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Lundi de Pentecôte 2018, une nouveauté dans la liturgie de l’Église ! Depuis plusieurs années, la question était posée d’instituer une fête de Marie, Mère de l’Église, déjà célébrée en Pologne et en Argentine, le Lundi de Pentecôte. À Rome, la Congrégation pour le Culte divin, sans doute sollicitée depuis longtemps par beaucoup d’églises locales, a annoncé le 3 mars dernier la décision d’étendre cette fête à toute l’Église, un décret qui prend effet en 2018, ce lundi 21 mai. Le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin depuis 2014, répond ainsi à un désir depuis longtemps ancré dans l’esprit et le cœur de beaucoup.
La joie du temps ordinaire. Je me rappelle les lettres que m’avait écrites à ce sujet l’ancienne Mère Abbesse d’Argentan, dans le diocèse de Séez, et son insistance lors d’un passage à l’Abbaye : « Mais pourquoi ne faisons-nous pas cela aussi en France ? » Pourquoi en effet ? Maintenant que la décision est prise, il ne suffit pas de s’en réjouir, il faut aussi comprendre l’histoire et le sens de ce titre donné à Marie, de cette fête dont le cardinal Sarah a décrit l’esprit.
Dans l’année liturgique, le temps qui nous conduit vers Pâques et la Pentecôte est extrêmement riche et intense. Après le cheminement exigeant du carême, la Semaine Sainte et le feu de la Passion, vient une cinquantaine (c’est le sens du mot grec Pentecostès) de jours qui n’en font qu’un : « Ce jour que fit le Seigneur est un jour de joie. » Au terme de la cinquantaine pascale, une « solennité d’exultation », l’Esprit-Saint est donné aux Apôtres sous forme de langues de feu. C’est la promesse que Jésus leur avait faite dans les dernières paroles qu’il a prononcées sur terre et qui sont la meilleure catéchèse du sacrement de la confirmation :« Vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins… » (Act. 1, 8).
Aussitôt après, le Lundi de Pentecôte, on « retombe » brusquement, comme on entend dire parfois, dans le temps ordinaire. C’est pourtant quelque chose de très beau pour nous que d’être envoyés en mission pour vivre et répandre l’amour reçu du Seigneur dans le concret de notre vie familiale, professionnelle ou sociale… Il y a une merveille du « temps ordinaire » ; j’ai lu un jour un bel Eloge du Temps ordinaire (Jeannine Marroncle, L’Atelier, 1995), inspiré peut-être de la manière dont Madeleine Delbrêl parle de la sainteté des « gens ordinaires » (La sainteté des gens ordinaires, Nouvelle Cité, 2009). Désormais, l’Église nous invite à entreprendre cette nouvelle étape de l’année liturgique sous le regard et avec la présence maternelle de la Vierge Marie ; c’est simple et réconfortant. L’obéissance à la Parole de Dieu de celle qui s’offre comme « la servante du Seigneur » à l’Annonciation, son attention à tous et dans toutes les circonstances (pensons au repas des noces de Cana où elle est la première à voir qu’« ils n’ont plus de vin »), tout cela nous aide et nous stimule pour rester fidèles à l’Amour de Dieu et réaliser notre vocation de « pierres vivantes » de l’Église.
Vatican II et le titre de « Marie, Mère de l’Église ». Mais ce titre, qui vient de trouver sa place officielle dans la liturgie, d’où vient-il ? D’un moment assez extraordinaire de Vatican II : le 21 novembre 1964, lors de la clôture de la troisième session, le pape Paul VI promulgue un texte majeur du Concile, la constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium (« Lumière des peuples »), long de huit chapitres. Le dernier est consacré à la Vierge Marie, il s’intitule : « La bienheureuse Marie, Mère de Dieu, dans le mystère du Christ et de l’Église. » Montrant la place de Marie dans l’économie du Salut, il fait tout un parcours biblique depuis l’Ancien Testament, jusqu’à la mort de Jésus sur la Croix et même après son Ascension, en passant par l’Annonciation, la naissance à Bethléem et tout le ministère public du Seigneur. Marie, qui chante dans le Magnificat que « tous les âges [la] diront bienheureuse » et pour qui « le Puissant fit des merveilles »( Luc I, 48 et 49), est présentée comme le modèle parfait de l’Église.
