L’individu bien désemparé
C’est à ce niveau que se situent ses personnages : au niveau de la deuxième naissance, bourgeoise et intellectuelle. Ils errent, malheureux. Leur monde s’écroule, se défait devant eux : l’idéale Belle Epoque n’est plus, les manoirs tombent en ruine ou sont transformés en hôtels pour golfeurs, les rues sont envahies d’immigrés, et l’inculture progresse, partout, comme du chiendent, comme une poussée de phylloxéra. Remonter le cours du temps en expulsant les indésirables de banlieue et ceux de l’intelligentsia, cela ne suffira pas.
A lire aussi : « Nous sommes pratiquement arrivés au stade terminal de la déchristianisation »
L’homme moyen est engagé dans un tel processus de consommation imposée qu’il ne peut s’en dégager. Les forces sociales qui le poussent à s’unir dans le mariage, à fonder une famille, à se déplacer en voiture, et à consommer toujours plus sont telles qu’il est absolument impossible de l’imaginer s’en défaire en masse pour suivre une autre voie. Encore un schéma chrétien, ou du moins paulinien : le monde est mauvais ; la sainteté, le salut, sont contraires à la famille, qui consomme, qui rit, qui bâfre, qui jouit, toutes activités interdites par la morale de Makine, qui ne voit là que jeux dangereux (la consommation conduit à la destruction de la vie sur terre) et que chaînes et entraves pour le développement libre de la pure individualité.
Salut bouddhique
L’homme de Makine, c’est-à-dire l’homme selon l’esthète cultivé européen qui a perdu la foi, semble fait comme un rat. Rien ne pourrait sauver l’homme de la fatalité qui le pousse à détruire la Création, n’était la troisième naissance, projet de salut dont ce roman est l’exposé initiatique. Mais, attention, si la structure trine du destin humain ressemble ici à celle que propose la tradition chrétienne, les troisièmes termes diffèrent sensiblement. Ici, point d’oraison ni de prière, pas d’abnégation, pas d’appel à la pauvreté : on a, pour sauver l’homme, une machine. On vous branche des électrodes un peu partout, on appuie sur un bouton, et c’est parti : la machine secrétera pour vous votre rêve maximal, le comble de vos désirs. Vous voici donc submergé, saturé de fantasmes réalisés au-delà de toute mesure ; vous grimacez, êtes pris de convulsions, et ceci jusqu’à ce que vous soyez en quelque sorte dégoûté de votre propre désir et que, débarrassé de ce qui vous rivait au monde, vous accédiez à la fameuse troisième naissance. Le salut, chez Makine, est du type bouddhique, puisqu’il s’agit de se débarrasser de son désir, et c’est atroce, car le désir est tout. Mais il y a pire. C’est un bouddhisme de consommation et un bouddhisme technicien : le salut s’obtient par la saturation des désirs et celle-ci au moyen d’une machine. L’homme ainsi réformé, l’homme nouveau d’Andreï Makine, c’est un solitaire, l’individu à l’état pur, qui n’a pensé son salut que pour lui-même et sa petite néo-communauté organisée en « réseau ». Le monde, pendant ce temps, peut courir à sa ruine ; tant pis pour lui.
Un amer constat… qui nous parle
Mais ne nous méprenons pas. Effarés par la marche du monde et l’image catastrophiste qu’en donne l’appareil médiatique, nous voulons à toute force, puisque nous sommes des citoyens, trouver une solution, globale et définitive. Il y a eu le communisme, l’existentialisme, il y a l’écologisme, le nationalisme, le fascisme, que sais-je… Makine y ajoute le bouddhisme mécanisé. Prenons garde que personne ne s’avise de le mettre en œuvre : il en résulterait une humanité sans désir, satisfaite, heureuse, une humanité de poètes-robots assistant sans ciller à l’apocalypse, satisfaite de contempler la beauté des feuilles qu’irradie la lumière du soleil.