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Le chanoine Lemaître, le Big Bang, le rapport entre la science et la foi... : le Professeur Dominique Lambert répond à nos questions

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Pour Belgicatho, le Professeur Dominique Lambert a répondu aux questions relatives au chanoine Lemaître et à la thématique des relations entre la science et la foi que lui a posées notre ami Ludovic Werpin : 

Jeudi 16 juillet 2020

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Professeur Dominique Lambert, Université de Namur

Professeur, pour commencer, pourriez-vous revenir en quelques mots sur votre parcours académique et nous dire ce qui vous passionne encore aujourd’hui dans la physique et en philosophie ?

J’ai suivi un parcours d’études en physique avec une spécialité en physique mathématique qui a débouché sur un doctorat en physique. En parallèle j’ai commencé des études en philosophies et j’ai rédigé une thèse en philosophie. Ce qui me passionne ce sont les ponts entre les disciplines, les transferts de concepts et d’intuitions d’un domaine à l’autre. Je me suis beaucoup intéressé à la question de l’origine de l’efficacité des mathématiques en physique mais aussi en biologie, mais aussi aux raisons pour lesquelles, dans certains domaines (sciences humaines par exemple) les mathématiques n’ont pas les mêmes performances qu’en physique ! Un autre domaine qui m’intéresse en philosophie est l’éthique. J’ai été amené à travailler sur les questions éthiques suscitées par l’utilisation de robots autonomes et d’algorithmes censés remplacer l’humain dans des prises de décisions cruciales. Mon travail sur la portée et les limites des algorithmes dans le domaine de la décision éthique et juridique rejoint d’ailleurs la question de l’efficacité ou de l’inefficacité des mathématiques dans les domaines spécifiquement humains. 

En 1927 étaient réunis à Bruxelles, entre autres, Auguste Picard, Théophile de Donder, Schrödinger, Pauli, Heisenberg, Dirac, Louis de Broglie, Niels Bohr, Max Planck, Marie Curie, Langevin et bien sûr Einstein. Est-ce que la physique reste aussi stimulante en 2020 qu’elle a pu l’être dans les trente premières années du XXème siècle, à l’époque des congrès Solvay ?

Bien entendu ! La recherche reste passionnante non seulement dans les domaines très fondamentaux comme la recherche d’une théorie quantique de la gravitation (qui unifierait les descriptions cosmologiques et microscopiques de la nature) mais aussi dans des domaines comme les ordinateurs quantiques, la biophysique, la physique du solide, etc.

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Photo Congrès Solvay 1927

Jadis quasi tous les savants étaient croyants. Newton disait : « L’incomparable disposition et harmonie de l’univers, tout cela n’a pu se faire que selon les plans d’un Être éternel doué de sagesse et de puissance ». Kepler, Copernic, Linné, Mendel, Volta, Ampère, Marconi, Pasteur et tant d’autres étaient chrétiens… Cela a bien changé au XXème siècle.  Dirac, Schrödinger ou Niels Bohr, entre autres, étaient athées. Est-ce que cela a, selon vous, un rapport avec la nouvelle physique (physique quantique et relativité générale) ou cela s’inscrit-il plutôt dans le cadre plus large de l’évolution des mentalités et des croyances en Occident ?

Non, cela n’a rien à voir avec la physique contemporaine. On peut trouver aujourd’hui des scientifiques de pointe qui sont croyants.

Comme vous le dites la situation de la foi dans la communauté scientifique est plutôt liée à la sécularisation croissante de nos sociétés. Elle reflète un état d’esprit présent dans nos sociétés occidentales. Peut-être faut-il aussi distinguer les scientifiques qui se disent ouvertement athées et ceux qui sont agnostiques : je connais un certain nombre de scientifiques qui se disent agnostiques et qui revendiquent explicitement de ne pas être athées.

Revenons sur votre ouvrage « L’itinéraire spirituel de Georges Lemaître » paru en décembre 2007 (et toujours disponible en librairie.) Quelle fut votre principale motivation lorsque vous avez décidé d’écrire cet ouvrage ? Et, pour ceux qui n’auraient pas la chance de le connaître encore, pourriez-vous commencer par nous dire qui était le chanoine Georges Lemaître et nous préciser le rôle qu’il a joué dans l’histoire de la cosmologie ? 

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Georges Lemaître était un prêtre belge qui a contribué grandement à la cosmologie : il a expliqué pour la première fois, en 1927, à l’aide de la relativité d’Einstein, le mouvement de fuite des galaxies observé par les astronomes dont Hubble et qui est décrit par une loi qui porte depuis deux ans le nom de Hubble-Lemaître ! Par son « Hypothèse de l’atome primitif », il a aussi introduit l’idée d’un « commencement naturel » de l’univers qui est à l’origine de l’idée du Big Bang. Lemaître était un visionnaire : il a introduit dès 1931 pratiquement tous les ingrédients du modèle cosmologique le mieux validé par les observations. Il était aussi un mathématicien de grand talent ! Il aurait mérité le Prix Nobel, mais il est mort trop tôt en 1966 à une époque où ses idées commençaient seulement à être reconnues (suite entre autres à la découverte du rayonnement fossile par Penzias et Wilson en 1965, qui eux reçurent le Prix Nobel dans les années septante !)