Les Pères du Concile avaient beaucoup discuté pour savoir si, dans ce texte, on lui donnerait le titre de « Mère de l’Église », et ils décidèrent finalement que non. Certains pensaient que cela pourrait provoquer des confusions. Il y a déjà assez de paradoxes dans la figure de Marie : elle est le modèle de l’Église, mais elle en est aussi une fille, elle « marche avec nous », comme « la première en chemin ». Elle est à la fois le prototype de ce « lieu du Salut » et une femme sauvée comme les autres par Jésus, le seul Rédempteur, même si ce don lui est fait dès le premier instant de sa conception, « par une grâce venant déjà de la mort de [son] Fils »[1].
Paul VI et Jean-Paul II. Or, bien que les Pères aient fait ce choix, Paul VI, dans l’homélie de la messe du 21 novembre 1964, déclara qu’il avait décidé de donner à la Vierge Marie le titre de « Mère de l’Église ». Alors, les évêques se levèrent et applaudirent, tandis que ce Pape, qui sera canonisé prochainement, poursuivait son homélie gentiment, à sa manière, toujours discret, réservé. Dans cette décision, il ne faut pas voir une opposition du Pape à l’assemblée conciliaire, mais une volonté d’aller plus loin. Jean-Paul II, qui participa au concile d’abord comme évêque auxiliaire puis comme archevêque de Cracovie, à partir de 1964, fut très touché par cet événement, lui qui tenait aussi beaucoup à ce titre. Il fit installer une mosaïque de « Mater Ecclesiae » (Mère de l’Église), aujourd’hui visible par tous, sur la place Saint-Pierre à Rome. Et le monastère contemplatif voulu par lui dans les jardins du Vatican, où s’est retiré aujourd’hui Benoît XVI, porte le même nom.
D’où viennent tous ces débats ? Avant le Concile, on envisageait de rédiger un document à part, entièrement consacré à la Vierge Marie, pour dire la place exceptionnelle qu’elle a dans la vie et la foi de l’Église catholique. Plusieurs pères conciliaires demandèrent que ce projet soit transformé et que l’on intègre ce texte sur la Vierge Marie dans Lumen gentium. L’objectif était précisément de montrer que l’amour que l’on a pour la Vierge Marie est dû à la place tout à fait exceptionnelle qu’elle a dans le mystère de l’Église. En fait, les Pères suivaient le choix théologique fait par le P. Henri de Lubac, sj, dans un livre marquant, publié une dizaine d’années auparavant, Méditation sur l’Église, dont l’histoire est lyonnaise. Après la Seconde Guerre mondiale, le Cardinal Gerlier, archevêque de Lyon, avait perçu que de nombreux prêtres étaient revenus profondément troublés par l’expérience des camps de prisonniers ou de concentration. Il demanda alors au Père de Lubac de leur donner un enseignement sur l’Église, régulièrement, pendant une année entière. Beaucoup de prêtres répondirent présents, et le P. de Lubac donna sa « méditation » sur l’Église, fondée sur l’étude des Pères et sur tout l’enseignement de l’Église. En 1952, il publia ce travail sous la forme d’un livre, qui reste, aujourd’hui encore, une grande référence théologique. Manifestement, son plan et sa pensée inspirèrent Lumen gentium ; la ressemblance de structure des deux textes est impressionnante. Ils s’ouvrent sur la même notion, « le Mystère de l’Église » et se terminent tous deux par la figure de la Vierge Marie.
