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Syrie : la révolution impossible

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safe_image.jpgNotre compatriote Pierre Piccinin rentre de Syrie. Par l’état des lieux et l’analyse qu’il présente sur son site, cet historien et politologue de terrain apporte un éclairage nouveau sur les évènements qui secouent la Syrie, ainsi que sur les enjeux régionaux. Sans parti pris. Loin de la propagande de Damas et de ses opposants ou des avis sans nuance des capitales occidentales et des médias internationaux. Loin des effets de manche et des postures caricaturales. Quelques extraits :

 Alors que les gouvernements tunisien et égyptien ont dû céder face à la contestation (ou ont su en donner l’impression, à tout le moins), alors que l’Alliance atlantique a profité des troubles pour renverser le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, tandis que d’autres, comme au Bahreïn, se sont maintenus par la force ou, comme en Algérie, en Jordanie et plus encore au Maroc, par la ruse de quelques vagues promesses de réformes, exception faite du Yémen qui, en dépit du retrait apparent du président Saleh, s’enfonce chaque jour un peu plus dans le chaos, la Syrie reste le dernier État empêtré dans ce phénomène que d’aucuns ont souhaité habiller d’une expression poétique, le « Printemps arabe ».

Depuis le 15 mars 2011, en effet, le gouvernement baathiste du président Bashar al-Assad doit faire face à des troubles, parfois violents, comme je l’avais déjà constaté lors d’un premier séjour d’observation, en juillet dernier.

En juillet, j’avais parcouru tout le pays, aussi bien le sud, Deraa, Souweida, que le centre, puis la côte et le nord, jusqu’à Alep, et l’est, jusqu’à Deir-es-Zor, sur l’Euphrate, vers la frontière irakienne. Cette fois-ci, je me suis concentré sur le centre, principalement : Damas, le gouvernorat de Homs et Hama. (…)

Un de mes objectifs était de rencontrer les Chrétiens de Syrie, en cette période de Noël,Syrie-decembre-janvier-2011-2-4560.jpg qui représentent un peu plus de 10% de la population, parmi les premiers concernés par la vague islamiste qui submerge ce « Printemps arabe ». J’ai tenté d’appréhender leur sentiment sur les événements et de mesurer leur inquiétude face à la montée de l’influence islamiste, des Frères musulmans, qui s’imposent de plus en plus à la tête des contestataires, et de la violence dont font preuve les salafistes. Les Chrétiens, en effet, ont sous les yeux ce qui s’est passé en Irak, où, depuis le renversement de Saddam Hussein, en 2003, leurs communautés font l’objet d’attaques et d’attentats réguliers (des dizaines de milliers de Chrétiens irakiens ont depuis lors fui leur pays et trouvé refuge en Syrie). Ils ont aussi l’exemple des Chrétiens d’Égypte : les scènes de fraternisation entre Chrétiens et Musulmans que l’on avait pu observer, place Tahrir, au moment de la révolution, il y a tout juste un an, sont désormais bien loin, et plusieurs milliers de Chrétiens coptes se seraient déjà exilés…

J'ai ainsi eu l’occasion de parler à des familles chrétiennes et de rencontrer quelques personnalités de leurs communautés : Monseigneur Hazim, le Patriarche grec orthodoxe, Mère Agnès Mariam de la Croix (photo), Supérieure du monastère de Saint Jacques le Mutilé à Qara, une des figures les plus emblématiques des Chrétiens de Syrie, ou encore le Père Elias Zahlaoui, prêtre catholique à Notre-Dame de Damas… En juillet, j’avais déjà rencontré le Père Paolo, autre figure emblématique, au monastère de Mar Moussa. Leur inquiétude est réelle, face à la haine islamiste qui se manifeste à leur égard et aux ingérences étrangères, celles du Qatar et de l’Arabie saoudite notamment. Dès lors, même si la grande majorité des Chrétiens se dit favorable à la démocratisation des institutions, ils composent cependant avec le régime baathiste, un régime laïc, qui assure la protection de toutes les minorités religieuses.

Un autre de mes objectifs essentiels était d’essayer d’entrer en contact avec l’opposition ou, plus exactement, avec « les » oppositions…Si les manifestations du mois de mars avaient été pacifiques et massives, la contestation s’est par la suite affaiblie, en partie du fait de la répression, en partie aussi par rejet d’un islamisme radical dont l’influence croissante au sein de l’opposition a inquiété plusieurs des communautés et confessions qui tissent le patchwork de la société syrienne. La contestation avait également rapidement changé de forme : certains groupes, parmi les différents mouvements qui contestent le pouvoir, ont commencé à recourir à la violence, entraînant une réaction accrue des forces de l’ordre et même de l’armée, comme à Maraat al-Nouman ou dans la région de Jisr-al-Shugur, le long de la frontière turque, où les sièges du parti Baath ont été incendiés et où les postes de police ont été attaqués. En juillet, les premières bandes armées ont fait leur apparition, à Homs en particulier.