J’ai été depuis longtemps passionné par Lemaître. Mon grand-père paternel m’avait fait lire le beau livre du chanoine, « L’hypothèse de l’atome primitif » et j’avais eu aussi la chance d’être formé à la physique par des anciens étudiants de Lemaître. Mais ce qui m’a décidé à écrire ce livre sur  l’itinéraire spirituel du chanoine Lemaître, c’est la rencontre avec des personnes, prêtres et laïcs, en-dehors du cercle scientifique, qui témoignaient de la profondeur de sa vie sacerdotale et spirituelle. On me fit découvrir à cette occasion l’engagement que Lemaître avait pris dès son ordination en 1923 en prononçant des vœux (dont celui de pauvreté) dans une fraternité sacerdotale fondée par le cardinal Mercier : « Les Amis de Jésus », dans laquelle des prêtres séculiers s’engageaient à vivre une vie profonde rythmée par un long temps d’adoration pris tous les jours avant ou après la Messe. J’avais été surpris émerveillé par cette facette de la vie du cosmologiste dont presque personne ne faisait état dans le monde scientifique que je fréquentais. Je me suis donc mis à la recherche de témoins et de documents décrivant cette partie religieuse de la vie de Lemaître. C’est ce qui a donné naissance à ce livre.       

C’est assez jeune que Georges Lemaître discerne une double vocation, l’une scientifique, l’autre sacerdotale. Pourriez-vous nous parler de ses premières années ? Le jeune Lemaître a participé aux combats de la bataille de l’Yser lors de la première guerre mondiale. Est-ce que ce fut un épisode important dans sa vie ?

charleroi.jpgIl a raconté que c’est durant ses Humanités chez les Jésuites du Collège du Sacré-Cœur à Charleroi qu’il a entendu, pratiquement au même moment, un double appel : celui de la recherche scientifique et celui du sacerdoce. Il serait bien entré directement au Séminaire, mais son père lui demanda de terminer d’abord des études. Il y consentit et ce fut providentiel car en entrant seulement après la guerre au Séminaire des vocations tardives de Malines (Maison Saint-Rombaut) en 1920, il bénéficia d’un régime qu’il n’aurait pas eu dans un Séminaire classique et qui lui permettait de continuer ses études scientifiques en même temps que sa formation sacerdotale. C’est ainsi qu’il devint durant son passage à la Maison Saint-Rombaut l’un des rares spécialistes à l’époque de la relativité générale d’Einstein (constituée entre 1913 et 1915). La première guerre fut pour Lemaître un temps de maturation spirituelle et scientifique. Il médite l’Ecriture, lit les œuvres de Léon Bloy (qu’il rencontre lors d’une de ses permissions), mais aussi les œuvres de Poincaré ! Cette période voit naître sa volonté de comprendre en profondeur l’univers, de bâtir une « cosmogonie », mais aussi ses interrogations sur la manière d’accorder sciences et foi.   

Lemaître a eu l’occasion de faire aussi dans sa jeunesse quelques voyages et rencontres importantes. Pourriez-vous nous expliquer comment cela fut possible ?

Il faut rendre ici hommage au cardinal Mercier qui a permis à Lemaître de continuer ses études de physiques lorsqu’il était à la Maison Saint Rombaut ! Grâce à cela il a pu rédiger un beau mémoire sur « La physique d’Einstein » (récemment édité en anglais par J. Govaerts et J.-F. Stoffel) et c’est ce mémoire qui lui a permis d’obtenir une bourse pour aller étudier l’astronomie avec Eddington à Cambridge (Angleterre) en 1923-24. Un autre bourse lui permis d’aller aux USA (Harvard College Observatory et MIT), en 1924-1925 et d’y écrire sa thèse de doctorat en physique. Après sa nomination comme professeur à Louvain il bénéficia de la compréhension des autorités académiques qui lui permirent de faire, dans les années trente, de longs et fructueux séjours aux USA.

mercier.jpgle Cardinal Mercier

Dans votre ouvrage, vous évoquez les deux chemins suivis par le chanoine belge. Pourriez-vous nous expliquer ce concept des deux chemins et nous détailler aussi la réaction du père du big-bang au discours aux accents concordistes Un’ Ora de Pie XII  de 1951 ? 

Dès les années trente, Lemaître se rend compte qu’il est nécessaire de bien marquer la différence entre les niveaux scientifique et théologique. Il suit lui-même deux chemins : celui de la physique et celui de la foi. Pour Lemaître il s’agit de deux voies différentes que l’on ne doit pas mélanger indument mais qui convergent vers La Vérité. A titre personnel, cela n’entraîne pas chez lui une sorte de distorsion. Il ne mélange pas les concepts de la science et la théologie, mais sa vie est pleinement unifiée : car c’est bien le prêtre profond, « Ami de Jésus » qui place son activité scientifique sous le regard de Dieu.

