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Je crois qu’il y a moyen de proposer au lecteur une approche enfin radicale de la question.
Aujourd’hui les théologiens, à la suite du Père Jean-Miguel Garrigues, sont très soucieux d’insister sur le fait que Dieu est innocent du mal, dont il n’aurait même pas connaissance. On est dans une culture de l'excuse ! Mon postulat de départ est exactement inverse : c’est le péché de l’homme qui a entraîné Dieu à se faire homme et à vouloir mourir sur la Croix, pour partager avec nous tout le mal du monde. Il aurait pu nous racheter autrement. Il a pris au sérieux, il a pris au tragique l’existence du mal, il en a pris... sa part de responsabilité au point de vouloir en subir les affres dans son humanité. Voilà la réponse chrétienne, telle qu’elle est enseignée par Thomas d’Aquin.
Duns Scot et tant d’autres, eux, veulent faire du mal une simple question académique, une « problématique » consciencieusement posée, qui ne change rien à rien, suscite au mieux l’indifférence, au pire le scandale, par des « explications » toutes marginales. En contraste avec les finasseries des théologiens, la réponse christique est la seule qui apparaisse à la hauteur de la question. Sur ce point les philosophes aussi se sont égarés, un Platon disant que le mal est « seulement une ignorance », un Spinoza expliquant que le bien et le mal ont la même nécessité et que l’Etat peut ordonner le mal sans qu’on ait le moindre droit de désobéir.
Aristote a longuement expliqué à Platon que la morale ne s’enseigne pas. Je n’en ferai donc pas un cours mais une histoire, l’histoire du mal, qui, à tout moment, peut se changer en bien. Quand le mal n’a plus d’histoire, c’est l’enfer, l’immobilisation, la pétrification définitive dans le mal. La Bible, Ancien et Nouveau Testament, nous offre une longue histoire du mal et nous présente les moyens à prendre pour s’en délivrer.
Pourquoi les cours de morale ne servent à rien ? Parce que l’homme ne maîtrise jamais la connaissance du bien et du mal. Il découvre le bien et le mal en quelque sorte à l’instinct, et, comme le disait déjà Aristote, dans une sorte de divination (Rhétorique 1, 13). Comment voulez-vous donner un cours de divination ? Le Serpent a prétendu donner ce cours à Eve ; on sait ce qu’il est advenu quand elle a commencé à goûter de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et à en offrir à Adam… « Leurs yeux se sont ouverts et ils ont vu qu’ils étaient nus… ».
Bref c’est le début des « emmerdements », auxquels ils réagissent en se faisant immédiatement des vêtements avec ce qu’ils ont sous la main : les feuilles de figuier. Ainsi, dès l’origine, le calcul, la volonté de « savoir » déchaîne non pas la sexualité qui est naturelle, mais une violence sexuelle, qui oblige Adam et Eve à la pudeur… Vous me reprochez de donner un cours de morale ? Alors il est vrai que je fais l’éloge de la pudeur, cette passion proche de la peur, qui intercède pour l’humanité de l’homme et qui exprime la fragilité de l’esprit face aux emballements de la chair.
Je me situe dans la perspective ouverte dans mon livre précédent Parier avec Pascal, dont le dernier chapitre aborde le problème du mal, en en faisant la clé du Pari. Il faut parier, oui, parier sur Dieu c’est évident, ne serait-ce que pour être meilleur, pour ne pas nous laisser déborder par l'étrange puissance du mal, ne serait-ce que pour échapper à la médiocrité de nos calculs à la petite semaine.
Par ailleurs, dans le Cajétan comme dans le Pascal,j’avais étudié ce que Bruno Pinchard appelle le dédoublement de la raison. C’est un fil rouge que je continue à dévider ici. Il ne faut pas réduire l’intelligence à la raison. La raison procède par identification ou par identités successives : a = b ; b = c ; donc a = c. Mais il y a beaucoup de domaines de l’existence, à commencer par les plus quotidiens, dans lesquels on ne peut rien mesurer. Il est donc impossible, en l'absence de mesure d’établir la moindre identité, la moindre égalité. L'intelligence est-elle sans ressource quand elle ne peut plus établir l'identité entre deux choses ou entre deux idées, pour obtenir une démonstration ? Non ! Reste à procéder par des ressemblances, des analogies. L’intelligence analogique est la seule capable de s’intéresser à l’immense domaine spirituel.
Prenons un exemple : quelle réponse la raison (avec son identité et ses démonstrations) peut-elle apporter à la grande question du bien et du mal ? Aucune. Pour répondre, nous devons convoquer l’intelligence méditative et, selon l’ordre de Pascal à sa sœur Gilberte, « ne jamais perdre pendant un temps trop long la grande pensée de la ressemblance ». Le bien ne se démontre pas. Il s'estime. Le mal ne se prouve pas, il se ressent. La volonté desavoir dans le domaine de la morale ne parvient jamais à ses fins. D’où la nécessité pratique de la foi ! Et de l'amour : mais qu'on le veuille ou non, c'est la même chose.
Regardez bien son regard et vous comprendrez tout. Caïn fratricide obtient la miséricorde et la protection de Yahvé. Ses yeux se sont ouverts. Ils sont éperdus de reconnaissance et encore mouillés de peur. Son horrible péché, son fratricide l’a converti !
(Propos recueillis par Louise Labrunie)
Guillaume de Tanoüarn, Une histoire du mal, éd. Via romana 2014, 278 pp. 24 euros (à commander franco de port au Centre Saint Paul, 12 rue Saint Joseph 75 002 Paris)
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