Pour mettre un peu d’ordre dans les idées du citoyen, après les déclarations extravagantes des milieux politico-médiatiques, ces derniers jours, nous proposons ce petit vade-mecum du droit en vigueur dans notre royaume :
Les relations entre les Eglises et l’Etat belge, sont fondées principalement sur quatre articles de la constitution : les articles 19 (libre exercice du culte), 20 (absence de contrainte à y prendre part), 21 (liberté d’organisation), 181 (prise en charge par l’État de la rémunération des ministres des cultes reconnus) et, plus indirectement, sur une série d’autres dispositions constitutionnelles relatives aux libertés publiques dont, par exemple, celle de l’enseignement.
S’agissant des trois domaines majeurs : l’exercice du culte, l’organisation des Eglises et leur rôle dans la société belge, les commentaires suivants peuvent être apportés :
Les actes du culte
La liberté d’exercice des cultes est traditionnellement limitée par une triple restriction :
- la poursuite des infractions au code pénal commises sous le couvert d’un acte cultuel, en ce compris l’attaque directe (et non la simple expression d’une opinion critique) de l’autorité publique par un ministre de la religion dans l’exercice de ses fonctions, article 268 du code pénal;
- les nécessités de la police administrative pour maintenir l’ordre et la sécurité dans l’exercice public du culte, à l’exclusion de toute disposition préventive permanente (comme l’autorisation préalable) pour les cérémonies qui se déroulent dans les édifices du culte ;
- l’interdiction faite par l’article 21 al.2 de la constitution (et sanctionnée par l’article 267 du code pénal) de célébrer un mariage religieux avant le mariage civil (sauf si l’un des conjoints est en danger de mort).
Cette liberté est, par ailleurs, protégée ou favorisée par d’autres dispositions :
-la répression pénale spécifique des désordres et des outrages touchant à l’exercice ou aux objets du culte, à la personne de ses ministres ou à leur habit officiel (articles 142 à 146 du code pénal) ;
-l’organisation de préséances protocolaires ou diplomatiques, pour certaines autorités religieuses (nonce apostolique, cardinaux, évêques etc.), les honneurs civils et militaires rendus lors de certaines cérémonies religieuses officielles, comme le « Te Deum » (hymne catholique de louange au Seigneur, attribuée à saint Ambroise, IVe siècle) à l’occasion de la fête nationale (décret impérial du 24 messidor An XII)
L’organisation de l’Eglise et des communautés religieuses ou philosophiques
L’article 21 de la constitution interdit à l’État d’intervenir dans la nomination ou l’installation d’un ministre du culte, de lui défendre de correspondre avec ses supérieurs ou de publier les actes de ceux-ci (voilà pour le « joséphisme » et le « gallicanisme »).
La portée de cet article, selon la doctrine et la jurisprudence, est de garantir la liberté d’organisation interne de l’Eglise et des autres communautés religieuses ou philosophiques (exception faite de l’obligation de célébrer le mariage civil préalablement au mariage religieux)
De ce point de vue, toutes les religions ou convictions philosophiques sont égales devant la loi belge, encore qu’il n’existe aucune définition légale de celles-ci. Cependant sept d’entre elles bénéficient, outre cette garantie de liberté, d’une reconnaissance officielle, eu égard à leur importance réelle (nombre de fidèles) et à la valeur (conforme à l’ordre social) du service structuré (hiérarchie) et stable (ancienneté) qu’elles rendent à la population. Il s’agit du catholicisme, de l’anglicanisme, du protestantisme, de l’orthodoxie (grecque et russe), du judaïsme, de la laïcité et de l’islam (la conformité de ce dernier culte aux critères justifiant sa reconnaissance pose des problèmes tenant surtout à l’absence d’une hiérarchie religieuse au sens belge du terme)
La reconnaissance d’un culte (ou de la philosophie laïque, qui est assimilée à un culte) comporte pour celui-ci des avantages et des contraintes :
- prise en charge par l’État des traitements et pensions des ministres du culte au sens de l’article 181 de la constitution ;
- logement approprié de ces ministres à charge des pouvoirs publics (communes, provinces) ;
- couverture par les communes du déficit budgétaire des administrations ecclésiastiques personnalisées responsables du temporel des cultes ;
- exonération de la fiscalité immobilière et soutien de l’Etat à la construction ou à la rénovation pour les bâtiments affectés à ces cultes ;
- désignation, dans l’armée et les prisons, d’aumôniers nommés et rémunérés par l’Etat ;
- dispense pour les ministres du culte de siéger comme jurés dans une cour d’assises ;
- incompatibilité de l’état de ministre d’un culte reconnu avec un mandat parlementaire national et diverses fonctions administratives ou judiciaires ;
- accès de ces cultes aux systèmes d’information et d’éducation religieuses mis en place dans le cadre des services publics belges.