Il faut rappeler que le discours « Un’Ora » de Pie XII avait pour but de montrer que les sciences contemporaines (essentiellement la thermodynamique, la physique nucléaire et l’astronomie) pouvaient contribuer à enrichir les points de départ des « voies » thomistes traditionnelles vers l’existence de Dieu. Il ne s ‘agissait nullement de mettre en avant les idées cosmologiques de Lemaître mais de montrer que le thomisme était toujours une philosophie qui pouvait dialoguer avec les sciences les plus récentes. Le discours est inspiré en partie par un livre du grand mathématicien anglais Edmund Taylor Whittaker, qui avait précisément écrit en 1946 un ouvrage intitulé Space and Spirit dont le sous-titre est Theories of the Universe and the Arguments for the Existence of God. Il est aussi inspiré par une critique de la cosmologie dominante à l’époque et rivale de celle de Lemaître : la cosmologie de l’état stationnaire de Bondi, Hoyle et Gold, décrivant un univers restant éternellement le même, sans début ni fin, théâtre d’une création continuelle de matière. Dans un petit passage où le pape évoque le fiat lux et l’état initial de la matière de l’univers, le texte rejoint allusivement et avec un accent quelque peu concordiste l’hypothèse de l’atome de Lemaître. Ce dernier n’a jamais eu la moindre critique vis-à-vis du pape. Il considérait que le pape était resté dans son domaine ! Le Souverain-Pontife de son côté appréciait énormément le chanoine. Il connaissait ses travaux et il aurait pu le citer explicitement. Mais il ne l’a pas fait car le discours ne portait pas directement sur la cosmologie et encore moins celle de Lemaître. Ce qui gênait le chanoine c’était le rapprochement qu’on ne manquerait pas de faire (et qui a été fait !) entre ce passage du discours et son hypothèse qu’il voulait maintenir dans le domaine strictement scientifique. En effet certains la déconsidéraient en prétendant qu’il s’agissait d’une manière de récupérer la physique à des fins apologétiques. A une époque où son hypothèse n’était pas validée par les observations (il faudra attendre 1965 et la découverte du rayonnement fossile par Penzias et Wilson) et où la cosmologie de l’état stationnaire était dominante, Lemaître se devait d’être prudent. Selon des sources proches de Lemaître, il profita d’un passage à Rome en 1952, pour faire passer le message qu’il valait mieux ne pas faire allusion à son hypothèse dans des discours pontificaux. Si l’on regarde les discours de Pie XII de 1952 à 1958, on constate que plus aucune allusion n’est faite à l’hypothèse de l’atome primitif. Le pape féru d’astronomie et bien conseillé par les jésuites de l’Observatoire du Vatican (le P. O’Connell par exemple qui était à l’époque le directeur de l’Observatoire et un proche de Lemaître) a certainement écouté le chanoine ! 

Pourriez-vous nous préciser la différence entre commencement et création selon le chanoine  Lemaître ? Peut-on dire qu’il a été influencé sur ce point par Saint Thomas d’Aquin ?

La création est une relation métaphysique par laquelle Dieu pose le monde dans son existence. Il ne faut donc pas confondre l’acte créateur avec un processus physique. La notion de « commencement naturel » est celui d’état initial physique de l’univers. C’est un état physique (état naturel) à partir duquel l’histoire du monde se déploie. Un tel état ne peut se confondre avec la création. Il est lui-même une créature. Thomas d’Aquin avait bien perçu la différence conceptuelle entre création et commencement. Logiquement on pourrait imaginer un monde sans commencement ni fin (physiques !) mais dont l’existence dépende totalement de Dieu (qui pose et soutient l’univers dans son existence infiniment longue au sens du temps physique ; Dieu peut dominer tous nos infinis physiques ! L’infinité du temps physique n’est pas l’éternité !), c’est-à-dire un monde créé ! Thomas d’Aquin soutient néanmoins que seule la foi peut affirmer que le monde n’ait pas toujours été. On peut certainement dire que Lemaître a bénéficié de sa formation thomiste qu’il avait acquise à l’Institut Supérieur de Philosophie de Louvain en 1919. Il connaissait et cite d’ailleurs dans une correspondance (avec l’astronome français Paul Couderc) cette différence faite par l’Aquinate entre le commencement et la création. Pour le chanoine, l’hypothèse de l’atome primitif concerne un commencement naturel, un état physique initial qui existe et non pas la création. On ne peut donc pas « voir » la création en remontant près du Big bang, cela n’aurait aucun sens philosophique. La physique ne peut atteindre que des états qui existent et non la source de l’existence. La physique explique ce qui existe à partir de ce qui existe !       

