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L'idéologie du libre-choix

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Sous le titre : Le « libre-choix » est une idéologie, Le Soir (de ce jour, non actuellement disponible en ligne) publie un entretien très éclairant avec Renata Salecl, auteure d'un essai publié chez Albin Michel, intitulé "La théorie du choix". Philosophe et sociologue slovène, Renata Salecl est chercheuse à l'Institut de criminologie de Ljubliana et professeure invitée à la London School of Economics, au Kings College de Londres ainsi qu'à la Benjamin N. Cardozo School of Law de New York. Sa réflexion, qui se démarque du "culturellement correct", constitue une analyse très pertinente de cette société dont le maître-mot pourrait être : "c'est ton choix".

Extraits :

Pour Renata Salecl, en insistant sur notre (soi-disant) totale liberté de choix dans la vie, notre société nous stresse et nous culpabillise.

Entretien

La « liberté de choisir »  : son école, son métier, son fournisseur d'électricité, son médecin, son mode de vie, son genre sexuel, sa mort... C'est le credo des sociétés occidentales, individualistes et dérégulées. Tout se passe comme si nous maîtrisions tous les aspects de notre existence, comme si tout était possible pour qui le voulait vraiment, comme si tout n'était qu'une question de choix et donc de rationalité. Quelle responsabilité ! Et quel sentiment d’échec et de culpabilité lorsque les choses nous échappent... Dans son ouvrage La tyrannie du choix, la philosophe et sociologue Renata Salecl nous invite à repenser cette idéologie dominante de notre modernité.

Quel est l'objet de livre?

Le but de ce livre est de montrer comment l'idéologie du choix rationnel,  qui à un moment est apparue dans le domaine économique, s’est généralisée. Et comment cette idée que nous pouvons choisir l'homme et la femme que nous voulons être  - notre corps, notre santé, comment nos enfants tournent... - s'est retournée contre nous, en accroissant notre anxiété et notre fringale consumériste. Comme l’avait noté Louis Althusser, nous n’avons pas conscience des formes d’où procède la construction de notre vie. Une des conséquences de ceci, c'est que nous ne pratiquons plus la critique sociale, la critique de la société, mais uniquement l'autocritique. Vous refusez d'acheter un objet hors de prix : vous devez affronter le jugement de radinerie ; vous choisissez l'option la plus exorbitante, vous pourrez avoir l'impression de frimer... Nous nous sentons coupables pour tous les choix que nous faisons.

En fait, nous croyons que nos choix sont parfaitement rationnels alors qu'en réalité, nous sommes souvent victimes de nos pulsions…

De nos pulsions, de nos désirs, de nos fantasmes : de tout ce que la psychanalyse désigne comme relevant du plan de l’inconscient. La société tend à nous faire croire que tous nos choix sont rationnels, que nous pouvons tout contrôler, que nous pouvons prévenir tous les risques en prenant les bonnes décisions. L'idéologie du choix imprègne profondément tous les domaines de notre vie. Si vous prenez notre vie amoureuse, par exemple, quand celle-ci ne correspond pas aux idéaux culturels en vigueur, vantant les délices de l'amour et des jeux érotiques illimités, nous sommes supposés prendre le problème en main - et dépenser du temps et de l'argent pour améliorer les choses. Nos affects sont présentés comme des choses que l'on peut choisir, contrôler. Il existe une littérature très abondante sur cette idée que nous devons être les managers de notre vie...

Avec cette conséquence, expliquez-vous, que nos idées en matière de choix tendent à s'aligner aveuglément sur la théorie économique dominante et le consumérisme...

Effectivement. Le paradoxe est que même les gens qui ont de moins en moins le choix dans leur vie supportent toujours cette idéologie du choix - et c'est sa force. L'exemple des Etats-Unis est assez frappant à cet égard. L’idéologie du libre-choix y est si profondément ancrée qu’un bon nombre de personnes pauvres ou de précarisés ne soutiennent pas la réforme des soins de santé, qui tend à imposer un système de sécurité sociale universel. Ou alors ils ne soutiennent pas les propositions visant à taxer les riches car ils croient que leurs enfants le deviendront un jour: « Si mon fils devient un nouveau Bill Gates, je ne veux pas qu'il se fasse tondre par le fisc. » C'est le cœur de l'idéologie du capitalisme: celle du self-made-man qui, s'il le veut vraiment, peut passer du statut de très pauvre à celui de très riche... Et cette idéologie a gagné l'Europe.

« Tu as eu le choix! », entend-on souvent sur le ton du reproche. Ceci nous responsabilise mais nous culpabilise aussi. D'autant que, comme vous le pointez, le choix est de plus en plus solitaire...

Dans le passé, dans la plupart des domaines, il existait ce qu'on appelle des « autorités ». On pouvait compter sur la famille ou sur d'autres groupes. La société s'est considérablement individualisée et l’on  se retrouve en effet de plus en plus seul face à ses choix. Pourtant, les gens ont toujours besoin de conseils, d'un filet de sécurité dans la communauté. Certains tiennent des blogs dans lesquels ils décrivent leur épreuve et sollicitent des réactions, d'autres cherchent des réponses dans cette fameuse littérature spécialisée que j'ai évoquée, d'autres ont recours à divers gourous. Mais, à la différence de ce qui se passait dans le temps, il s'agit souvent d'aide ou d'outils ponctuels, qu'on abandonne quand ils ne donnent pas satisfaction...

Si faire un choix peut parfois être traumatisant, ce n'en est pas moins une capacité humaine essentielle: ne fût-ce que parce que le fait qu'une personne puisse choisir ouvre la possibilité du changement...

C'est vrai. Nous sommes très attachés à la faculté de faire des choix car celle-ci est intimement liée à notre perception de la liberté. C'est un concept politique et social essentiel, qui a des implications sur la gouvernance. Malheureusement, ce que cette idéologie du choix laisse assez systématiquement dans l'ombre, ce sont les conséquences potentiellement dramatiques qu'elle engendre, comme la frustration, la culpabilité, la compulsion consumériste ou, au contraire, l'incapacité de décider, la paralysie complète devant le choix que nous devons sans cesse faire. »

Propos recueillis par WILLIAM BOURTON

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