De Jean-Baptiste Noé sur le NCR :
La foi est la clé pour guérir une société déshumanisée, déclare le cardinal
Être chrétien ne signifie pas appartenir à un club, mais traduire l'Évangile en actes. Nous devons incarner ce que nous croyons.

Le cardinal François-Xavier Bustillo, d'Ajaccio, en Corse, l'une des figures ecclésiastiques les plus éminentes de la France contemporaine, a récemment accueilli le pape François en Corse pour ce qui s'est avéré être le dernier voyage apostolique du pontife en décembre 2024.
Le prélat d'origine espagnole, ordonné dans l'Ordre des Frères Mineurs Conventuels en 1994 et élevé au cardinalat en 2023, a récemment publié Réparation (Fayard, 2025), une réflexion opportune sur la guérison des divisions sociales et la restauration de la dignité humaine dans un monde de plus en plus fragmenté.
Dans une interview accordée le 11 septembre au Register, le cardinal Bustillo discute du besoin urgent de renouveau spirituel, de la mission de réconciliation de l'Église et du rôle de la foi dans la reconstruction d'une communauté humaine authentique au milieu des défis contemporains.
Dans votre livre, vous parlez d'une société déchirée et en proie à des conflits. Vous faites ce constat, mais, selon vous, quelles en sont les causes ? D'où viennent ces divisions et ces conflits permanents ?
Si notre société est divisée, fracturée, violente et souffrante, c'est parce qu'elle est profondément douloureuse. Nous avons progressivement déshumanisé notre monde. À mon avis, le fait que nous ayons supprimé Dieu – la foi, la religion, la spiritualité – en est l'une des principales causes. Après Mai 1968, on a largement affirmé que nous n'avions plus besoin de Dieu.
Plus de 50 ans plus tard, je constate que la société ne s'est pas améliorée : la violence, les divisions et les fractures ont augmenté. Pourtant, une société fragile peut disparaître. D'où l'urgence de la réparer : réparer la société, la vie sociale et les relations. La dimension spirituelle peut y contribuer. La foi et la religion ne sont pas des obstacles : elles peuvent contribuer à unifier les individus et la société, dans le respect de chacun et de son parcours individuel.
Vous insistez sur la présence d'un « conflit de mots », où les mots sont utilisés pour blesser. Vous évoquez également la dureté de nos relations humaines. N'est-ce pas une forme d'inhumanité qui s'installe ?
Au cœur de ce fossé se trouve un déficit d'humanité. Nous avons oublié l'aspect humain. Retrouver une verticalité – la foi, la vie intérieure – peut contribuer à reconstruire le lien. Il nous manque également un dénominateur commun :
Tout semble s'être désintégré en une juxtaposition d'individus. On parle beaucoup de laïcité et de foi (qui touche à l'intime), mais peu de religion en tant que réalité sociale : elle contribue au vivre-ensemble. Lorsque Jésus dit : « Aimez-vous les uns les autres ; aimez vos ennemis ; ne jugez pas ; ne condamnez pas », il s'adresse à des personnes appelées à former une communauté et ainsi à améliorer la qualité de vie en société.
Peut-être devrions-nous revenir à l’essentiel : nous sommes des êtres humains qui avons aussi besoin d’une vie intérieure pour rechercher la paix, une paix qui nous manque.
Ces divisions existent aussi au sein de l'Église : certains se qualifient de « catholiques de gauche » ou de « catholiques de droite », et leurs opinions divergent sur la liturgie. Les catholiques, qui devraient être un exemple de communion, n'en témoignent pas toujours. Que vous inspire cette situation ?
Je suis d'accord avec cette observation. Comment pouvons-nous prêcher l'unité de la société si, au sein de la famille qu'est l'Église, nous sommes divisés ? Il nous faut restaurer l'unité et la communion.
Trop souvent, nous nous opposons sur des questions de forme : « Je suis traditionnel » ; « Je suis charismatique » ; « Je suis moderne ».
L'Église catholique n'est pas une secte ; nous ne sommes pas des clones. Réjouissons-nous de la diversité !