Concernant ce concept des 2 chemins, si l’on sépare de plus en plus radicalement l’immanence de la transcendance sans en chercher une articulation profonde, ne risque-t-on pas de confiner le spirituel dans une sphère qui échapperait à tout enracinement, à toute incarnation ?  Est-ce que cela pourrait expliquer aussi par exemple que le Chanoine Lemaître a pu « ironiser » à propos de la danse du soleil lors des apparitions de Fatima ?

Tout à fait. Le risque de la thèse des deux chemins (qui est somme toute prudente) est de confiner la théologie de la création dans un domaine purement arbitraire sans contact avec le réel et de reléguer le spirituel dans une sphère qui n’est plus accessible à la rationalité, à l’intelligence, à l’expérience incarnée et réelle. Quand on voit la vie de Lemaître, on constate que la position des « deux chemins » est une manière de préserver l’autonomie scientifique de son hypothèse de l’atome primitif que certains accusaient à tort d’être un essai de récupération apologétique. Mais s’il est légitime de distinguer les niveaux de connaissance, il est aussi utile de penser leur articulation sans confusion. Lemaître n’était ni philosophe, ni théologien, il n’a pas pensé cette articulation, mais elle est indispensable dans le contexte d’une théologie catholique de la création. Cette ironie, que je trouve personnellement un peu triste, est probablement liée à cette habitude qui lui faisait distinguer hermétiquement le lieu où s’exprimait sa foi et celui où se pratiquait sa recherche. D’où une certaine gêne lorsque les deux « chemins » se rencontrent : quand l’expression public  d’un culte marial se passe au sein d’une ville universitaire comme Louvain. Mais l’humour ou l’ironie ne signifie certainement pas une prise de distance radicale par rapport au culte de la Vierge. Il faut se rappeler que le jeune Lemaître avait lu avec émotion et passion les passages où Léon Bloy commentait le message de la Vierge à La Salette. 

Fatima.jpgApparition de Fatima, 1917

De plus, si non seulement on sépare catégoriquement immanence et transcendance et que, en outre - et c’est la tendance du moment - on relègue la religion à la sphère de la vie privée, n’y a-t-il pas un risque qu’il ne reste plus beaucoup de place pour Dieu dans la vie réelle ? 

Oui c’est le grand risque d’une sécularisation totale de la pensée ! En n’accordant plus de place à une pensée de l’articulation de l’immanence et de la transcendance, on en vient à couper la foi de la réalité et à en faire une idéologie ou une opinion arbitraire. Or ce qui caractérise une religion de l’incarnation c’est précisément de s’enraciner dans le réel. Je pense qu’il nous faut reprendre un travail de fond montrant que la foi chrétienne n’est pas un discours arbitraire qu’elle possède une intelligibilité profonde. La foi ne se réduit pas à la raison mais la foi n’en est pas pour autant déraisonnable ! La foi chrétienne concerne l’humain, le monde et présente une cohérence et une pertinence que la raison humaine peut découvrir. Dans la grande tradition de l’Eglise catholique on a toujours évité à la fois l’écueil du rationalisme (qui réduit la foi à la raison) et du fidéisme (qui exclut la raison de la sphère de la foi). Il y a aujourd’hui un défi à relever : reprendre à nouveau frais un travail qui articule la foi et la raison. Nous pouvons nous inspirer de penseurs tels que Jean Ladrière par exemple qui fut un étudiants de Lemaître (lorsqu’il suivant sa licence en mathématiques) et qui a fait beaucoup pour penser l’articulation du sens. Nous en reparlerons.

Georges Lemaître a fait partie de la Fraternité sacerdotale des Amis de Jésus. Pouvez-vous nous dire quelques mots de cette Fraternité ? Est-ce que Lemaître a été attaché à une paroisse durant sa vie ?

La Fraternité a été fondée par le cardinal Mercier avec l’aide du chanoine Allaer qui était le supérieur de la Maison Saint-Rombaut où Lemaître a fait son séminaire. Le cardinal avait eu l’idée de cette Fraternité pour redynamiser la vie spirituelle de son clergé diocésain. Au sein de la Fraternité les prêtres diocésains prononçaient des « vœux » (dont le vœux de pauvreté et un vœu spécial d’offrande de sa personne au Christ : le « votum immolationis ») et s’engageaient à un temps quotidien d’adoration. Ils faisaient aussi chaque année une retraite silencieuse de dix jours. Les « Amis » se réunissaient de temps à autre en groupes locaux. Lemaître comme les autres « Amis » restaient discrets par rapport à cet engagement. C’est dans cette fraternité et sous l’influence du chanoine Allaer que Lemaître découvrit et étudia la pensée du mystique Ruysbroeck.

Lemaître n’a jamais eu de ministère paroissial. En revanche, contribuant activement à l’œuvre du P. Lebbe et des moines de l’abbaye de Saint-André à Bruges (Dom Théodore Nève), il a eu un bel apostolat auprès des étudiants chinois. Il fut directeur d’une maison pour étudiants chinois à Louvain et continua jusqu’à la fin de sa vie à aider les étudiants chinois.

