilisée pour acheter du nitrate d’ammonium et des minuteurs, éléments essentiels des engins explosifs improvisés. Des djihadistes yéménites et syriens se sont rendus au Congo pour former les combattants locaux aux tactiques militaires et à la confection de bombes, ajoutent-ils. En juillet 2020, un rapport de l’ONU indiquait que les FDA commençaient à utiliser des engins explosifs improvisés.

Les deux entités centrafricaines se sont peu à peu rapprochées, les Congolais revendiquant les attaques au nom de leurs alliés mozambicains, selon un rapport sur Daech et ses ramifications du programme de l’université George Washington sur l’extrémisme.

C’est par l’argent et les armes que l’idéologie extrémiste s’est infiltrée dans les camps. L’armée congolaise qui a tué des militants des FDA a retrouvé des textes en arabe rédigés par le bureau de la recherche de Daech, une entité basée dans la ville irakienne de Mossoul qui diffuse les éléments doctrinaux qui étayent sa vision du monde.

Abdulrahman Ssali se souvient, lui, d’un régime aussi rigide que brutal. Dès 10 ans, les enfants étaient formés au maniement des armes, à l’arabe et à l’idéologie de Daech. Les voleurs dont le butin dépassait les deux dollars risquaient de voir leur main coupée. Quiconque propageait une rumeur avait la bouche cousue au fil de fer. Allumer une lampe de poche au passage d’un drone était passible de mort.

Les tactiques militaires traduisaient une même violence. Lors d’un raid sur une bananeraie, Abdulrahman Ssali a vu des combattants décapiter un couple et repartir, couverts du sang de leurs victimes, avec leurs enfants, leurs poules et leurs chèvres.

Au Mozambique, en novembre, les militants ont transformé un stade de football en terrain d’exécution sur lequel ils ont décapité 50 personnes, selon les médias publics mozambicains.

Après avoir été témoin de ces exactions, Abdulrahman Ssali a décidé de s’échapper. Profitant d’une accalmie lors d’une attaque, il s’est caché dans la végétation avant de marcher pendant sept jours, se nourrissant de racines et buvant de l’eau stagnante, avant de se rendre à l’armée congolaise. Un an plus tard, cette dernière l’a remis aux services de renseignement ougandais.

Il reste hanté par son passage au sein du groupe terroriste et regrette d’avoir laissé sa sœur au camp. « Mon père m’a piégé, je n’ai jamais eu l’intention de rejoindre ces islamistes radicaux, regrette-t-il, les larmes toutes proches. Et maintenant, peut-être que je ne reverrai jamais ma sœur. »

(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)

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