Quand nous insistons sur les différences, nous finissons par nous soupçonner les uns les autres : « Vous êtes dangereux parce que… ». C’est une vision superficielle et, à mon avis, dénuée de profondeur spirituelle. Le but de l’Église est l’unité. Notre diversité n’est pas une menace.
La tragédie est d’oublier ce qui nous unit : Jésus-Christ.
Nous nous concentrons tellement sur les formes que nous oublions l'essentiel : nous croyons au Christ. Comme Léon XIV nous l'a rappelé au début de son pontificat, l'unité n'est pas un hasard. Si les tensions du monde pénètrent l'Église, notre témoignage s'affaiblit. Il nous faut d'abord une cohérence spirituelle et humaine, une unité intérieure ; alors notre mission sera crédible.
En France, on constate une forte augmentation des baptêmes d'adultes – près de 10 000 cette année. C'est une grande grâce. D'un point de vue pastoral, comment les accueillir après le baptême et les initier véritablement à la vie de l'Église ? Et comment amplifier ce mouvement ?
La vie de foi ne s'arrête pas au baptême. Beaucoup de jeunes d'aujourd'hui ne sont pas issus d'un milieu chrétien : ils n'ont pas « connu » le cléricalisme, mais plutôt le vide spirituel et l'absence d'Église. Pour eux, prêtres, évêques et cardinaux sont des figures lointaines.
Parallèlement, ces jeunes sont en quête d’identité.
Le catholicisme offre une véritable identité spirituelle, à condition qu’elle soit adoptée.
Certains disent : « Je suis musulman », d’autres : « Je suis chrétien », mais il y a des gens qui disent : « Je ne suis rien ». Cette phrase me touche. On ne peut pas être « rien ». C’est une source de souffrance, mais aussi une opportunité pour l’Église : celle de renouer avec les jeunes générations.
Après les crises, nous n'avons pas cherché à reconquérir les gens ; pourtant, les jeunes arrivent. Il y a une soif de Dieu. Notre double responsabilité est claire : d'abord, accueillir et préparer au baptême — une belle paternité spirituelle ; ensuite, assurer la continuité : on ne reçoit pas un sacrement comme un timbre.
Nous devons nourrir la foi, intégrer les gens à la communauté et les accompagner. L'arrivée de ces nouveaux baptisés ravive également la foi des catholiques établis.
En voyant le dynamisme et la fraîcheur des néophytes, les catholiques issus de familles traditionnelles redécouvrent le sens de l’apostolat et du dynamisme dans la société.
Vous évoquez souvent les confréries, notamment en Corse , comme des lieux de rencontres sociales et culturelles. Quel rôle jouent-elles aujourd'hui ?
Les confréries ont une dimension à la fois spirituelle et sociale. Elles existent depuis le XIVe siècle dans la tradition franciscaine et rassemblent de nombreux laïcs désireux de vivre une expérience enrichissante au sein de l'Église.
Aujourd'hui, en Corse, nous comptons plus de 3 000 membres, majoritairement des hommes. Ces derniers mois, plusieurs confréries ont accueilli des jeunes de 20 à 25 ans en quête de sens, qui s'interrogent et souhaitent servir, allant même jusqu'à accompagner des funérailles, avec une formation adaptée. Rejoindre une confrérie, ce n'est pas « adhérer à un club » : il y a un rituel d'accueil, des signes visibles du baptême, une vie fraternelle.
Historiquement, les confréries prenaient soin des veuves, des orphelins et des pauvres. Dans la crise actuelle, je les vois comme des instances originales et opportunes pour tisser des liens entre les dirigeants et la population, entre les institutions et le terrain – des organismes intermédiaires qui tissent des liens, animés par une motivation spirituelle.
Quel est, selon vous, le rôle d'un cardinal ? Élire le pape lors d'un conclave, bien sûr, mais aussi participer au gouvernement de l'Église universelle et conseiller le souverain pontife ?