Professeur, pourriez-vous nous expliquer brièvement ce qu’est le big-bang ?

C’est un état singulier de l’histoire de l’univers. Un état où les grandeurs physiques (température, densité, etc.) deviennent infinies (c’est cela que l’on nomme une singularité) et qui peut être vu comme un état initial de l’expansion de l’univers. Aujourd’hui la physique n’est pas capable de dire si un tel état existe ou non même si elle observe l’expansion de l’univers très loin dans le passé.

Donnons une image. Imaginons un plan avec un quadrillage régulier (comme sur une carte géographique). Chaque point à l’intersection des lignes du quadrillage représente un point de notre univers. Imaginons le quadrillage se dilate, alors la distance entre chaque point de notre univers grandit et ces points voient les autres autour d’eux s’éloigner de plus en plus de la même façon dans toutes les directions. C’est une image de l’expansion de l’univers. Si nous contractons le quadrillage, la distance entre les points se réduit et il existe un moment où l’on ne peut plus continuer car la  distance entre les points (et la taille des mailles du quadrillage) est devenue zéro ! C’est l’image du Big Bang. L’espace c’est évanouit et avec lui le temps aussi car il n’y a pas d’espace sans le temps ! Comme le dit poétiquement Lemaître c’est un état de l’univers « qui n’avait pas d’hier parce qu’hier il n’y avait pas d’espace » ! On ne peut pas remonter plus haut parce qu’il n’y a pas moyen de contracter plus les points les uns contre les autres quand leur distance est zéro ! L’espace a étranglé le temps et on a donc affaire à un état décrit par la physique qui se comporte comme un début naturel de l’univers en expansion. Si une maille de l’univers contient une certaine quantité de matière ou d’énergie, comme sa taille diminue la densité d’énergie-matière va augmenter jusqu’à devenir infinie. Remarquons que le Big Bang n’est pas un point ! La caractéristique du Big Bang est que la distance entre les points tend vers zéro. Rien dans tout cela ne ressemble à la création. En effet, une fois que tous les points se sont rapprochés de la même manière les uns des autres on a encore une réalité qui existe (un plan avec points tous serrés les uns contre les autres) et rien n’explique pourquoi elle existe !

Pour Aristote, le monde est fini et clos, enfermé à l’intérieur de la frontière constituée par la dernière sphère céleste, celle des étoiles fixes. Cette conception prévalut jusqu’au Moyen-âge. Pourtant, les atomistes grecs avaient déjà évoqué la possibilité d’un univers infini. Nicolas de Cues et, un peu plus tard, Giordano Bruno suggèrent aussi un univers infini. Kepler, quant à lui, récusait cette idée d’une étendue infinie remplie d’un nombre infini d’étoiles à cause du paradoxe de la nuit noire. Que dit la physique aujourd’hui sur la finitude ou non de l’univers ?

La physique, se basant sur des données d’observation (car celles-ci permettent de dire quelque chose sur la géométrie de l’espace !) pencherait plutôt pour un univers infini. Remarquons au passage que la notion grecque « d’apeiron » que l’on trouve chez Anaximandre et que l’on traduit par « infini » n’est pas l’équivalent de notre « infini » mathématique (au sens de Cantor !). Elle signifie ce qui n’a pas de limite, ce qui est indéterminé ce qui n’est pas la même chose. Il me semble qu’il faut être prudent dans le rapprochement entre des concepts de la philosophie antique et de la physique ou de la mathématique contemporaines !   

Giordano Bruno disait « Nous affirmons qu'il existe une infinité de terres, une infinité de soleils et un éther infini »…  On peut dire que la Curie romaine s’est particulièrement acharnée contre lui : en effet, le 17 février 1600, il est livré vivant aux flammes du bûcher avec la langue clouée à un morceau de bois pour qu’il ne puisse parler… Comment a-t-on pu en arriver là ? (Rappelons que Copernic ne fut jamais inquiété par les autorités ecclésiastiques et que Galilée n’a bien entendu pas été condamné à mort).

Il faut d’abord savoir reconnaitre clairement les erreurs du passé. Les affaires dont vous parlez sont déplorables. Beaucoup d’éléments entrent en jeu : des questions théologiques mais aussi de pouvoir. S’écarter de la doctrine religieuse avait, à l’époque, des incidences politiques. Il faut tirer les leçons de ces catastrophes pour qu’elles ne se reproduisent plus. Il faut réfléchir profondément à leur causes. Il est certain que la question de l’exégèse joue un rôle important dans ces questions. Comment lire la Bible ? Comment préserver la vérité des textes en adoptant une lecture qui n’est plus littérale ? Ces affaires montrent qu’il nous faut en permanence penser la théologie en dialogue avec les savoirs de notre temps. En tenant à la fois les exigences de la raison et la fidélité aux fondements théologiques enseignés par l’Eglise. La tentation est de tout temps soit de s’abandonner totalement à la raison, soit de sombrer dans un fidéisme inintelligent. Ces affaires montrent aussi que l’on doit être attentif à la manière dont nous devons défendre la vérité. Vérité et charité doivent être en permanence articulées. Nous devons défendre nos convictions, c’est légitime, mais il faut le faire dans le respect de la Vérité et de la Charité. On a parfois perdu, dans l’histoire de l’Eglise, les liens importants entre Vérité et Charité. La défense de la Vérité doit se faire (1) en respectant les exigences de l’intelligence, de la Révélation mais aussi (2) du respect de la dignité des personnes auxquelles on s’adresse.   