Le chef-d’œuvre de Dieu. Il est très intéressant de lire en parallèle ces deux textes. Le P. de Lubac évoque tous les titres donnés dans la tradition à Marie et s’approche de celui que proclama Paul VI : « Marie appartient à l’Église, au point qu’on a pu quelquefois, sans doute avec excès la dire « sa Fille », cependant, avec plus de vérité, on l’appellera sa mère. « Fille de Jérusalem qui est notre Mère d’en haut », elle est Mère de l’Église que nous sommes. »[2] Faisant allusion aux courants de la Réforme protestante, l’auteur met en parallèle les critiques de notre amour pour la Vierge Marie et celles qui sont formulées contre l’Église : « Dans le rôle que la foi traditionnelle reconnaît à l’Église comme dans celui qu’elle reconnaît à Marie, on craint une sorte d’usurpation sacrilège. On y dénonce la même atteinte portée à l’unique médiation de Jésus comme à l’absolue souveraineté de Dieu. Qu’il s’agisse en effet de la justification de chaque fidèle ou de la descente du Verbe de Dieu parmi nous, ne faudrait-il pas croire que tout se produit « par la seule grâce de Dieu et la seule opération du Saint Esprit, sans aucune œuvre humaine » »[3] ? Il conclut qu’il s’agit d’un mépris de l’action de Dieu qui respecte infiniment l’humanité de la Vierge Marie. Jamais, Il ne fait d’elle un instrument sans âme, sans intelligence, sans liberté. Il en est de même pour l’Église, vivante, humaine, charnelle, corporelle.
Et Lubac cite Newman : « Les Pères de l’Église ne regardent pas la Sainte Vierge comme un pur instrument physique de l’incarnation du Seigneur, mais comme une cause intelligente et responsable. »[4] Cela signifie que Marie est un chef-d’œuvre de Dieu, préparé d’une manière extraordinaire pour accomplir son œuvre.
L’Église, Marie… notre Mère. « La maternité de Marie à l’égard du Christ entraîne chez elle une maternité spirituelle à l’égard de tout chrétien. »[5] Si elle est la mère de Jésus et que moi, je suis un disciple, un ami de Jésus, un membre de son corps, alors j’ai, moi aussi, un rapport filial vis-à-vis de Marie, quand je me tourne vers elle. À l’intérieur de l’Église, nous la regardons donc comme une mère : notre mère, notre « Maman du ciel », expression utilisée par de nombreux fidèles, petits et grands. Dans la mesure où l’on dit que l’Église est le corps du Christ, il est légitime que Marie soit appelée « Mère de l’Église ». Cela n’entraîne aucune confusion. Elle reste une humble servante, mais elle est celle qui « marche avec nous, la première en chemin ». Le P. de Lubac fait aussi allusion aux martyrs de 177 : « Déjà au deuxième siècle, dans la célèbre lettre des martyrs de Vienne et de Lyon, ils parlent de la Sainte Église dans une allusion implicite mais claire à la Vierge Marie. Ils disent : nous regardons la Sainte Église comme notre mère virginale. »[6]Marie est fille de Dieu, elle est sauvée, elle est l’humble servante du Seigneur, mais elle est la Mère virginale de Jésus, elle est notre mère, et nous regardons l’Église de la même manière. C’est de l’Église que nous recevons le baptême, la confirmation, l’Eucharistie, les sacrements, mais c’est de Marie que nous avons reçu l’auteur de tout cela, Jésus qui est sorti de son sein, de ses « entrailles », à Bethléem !
Dans son chapitre final, H. de Lubac fait une longue comparaison entre Marie et l’Église. « Dans la tradition, les mêmes symboles bibliques sont appliqués tour à tour ou simultanément, avec la même profusion de plus en plus débordante à l’Église et à la Vierge Marie. » S’ensuivent une liste d’une cinquantaine de titres et une avalanche de références. Marie et l’Église sont l’une et l’autre la nouvelle Ève, le paradis, et l’arbre du paradis, dont le fruit est Jésus, le grand arbre que Nabuchodonosor vit en songe, planté au milieu de la terre (Daniel IV, 10-13)... L’une et l’autre sont l’arche d’alliance, l’échelle de Jacob, la porte du ciel, la maison construite au sommet des montagnes, la toison de Gédéon, le tabernacle du Très Haut...
