Du site "Pour une école libre au Québec" :
Ces prénoms qui disent l’avenir de l'Occident
Mais la France a toujours été une nation multiple et divisée. Elle ne cessa d’être le pays des guerres civiles et des guerres de Religion ; et Emmanuel Todd, que Fourquet apprécie à juste titre, nous a appris, en reprenant les travaux de Frédéric Le Play, que la France était le seul pays d’Europe, voire du monde, où se côtoyaient autant de modèles familiaux différents et concurrents. Alors, quoi de neuf sous le soleil ? Les prénoms, vous dis-je ! Même lorsque les Français se trucidaient au nom de Dieu ou du Roi, ou de la Liberté, ou de l’Égalité, même lorsqu’ils se partageaient entre catholiques ou protestants, blancs ou bleus, bleus ou rouges, catholiques ou laïques, gaullistes ou communistes, ils donnaient à leurs enfants les mêmes prénoms, tirés du calendrier des saints. Une loi édictée par Bonaparte, le 11 novembre an XI, les y obligeait et personne n’avait l’idée d’y contrevenir. Car le peuple français était resté, malgré toutes ces divisions, ce « peuple de race blanche, de religion chrétienne et de culture gréco-romaine » dont parle de Gaulle à Peyreffite, au début des années 1960.
C’est ce monde-là, cette France-là qui ont été détruits en quarante ans. Et c’est cette destruction — ou plutôt cette dislocation — que révèle l’analyse des prénoms. On comprend mieux les précautions matoises de Fourquet et de son éditeur !
Le basculement s’est fait en deux temps : d’abord, dans les années 1970, on abandonne le ciment catholique (la fameuse « morale de nos pères » dont parlait le pourtant anticlérical Ferry) avec les lois sur l’IVG, le divorce par consentement mutuel, puis, en 1982, la dépénalisation des relations homosexuelles entre un adulte et un mineur de 15 à 18 ans ; à la même époque, on autorise le regroupement familial des immigrés.
Autour de cette découpe par les prénoms, on retrouve toutes les divisions françaises qui sont autant de béances, économiques, sociales, sécuritaires, culturelles, scolaires, politiques. Tout l’intérêt du livre de Fourquet est de mettre ces bouleversements culturels en face des transformations économiques, sociologiques et surtout politiques qu’a connues le pays. La France des Kevin se tient chaud au Front national (comme une révolte patriotique contre leurs parents américanisés ?). La France des Mohamed a rejoint chez Mélenchon les jeunes diplômés précarisés et les ouvriers cégétistes ; elle va inexorablement lui imposer sa loi démographique. La France des « Erasmus » a fait la gloire de Macron, tandis que la France des retraités, la dernière génération à avoir connu la France d’avant, a sauvé Fillon de l’humiliation.
Bien sûr, tout cela doit être nuancé et Jérôme Fourquet le fait avec sérieux et professionnalisme ; mais les grandes tendances sont bien là. Elles se retrouvent dans toutes les démocraties occidentales et expliquent l’affrontement entre « populistes » et « progressistes ». Entre « somewhere » et « anywhere ». Le clivage droite-gauche est bien mort, et les partis politiques qui l’incarnaient aussi, car la sociologie française d’avant qui les sous-tendait a été engloutie. Macron, à la tête de son bloc libéral-élitaire, va rassembler tous ceux qui ont intérêt à ce que se poursuive ce que Fourquet appelle l’« archipélisation » de la France. Au nom d’un prétendu « rassemblement », il aggravera la dislocation du pays. Son destin politique est écrit dans les prénoms. Au nom du « vivre-ensemble », il bénira la séparation. Notre auteur s’oblige à un optimisme de bon aloi : « Les géographes définissent un archipel comme un ensemble d’îles relativement proches les unes des autres, la proximité se doublant le plus souvent d’une origine géologique commune. […] À l’image des îles d’un archipel, ces populations vivent à l’écart les unes des autres, tout en entretenant bien sûr des rapports entre elles. […] Elles partagent un certain nombre de références communes, ce qui ne serait plus le cas dans une société communautarisée. » D’avance, le pourtant socialiste François Hollande lui a répondu, en se confiant, quand il résidait à l’Élysée, à des journalistes : « Tout cela finira par une partition. »
L’Archipel français
Où allons-nous ? par Jérôme Fourquet
publié au Seuil à Paris, le 7 mars 2019, 384 pp.
ISBN-13 : 978-2021406023