Revenons à une époque plus récente. La conception que les physiciens ont de l’univers est souvent influencée par leurs a priori philosophiques. C’est le cas pour Eddington, Fred Hoyle ou encore Einstein - introduisant sa constante cosmologique - et de tant d’autres savants… En URSS, dans les années ’50, les théoriciens du matérialisme dialectique étaient contre le fiat Lux du modèle de Lemaître. (Lumière qui apparut dans cette théorie effectivement lors du découplage matière rayonnement !) Peut-on faire de la science vraiment objectivement quand on touche les questions sensibles ?

La manière dont vous formulez la question n’est pas correcte : il n’y a pas chez Lemaître de Fiat Lux justement parce qu’il ne confond pas commencement et création ! Il vaudrait mieux dire que les opposants à Lemaître croyaient voir dans la singularité initiale quelque chose qui rappelait la création ! Ceci dit on n’évite jamais en science des a priori philosophiques. C’est tout à fait normal. Il s’agit de grandes idées régulatrices : il faut croire en l’existence du réel, à sa stabilité pour commencer à faire de la science. C’est un a priori mais il est indispensable et fécond. Le problème arrive lorsqu’on n’est plus conscient de l’existence de ces a priori ou lorsque ceux-ci deviennent des carcans empêchant le développement des savoirs. La science doit non pas éliminer tout a priori mais être conscient de ce qu’elle met en jeu certains a priori. Maintenant les a priori féconds et structurant de la science ne sont pas arbitraires. S’ils le deviennent (par exemple quand on veut que la science se soumette à une religion ou une idéologie politique) alors cela devient dangereux et il convient d’être toujours prudent à cet égard.  

Le Catéchisme de l’Église catholique dit (en son article 280) que la création est le commencement de l’histoire du Salut. Dès l’origine du monde, Dieu avait en vue la gloire de la nouvelle création dans le Christ. Création et salut ne sont jamais à dissocier.

Oui. Création, Incarnation et Rédemption sont liées. C’est d’ailleurs un point sur lequel insistait un autre prêtre-scientifique contemporain : le P. Teilhard de Chardin ! Cette notion d’Histoire du Salut est capitale. Le concept d’histoire est d’ailleurs un bon point de départ philosophique pour articuler science et théologie… En effet, dans les deux domaines qu’il convient de ne pas confondre, l’historicité joue un rôle majeur que la philosophie peut aider, en son domaine propre, à exhiber.

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Christ Pantocrator

Faisons un peu d’histoire… Pour Saint Irénée de Lyon, Dieu tout puissant est l’auteur de tout ce qui existe même la matière ; ce pacifique père de l’Église explique qu’une matière inengendrée et éternelle mettrait en péril la notion de toute-puissance de Dieu… Lors du 4ème concile du Latran en 1215, pour lutter contre les progrès de l’hérésie cathare, l’Église réaffirme que le monde a son origine dans la puissance et la bonté de Dieu. Bien plus tard, précisément en 1870, le concile Vatican I insiste sur la transcendance de Dieu et rappelle la différence entre créateur et création. Lors de Vatican II, les pères conciliaires réfèrent eux tout à l’être humain qui est créé à l’image de Dieu…

La création est cette relation qui fait être le monde. Il faut réfléchir à cette notion de relation créatrice : qui unit Dieu et le monde sans confusion (sinon ce serait du panthéisme) ni séparation (sinon on tomberait dans une forme de théisme). Il faut de nouveau penser une relation sans confusion ni séparation. Une relation dynamique où Dieu semble caché (« Deus absconditus » ( Is 45, 15), le Dieu caché d’Isaïe évoqué par Lemaître à la suite de Pascal) mais où son action créatrice et sa proximité respectueuse de l’autonomie des réalités sont bel et bien présentes.  

Que dit aujourd’hui l’Église sur la création en regard des derniers développements de la cosmologie ? Est-ce qu’il n’y a pas une crainte (inconsciente ?) d’une nouvelle affaire Galilée ?

Elle ne voudrait certainement pas retomber dans une nouvelle affaire Galilée ! Elle ne peut passer directement de la cosmologie physique à une théologie de la création (on a vu la distinction entre la création et le commencement physique) ce serait tomber dans un concordisme réducteur. En revanche, partant du lieu théologique, l’Eglise peut contribuer à une recherche de sens du donné phénoménal qui est mis entre parenthèses par les sciences, mais à laquelle les sciences invitent à un autre niveau.