Par ailleurs, la question a été posée de savoir si, en cas de litige, l’État ne disposait d’aucune possibilité de contrôle sur les actes que l’autorité religieuse pose dans le cadre de la liberté d’organisation prévue par l’article 21 de la constitution. Pareille interprétation irait trop loin. Selon la jurisprudence la plus récente (1994-1999) de la cour de cassation, le contrôle judiciaire d’une décision contestée de l’autorité ecclésiastique permet au tribunal de vérifier, outre la compétence décisionnelle de cette autorité, si la décision été prise « selon les règles du culte en cause » (le droit canonique fait donc sa véritable entrée dans les cours et tribunaux belges). L’article 21 de la constitution ne concerne que les activités religieuses au sens strict et non celles qui sont organisées par extension (via des personnes morales) dans des domaines tels que la santé ou l’enseignement par exemple. Cette protection ne constitue pas non plus une forme d’immunité en cas d’infraction à la loi pénale (*)
Dans le domaine du droit social, il y a lieu de distinguer : la relation entre les autorités d’un culte reconnu et les ministres de ce culte rémunérés à ce titre par l’Etat, sur base de l’article 181 de la constitution, relève exclusivement du droit interne de la religion concernée. Mais la jurisprudence présume désormais que les ecclésiastiques affectés à d’autres activités que le ministère du culte proprement dit sont, à cet égard et nonobstant leur état de vie religieuse, dans les liens d’un contrat d’emploi.
Enfin, les non clercs (assistants paroissiaux) oeuvrant au service du culte et rémunérés à ce titre par l’Etat, sur base de l’article 181 de la constitution, bénéficient d’un statut légal particulier établi par la loi-programme du 22 décembre 2008.
La religion dans la vie sociale
La religion catholique a inspiré l’un des « piliers » structurant la vie sociale en Belgique, à travers un vaste réseau qui va des soins de santé à l’éducation en passant par la vie professionnelle ou politique, la culture et les loisirs.
Le lien sociologique créé de la sorte demeure important. Ainsi, soixante pourcents de la population scolaire continue de fréquenter des institutions catholiques tandis que, dans leurs écoles, les pouvoirs publics offrent, au choix, l’enseignement d’une des religions reconnues et la morale laïque. Ces cultes bénéficient aussi d’un droit à l’antenne des radios et télévisions publiques. Par ailleurs, dans une société aussi communautarisée ou « pilarisée » que la Belgique, un soigneux équilibre idéologique, philosophique ou religieux est organisé au sein des autorités de gestion des organismes publics : de la cour d’arbitrage aux centres culturels en passant par les conseils universitaires ou les services audiovisuels, par exemple.
Il convient cependant de noter que, depuis la fin des années 1960, la vigueur identitaire du catholicisme s’est progressivement affaiblie, à tel point qu’aujourd’hui un arsenal législatif opposé à la morale de l’Eglise (avortement, euthanasie, manipulations génétiques, mariage homosexuel) a pu s’installer d’une manière qui semble irréversible.
Conclusion
Le régime constitutionnel des cultes en Belgique est né, en 1831, d’un compromis : les libéraux renoncèrent à une surveillance gouvernementale absolue sur l’Eglise et les catholiques à la position autrefois privilégiée de l’Eglise romaine.
Il en est résulté un statut sui generis qu’il est difficile de qualifier selon les catégories en usage.
Parler de séparation de l’Eglise et de l’Etat serait inapproprié si l’on entend par là qu’ils n’ont rien à voir ensemble. Les dispositions constitutionnelles et légales déjà citées dans cet exposé organisent plutôt une certaine indépendance dans le respect mutuel (**)
L’Etat belge n’est pas non plus laïc en ce sens qu’il serait obligatoirement perçu comme agnostique devant le phénomène religieux. La laïcité, au terme de la loi belge, est assimilée aux cultes reconnus, en tant que philosophie du « libre examen » (***).