Le pape a une fonction consultative, mais aussi une mission d'animation de l'Église universelle. Les cardinaux sont les relais entre l'évêque de Rome et les Églises locales. Je navigue donc entre mon diocèse – ma responsabilité principale, en Corse – et les demandes venues d'ailleurs.
Lorsqu'un cardinal voyage, c'est pour encourager la vie des Églises locales. Le pape François a fortement souligné cette dimension en créant des cardinaux là où il n'y en avait pas – à l'île Maurice, en République centrafricaine, en Mongolie… Cela témoigne de sa catholicité. Il a également renoué avec une ancienne tradition de nomination des cardinaux en fonction des individus plutôt que des sièges. Autrefois, toutes les grandes villes n'avaient pas forcément de cardinal, tandis que certaines plus petites en avaient. La nomination est laissée à la discrétion du pape ; elle peut surprendre, et c'est normal.
La Méditerranée est une région majeure, avec ses tensions, ses guerres et ses divisions religieuses. Comment la « réparer » dans ce contexte ?
La Méditerranée est un berceau de civilisation. Ses ports ont forgé des liens commerciaux et culturels, créant une mémoire commune qu'il ne faut pas oublier. Il ne s'agit pas de nostalgie, mais de préserver la mémoire afin de redécouvrir des chemins de fraternité entre le Nord et le Sud, entre différentes cultures et religions. Il faut d'abord instaurer la confiance.
Les Romains parlaient de captatio benevolentiae , ou de parvenir à un accord sur des bases culturelles avant de recourir à la force militaire. Dans le réseau méditerranéen, des contacts existent avec Tunis, le Maroc, Barcelone, l'Italie, la Grèce, Istanbul et le Liban.
Le dialogue n’est jamais facile, mais il est essentiel : il faut réparer les liens méditerranéens et empêcher la région de devenir un foyer permanent de conflits.
Les religions ont un rôle d'apaisement et d'exemple à jouer. Lors de la rencontre du pape François avec le grand imam d'Al-Azhar et de la Déclaration sur la fraternité humaine, l'Église a montré la voie à suivre.
Certains se méfient du dialogue, mais pour nous chrétiens, il est fondamental : le Verbe s'est fait chair, le Logos est au cœur de notre foi, donc le dialogue est notre voie normale.
Benoît XVI nous l'a souvent rappelé dans le domaine interculturel et interreligieux. Quand la force brute l'emporte sur les mots, la civilisation devient fragile. Malgré la complexité des situations et la faiblesse de certaines institutions internationales, nous devons poursuivre le dialogue.
Vous évoquez la mission des chrétiens : qu’attend d’eux le monde aujourd’hui ?
Le monde attend des témoins authentiques, pas des théoriciens. Être chrétien ne signifie pas appartenir à un club, mais traduire l'Évangile en actes. Nous devons incarner ce que nous croyons, sans arrogance ni complexes. C'est par la cohérence de vie que naît l'autorité morale.
Cette cohérence passe aussi par la prière, mais dans leur quotidien, les laïcs sont souvent très occupés. Comment pouvons-nous prier davantage, pour que chaque jour soit une vie de prière, malgré les contraintes familiales et professionnelles ?
Nous vivons dans une société frénétique. La prière rétablit l'ordre, apaise l'agitation et nous apprend à nous poser et à nous reposer en Dieu.
Nos églises sont des lieux sacrés à redécouvrir : nul besoin d’exotisme pour trouver la paix. Retourner aux églises en semaine pour prier et dialoguer avec le Seigneur est une pratique à redécouvrir.
La prière n’est pas seulement un ensemble de formules apprises par cœur ; elle exige un enseignement : dire à Dieu ce qu’il y a dans notre cœur, le laisser entrer et habiter dans notre vie — comme si nous invitions le Christ dans la barque de notre existence.
Cela nous rappelle que nous ne sommes pas seuls dans nos difficultés professionnelles, familiales, émotionnelles ou de santé. Ce moment de rencontre ouvre nos cœurs tendus : tel est le but de la prière : se laisser toucher par l’amour de Dieu afin de trouver la paix et la disponibilité pour le suivre.
Jean-Baptiste Noé est historien et écrivain.