Ne pas s’immiscer directement dans la recherche scientifique est une chose, mais contribuer à une recherche du sens et du bien (que les sciences ne peuvent pas honorer complètement) en est une autre. Il ne faut pas refaire l’affaire Galilée, mais il serait dommageable d’interdire pour cela tout regard théologique sur le sens des contenus et des actions scientifiques. Comme le disait Maurice Blondel « Les sciences ne nous suffisent pas car elle ne se suffisent pas ». Et elles ne se suffisent pas à elles-mêmes car dans certains domaines elles posent des questions qui n’ont pas de réponse à l’intérieur du champ scientifique (par exemple : je peux faire une expérience sur les embryons humains pour répondre à telle ou telle question biologique mais une telle expérience pose la question du statut métaphysique de l’embryon, question à laquelle la biologie ne peut donner de réponse). C’est le bon moment pour évoquer la biologie ! 

L’évolution semble progresser par tâtonnements et en toute autonomie; il y a des culs-de-sac évolutifs en bio. L’évolution touche tout le vivant même les bactéries, par exemple, qui cherchent aussi à se développer au maximum.

Comment concilier le Darwinisme et la foi en un Dieu créateur du ciel et de la terre, et de l’homme ?

En se rappelant l’enseignement de certains Pères de l’Eglise on peut dire que Dieu a conféré à l’univers des potentialités telles qu’elles pourraient conduire progressivement à la vie et à l’humain, comme dans un processus de germination. Dieu a mis en place les conditions par lesquelles progressivement une créature autonome pourrait voir le jour, non pas en la fabriquant (comme une machine) mais en ouvrant un espace où elle pourrait se faire avec du jeu, des degrés de liberté, etc. Certains théologiens comme le jésuite François Euvé ont bien analysé dans l’Ecriture l’idée d’une « Création comme jeu »[1]. La création c’est une ouverture de possibles qui rend possible une autonomie en empêchant un processus de s’enfermer directement dans une voie unique (qui serait comme une canalisation).  

L’évolution c’est le temps de la patience de Dieu (je renvoie ici au beaux travaux de l’abbé Joël Spronck[2]) et c’est l’espace ouvert par Dieu pour qu’une créature vraiment autonome puisse voir le jour. Ce qu’il faut maintenir dans la perspective de foi, c’est d’une part le fait que Dieu avait ce projet de voir l’humain apparaître et c’est, d’autre part, de préserver la transcendance de l’Homme (Dieu confère par grâce à l’humain une dimension spirituelle unique, son âme). Avec l’humain l’évolution change de régime : l’intelligence et la volonté humaines peuvent contrecarrer les mécanismes de sélection naturelles (Darwin lui-même avait insisté sur ce point dans son livre sur l’Homme : The descent of Man). L’évolution devient alors aussi culturelle, technologique, intellectuelle. L’humain est aussi celui qui est capable de décider de donner une place aux malades aux vulnérables aux faibles. L’évolution ne doit donc pas être vue dans l’optique réductrice et destructrice du darwinisme social. L’évolution biologique est un fait incontestable. Rien dans la vie ne peut s’expliquer si on ne considère pas la théorie de l’évolution ! Le nier serait refaire une affaire Galilée et plonger dans un obscurantisme dangereux. Il y a une lecture philosophique des données de l’évolution qui peut être en parfaite cohérence avec le donné de la foi. Comme l’ont montré les évolutionnistes chrétiens du 19ème siècle (le P. Dalmace Leroy, op par exemple) ou ceux du 20ème (Teilhard de Chardin mais aussi son ami à Louvain le chanoine Henry de Dorlodot, ou l’abbé Breuil au Collège de France), on peut être croyant et intégrer parfaitement du point de vue scientifique la théorie de l’évolution. C’est ce que, du reste, a suggéré Saint Jean-Paul II dans un discours à l’Académie pontificale des Sciences en 1996[3]. Jean-Paul II comme Pie XII en 1950 dans Humani Generis estimaient que pour ce qui est du corps de l’Homme, il n’y avait aucun obstacle théologique à penser qu’il était issu d’une évolution. La seule chose importante à préserver si l’on ne veut pas porter atteinte à la foi est le maintien de l’existence d’une dimension véritablement transcendante de l’Homme qui est conférée gratuitement par Dieu et qui ne peut être conçue comme le fruit d’une émergence. Dans la grande tradition catholique on admet que la « grâce n’élimine pas la nature mais qu’elle la parfait ». On pourrait imaginer que Dieu dans sa grande patience ait attendu qu’un seuil de complexité soit atteint pour que dans le même mouvement où un être biologiquement nouveau se formait, une dimension, une épaisseur métaphysiques transcendante lui soit conférée, animant cet être en profondeur sans éliminer sa nature biologique (« gratia non tollit naturam… ») mais en venant le parfaire (« …sed perficit »). Le biologiste pourra suivre une évolution avec éventuellement des seuils, des points critiques, des mutations, etc. Il pourra quantifier des évolutions cérébrales. Mais il ne verra pas cette dimensions transcendante qui existe bel et bien pour le croyant et n’est pas le produit d’une émergence (puisqu’elle est un don gratuit et « im-médiat » de Dieu- c’est-à-dire sans médiation empirique) et qui loin de porter atteinte à ce qui s’est développé par évolution, « par le bas », lui donne une densité nouvelle, et fondant alors ce qui est véritablement le propre de l’Homme (pensée, mais qui est plus qu’un effet de l’activité neuronale : liberté, mais qui est plus qu’un degré de liberté dans les déterminismes ; conscience, mais qui est plus que la représentation mentale d’une situation, etc.)  