La neutralité des pouvoirs publics n’est pas inscrite comme telle dans la constitution mais certains la déduisent de l’interdiction des discriminations et du principe d’égalité inscrits dans notre loi fondamentale. Face à la pluralité des religions, cette neutralité est néanmoins toute relative puisque l’Etat soutient le libre développement des activités religieuses et apporte son aide et sa protection aux six (sept avec la laïcité) cultes qu’il reconnaît (selon des critères objectifs), parmi lesquels -primus inter pares- le catholicisme romain. Il faut donc, à tout le moins, parler d’une neutralité « positive ».
Ce régime, plutôt favorable et bienveillant à l’égard des cultes, n’a pas empêché une forte sécularisation des mentalités et, conséquemment, des lois ou de leur interprétation. Ceci concerne en premier lieu le phénomène des mœurs mais aussi les nouvelles tendances favorables à un contrôle judiciaire modéré de l’Etat sur l’organisation interne des Eglises.
Jean-Paul Schyns
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(*) Le caractère impératif d’une législation, pénale ou autre, ne peut évidemment être interprété comme autorisant pareille législation à s’appliquer si elle limite la liberté religieuse de manière incompatible avec l’article 19 de la constitution ou les dispositions du même ordre inclues dans conventions internationales souscrites par la Belgique (article 9 de la convention européenne des droits de l’homme, article 18 du pacte de l’ONU relatif aux droits civils et politiques).
(**) Contre ce modus vivendi, une proposition de loi « visant à appliquer la séparation de l’Etat et des organisations et communautés religieuses et philosophiques non confessionnelles » a été déposée au Sénat le 06.11.2007 par MM. Philippe Mahoux (PS) et consorts (MR, VLD, Ecolo) et amendée par celui-ci le 16.02.2009.
Cette proposition de loi visait notamment à :
-exclure, sauf exception prévue par la loi elle-même, qu’un prescrit religieux puisse constituer une cause de justification, d’excuse ou une circonstance atténuante à une infraction ;
-abroger les articles 142 à 146 du code pénal érigeant en infractions spécifiques certains faits portant atteinte au libre exercice du culte ou à l’organisation de ses cérémonies ;
-interdire que, directement ou indirectement, les organes des autorités publiques organisent ou participent à des cérémonies officielles faisant référence à un culte donné (« Te Deum » ou autres) ;
-abolir les préséances protocolaires des autorités religieuses sur les autorités civiles, instituées par le décret impérial, toujours en vigueur, du 24 messidor an XII (24.07.1804) ainsi que la désignation « ex officio » du nonce apostolique comme doyen du corps diplomatique ;
-interdire aux agents et préposés des pouvoirs publics (au sens organique du terme) toute forme d’expression (vestimentaire ou autre) philosophique ou religieuse, dans l’exercice de leurs fonctions ;
-exclure de tout bien meuble ou immeuble affecté à un service public (au sens organique du terme) les signes ou objets caractéristiques (crucifix, tableau ou sculpture d’inspiration religieuse etc.) d’un culte ou d’une philosophie donnés (à l’exclusion des objets conservés dans un musée, montrés dans une exposition ou intégrés à un monument ou un site classés).
Cette proposition de loi a été retirée de l’ordre du jour du sénat, par ses auteurs eux-mêmes le 09.12.2009, et envoyée, pour examen, aux « assises de l’interculturalité », une instance extraparlementaire mise en place par le gouvernement fédéral et qui, comme toute commission qui se respecte, a fait un rapport au gouvernement (lors de la clôture de ces assises, le 8 novembre 2010),
Comme l’a observé à l’époque l’historien Jean-Pierre Delville, professeur à l’UCL : « les questionnements surgis en 2000 sur la légitimité des cours de religion et sur le financement des cultes ont été résolus dans le sens d’un maintien des institutions qui apparaissent importantes dans le cadre d’une société plus fragmentée qu’autrefois, davantage pluraliste et interreligieuse, mais davantage en recherche de sens et en besoin de repères spirituels et de salut » (in « L’Eglise catholique en Belgique », sur le site web catho.be ). On peut souscrire à cette perspective d’avenir pondérée et plus conforme aux traditions de la Belgique.
(***) Dans son discours de réception comme chanoine honoraire de l’archibasilique du Latran (décembre 2007) le président français, Nicolas Sarkozy a appelé de ses vœux l’avènement d’une laïcité positive de l’Etat, c'est-à-dire, selon ses propres termes, « une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout ». La mise en œuvre légale de ce concept interprétatif de la laïcité des pouvoirs publics supposerait que l’Etat se définisse d’abord comme laïc : ce n’est pas le cas en Belgique où il n’existe aucun équivalent à l’article 1er de la constitution française.