Depuis lors, la situation s’est complexifiée et localement enlisée dans un étrange conflit, aux relents de guerre civile, un conflit larvé et qui semble ne pas vouloir éclater. (…). De manière générale, le pays demeure assez calme, exception faite des villes de Hama et de Homs, les deux principaux lieux de la contestation, et de certaines agglomérations de moindre importance, situées le long des frontières turque et libanaise, localisation propice à une ingérence étrangère. Et l’armée syrienne, dont les unités d’élites sont principalement composées d’Alaouites, issus de la communauté du président, et des minorités les plus dépendantes du régime, demeure quant à elle fidèle au gouvernement : contrairement à ce qui s’est produit en Tunisie ou en Égypte, où les soldats ont pu reconnaître des frères, des oncles, des sœurs parmi les contestataires, aucune fraternisation n’est vraiment possible, en Syrie, entre les révoltés et l’armée, souvent issus de communautés différentes. (…).Même si une tension existe désormais, plus sensible et perceptible, le gouvernement continue de maîtriser la situation face à une opposition qui demeure minoritaire et ne parvient pas à entraîner dans une révolution une population très divisée, dont certaines communautés, les Chrétiens, les Alaouites bien sûr, les Druzes, etc., craignent l’islamisme radical et soutiennent, fût-ce par défaut, le gouvernement de Bashar al-Assad. (…)

Copy-of-hama4.jpgSi l’intensité de la contestation a considérablement diminué depuis le mois de mars, une partie de la population continue de demander des changements institutionnels et attend du régime une progressive démocratisation. Il est en effet certain que le régime baathiste, en Syrie, s’est transformé très rapidement, sous la présidence d’Hafez al-Assad déjà, le père de l’actuel président, en une féroce dictature. Le baathisme, à l’origine, a deux objectifs principaux : c’est, d’une part, une forme de socialisme, qui ambitionne d’améliorer les conditions de vie des couches sociales les plus défavorisées ; et, d’autre part, le baathisme présente une dimension nationaliste panarabe, qui combat l’hégémonie colonialiste et promeut l’unité des Arabes. Cependant, le parti Baath syrien s’est mué en parti unique et son leader, en dictateur : Hafez al-Assad et ses proches ont instrumentalisé le parti pour s’accaparer tous les pouvoirs au sein de l’État et mettre la main sur l’ensemble du secteur économique. Toute opposition à ce système a toujours été durement réprimée : disparitions, tortures, emprisonnements… Les différents services de police syriens sont pléthoriques et omniprésents. (…). On peut donc comprendre que des pans entiers de la société civile aient espéré se libérer de cette chape de plomb, à la faveur du « Printemps arabe ».

Mais la société syrienne ressemble à un véritable patchwork confessionnel et communautaire. Les événements ont ravivé les oppositions et les craintes des uns et des autres, face à l’islamisme, surtout, au salafisme, le courant islamiste radical, et aux Frères musulmans, que d’aucuns croyaient anéantis depuis leur révolte en 1982 et l’interdiction de leur organisation, mais qui ont survécu dans la clandestinité et se révèlent aujourd’hui, à la tête du CNS notamment. (…). La conjoncture syrienne n’est certainement pas comparable à ce qui s’est passé en Tunisie et en Égypte ni, dans d’autres circonstances, en Libye. (…).

Les événements de Syrie constituent certainement un cas d’école extrême de désinformation médiatique, et peut-être plus encore que la guerre du Golfe de 1991, voire même que la guerre d’Irak de 2003 ou l’intervention atlantique en Libye en 2011. Il ne s’agit pas de dénoncer un vaste complot médiatique contre la Syrie -pas de la part des médias occidentaux, en tout cas ; c’est différent en ce qui concerne certains médias arabes, à commencer par Al-Jazeera, instrument médiatique du Qatar qui a été très actif en Tunisie, en Libye et, à présent, intervient en Syrie-, mais de mettre en évidence les raisons de cette désinformation aux proportions saisissantes. Certes, il est bien évident que la plupart des grands médias ont une ligne éditoriale déterminée par les intérêts de ceux qui les possèdent, leurs principaux actionnaires, des groupes financiers ou industriels, qui utilisent leurs médias pour influencer l’opinion. Dans le cas de la Syrie, cela dit, les facteurs qui expliquent cette « désinformation » sont, d’une part, d’ordre strictement structurel et, d’autre part, ont pour origine un parti pris idéologique qui simplifie la « révolution » syrienne, de manière manichéenne, à la révolte de tout un peuple contre une intolérable dictature (c’est du moins le fait des médias occidentaux : les médias russes et chinois, par exemple, perçoivent quant à eux la crise syrienne sous un angle tout à fait différent, beaucoup plus favorable au régime, allié de leur gouvernement respectif).