Cette mise en parallèle, enracinée dans la tradition chrétienne et admirablement présentée par le P. de Lubac conduit assez naturellement à la décision certainement longuement mûrie du pape Paul VI, de donner à Marie le titre de « Mère de l’Église ».
Une invitation à tous ses enfants. En résumé, cette nouvelle fête prend tout son sens au début du temps ordinaire, quand l’Église repart dans la beauté et les épreuves de la vie sociale, politique, familiale, culturelle, confessionnelle. Nous y rencontrons beaucoup de joie et de lumière, mais nous y éprouvons aussi parfois l’impression de chaos, un lot de déceptions, de difficultés… Au milieu de tout cela, il y a Marie comme une maman qui est très proche de son enfant, quand il est petit, quand il est malade, quand il a besoin d’elle. Et puis, quand il grandit, elle le laisse aller, le suit du regard et prie pour lui ; quand il s’est éloigné elle pense à lui et lui envoie des messages pour l’encourager. Mère de l’Église, c’est un titre merveilleux. La Sainte Vierge regarde l’Église comme son Fils bien-aimé, elle sait qu’aujourd’hui c’est nous qui avons la charge d’annoncer l’Évangile, de parler de Jésus, d’être ses témoins, de construire l’Église. Elle prie « afin que la Parole du Seigneur poursuive sa course, et que partout, on lui rende gloire » (2 Th. 3, 1). De temps en temps, quand la situation est très critique, elle descend. Elle va parler aux petits-enfants de L’Île-Bouchard en disant : « N’ayez pas peur, vous avez l’impression que la France est perdue ? Eh bien non, je vais m’en occuper. » Elle va à Pontmain parler aux gens les plus simples, angoissés par la guerre de 1870-71, et les combats vont s’arrêter aussitôt. Partout, elle vient dire : « Je sais que vous souffrez, rassurez-vous, je pense à vous. » Ce n’est pas pour nous donner la prospérité, le succès, la gloire ou la puissance, mais pour nous assurer qu’elle intercède pour nous, qu’elle marche avec nous, devant nous, mais aussi juste à côté de nous. Son regard maternel ne nous quittera jamais, et nous sommes invités à lui répondre, à prendre sa main, à nous engager avec elle en lui disant : « Sainte Marie, Mère de Dieu, n’oublie pas de prier pour nous. »
Le Samedi Saint, il n’y avait plus personne. Elle a vu de ses yeux exactement le contraire de ce que l’Ange lui avait dit : « Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut. » Mais, à 33 ans il vient de mourir sur la Croix, il est au tombeau, et elle croit. « Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur » (Luc 1, 45). Sur terre, nous avons tous des moments de grande épreuve à vivre. Demandons avec foi à la Mère de l’Église, notre Mère, qu’elle nous aide à croire dans la Parole du Seigneur. La puissance de sa prière et de son intercession, l’incroyable trésor de grâce qu’elle représente, sont pour nous un vrai réconfort.
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[1] Oraison de la Messe du 8 décembre, Solennité de l’Immaculée Conception.
[2] Henri de LUBAC, Méditation sur l’Église, DDB, 1985, coll. Théologie, p. 289
[3] Ibidem, p. 273
[4] Ibidem, note 1. « Chef d’œuvre de la grâce » serait peut-être une meilleure traduction du mot utilisé par l’Ange à l’Annonciation, pour échapper à l’idée de quantité qui reste dans les expressions « pleine de grâce » ou « comblée de grâce » de notre « Je vous salue Marie ».
[5] Ibidem, p. 286.
[6] Ibidem, p. 280.