Le gouvernement syrien a le soutien de l’Iran, puissance régionale dont l’entrée en scène dans un conflit en Syrie pourrait entraîner la déstabilisation, voire l’embrasement de toute la région, y compris des pétromonarchies du Golfe, ce que personne ne souhaite pour des raisons bien évidentes. Une implication de l’Iran pourrait en outre entraîner une réaction israélienne, avec les conséquences que l’on peut imaginer dans la géopolitique du Monde arabe. La Syrie a également le soutien de la Chine, grand consommateur de pétrole, qui s’approvisionne en Iran (la Chine aurait cela dit commencé à rechercher d’autres sources d’approvisionnement, dans la perspective d’une intervention occidentale contre l’Iran…), et de la Russie : Moscou, depuis les accords de Camp David, en 1978, c’est-à-dire le rapprochement entre l’Égypte et les Etats-Unis et la paix entre le Caire et Tel-Aviv, a progressivement perdu la bataille du Moyen-Orient, où il ne lui reste plus comme allié, aujourd’hui, que la Syrie. Or, Vladimir Poutine, depuis qu’il a repris les rênes de la Russie, essaie de réparer les dégâts des années Eltsine et de maintenir la Russie au rang de puissance mondiale, de puissance régionale à tout le moins.(…) Dans le cadre de la politique états-unienne, la Syrie baathiste n’est plus un ennemi depuis longtemps : après les attentats du 11 septembre 2001, des accords ont été passés entre les Etats-Unis et la Syrie, qui se sont découvert un adversaire commun, les islamistes radicaux. Ainsi, des prisonniers détenus à Guantanamo ont été expédiés en Syrie pour y être interrogés, torturés. Les services secrets de ces deux États ont activement collaboré. (…) Enfin, Israël considère Bashar al-Assad comme un allié de fait : si le discours, à Damas, demeure très antisioniste, la Syrie, dans les faits, ne mène aucune action concrète et garantit à Israël une parfaite sécurité sur leur frontière commune, le Golan. Cette frontière est strictement surveillée par les Syriens, pour empêcher que des Palestiniens, parmi les 500.000 réfugiés qui vivent en Syrie, ne tentent des attaques contre Israël à partir du sol syrien. Tel-Aviv ne souhaite certainement pas voir une guerre civile ou les islamistes plonger un aussi bon voisin dans le chaos. Dès lors, l’Occident attend, sans prendre de mesures réellement contraignantes contre le régime, dans l’espoir cynique que la situation se stabilisera et que l’ordre reviendra en Syrie. Seule l’attitude de la France (son implication en faveur de l’ASL notamment) suscite l’interrogation. Et pas seulement en ce qui concerne la Syrie, d’ailleurs… (…)

La question qui se profile désormais est celle de la porte de sortie que les différents protagonistes de la crise syrienne pourraient emprunter pour mettre fin à cet état de guerre civile latent qui accable le pays et risque de le mener assez rapidement à un point de non-retour qui, une fois dépassé, laissera peu de chance à un éventuel processus de réconciliation nationale. Le gouvernement baathiste a multiplié les appels au dialogue, libéré de nombreux prisonniers politiques et promulgué plusieurs décrets par lesquels il a lâché du lest, laissant entrevoir la possibilité d’une transition vers la démocratie, mais une transition fatalement longue et sans heurts, ni inquiétude pour les actuels tenants du pouvoir. Toutefois, l’attitude du gouvernement reste ferme et intransigeante face aux rébellions armées qui se sont manifestées à Homs et le long des frontières. Une intransigeance qui est dénoncée par les oppositions comme la volonté avouée de conserver l’autorité sur le pays. Et de conclure que Bashar al-Assad et ceux qui l’entourent n’ont en réalité aucune intention de négocier. Mais la question ne s’applique pas qu’au gouvernement syrien : l’opposition également doit accepter la négociation. Or, toutes les composantes de la contestation s’y refusent : « Bashar doit partir » ; les plus radicaux réclament même son exécution. Quoi qu’il en soit, après bientôt un an de troubles, tandis que la guerre des propagandes fait rage, que les morts s’accumulent de part et d’autre et que la société se déchire un peu plus chaque jour, il semble bien que, en Syrie, la « révolution » soit impossible.

Un rapport concret qui tient aussi du reportage, à lire en entier ici : SYRIE – La « révolution » impossible (témoignage et analyse)

 

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