En Amérique du Nord, depuis quelques décennies, on a vu apparaître dans certains milieux protestants, le concept de dessein intelligent (qui s’appuie sur un argument qui ressemble à la 5ème  voie de Thomas d’Aquin). Pour Bertrand Souchard, il est usurpé de dire que ce modèle est scientifique. Pourriez-vous nous parler un peu de ce dessein intelligent ?  Peut-on faire un lien avec la question de la prédestination ?

En fait le dessein intelligent (de Dieu !) ne peut se prouver à partir de la science. Il n’y a pas de science (empirique, naturelle) du dessein intelligent. L’erreur est ici de faire croire que l’on pourrait par une science prouver qu’il existe une finalité transcendante. Mais méthodologiquement la science exclut la transcendance. Elle ne peut donc découvrir cette finalité. Souvent d’ailleurs les arguments sont basés sur des soi-disant absence d’explication à l’émergence de systèmes très complexes. Mais cela ne tient pas la route parce que la science est souvent capable de combler ces lacunes explicatives même dans les mécanismes les plus complexes. Mais attention si la science ne peut prouver la finalité cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas où que l’idée d’une finalité serait totalement déraisonnable.  

Théologiquement on peut très bien défendre l’idée de l’existence d’un plan de Dieu pour sa création. Mais pour penser cela on ne doit pas nécessairement se référer à l’image de l’horloger, de l’ingénieur ou du programmeur : qui fabriquent et téléguident leurs systèmes. On peut penser à l’idée d’un Dieu Père qui a un projet pour ses enfants. Mais quand un père a un projet, par exemple éducatif, cela ne signifie pas du tout (bien au contraire !) qu’il cherche à téléguider son enfant, à en faire une marionnette ou un robot à son service. Ce père suggère, propose, ouvre des champs de possibles et des degrés de liberté non pour fabriquer la vie de ses enfants mais pour donner à ceux-ci la capacité de se faire par eux-mêmes. Le plan de Dieu n’est pas celui d’un fabricateur mais d’un créateur ! Et il intéressant de se rapporter ici à la Bible où le mot qui désigne la création dans les premiers versets de la Genèse n’est pas du tout celui qui signifie la fabrication !

On peut refuser la perspective de l’intelligent design sans renoncer à l’idée d’une finalité, d’un plan paternel et créateur de Dieu. Et il faut ajouter aussi pour penser théologiquement le cosmos il faut penser à la fois la contingence et la nécessité. La finalité créatrice ne doit pas être vue comme une sorte d’attraction obligeant tous les êtres à entrer dans un seul moule ! La finalité n’exclut donc pas la présence d’une dimension aléatoire, d’une plasticité dans les processus. Comme le disait Lemaître dans sa dernière intervention publique deux mois avant sa mort : l’évolution du monde n’est pas préinscrite comme sur un disque, … dont l’histoire ne serait que l’audition ! La grande bonté de Dieu a été de laisser aussi à sa création une créativité !   

Pourriez-vous nous dire aussi un mot à propos de la biologie évolutive du développement (évo-dévo) ?

Je pourrais ici vous renvoyer au livre que nous avons écrit avec le biologiste R. Rezsöhazy :

LAMBERT, R. REZSÖHAZY, Comment les pattes viennent au serpent? Essai sur l’étonnante plasticité du vivant, Flammarion, 2005, Nouvelle Bibliothèque Scientifique (new edition: Flammarion, 2007, Collection “Champs”, n°750).

Est-ce que l’évolution se fait plutôt par sauts brusques ou par évolution graduelle ? Que disent les biologistes aujourd’hui ?  Y-a-t-il un seuil de l’hominisation (48 à 46 chromosomes) ? La question de l’âme à partir de quel moment ? 

Je dois avouer mon incompétence dans ce domaine. Je ne suis pas biologiste. Lorsqu’on touche à certains gènes qui codent pour le plan spatial et temporel d’un être vivant, on peut avoir des changement radicaux. Mais je me méfierais du langage que vous adoptez pour parler de l’âme. Le don gratuit d’une dimension transcendante à l’Homme par Dieu ne peut se penser ni comme l’adjonction d’un esprit qui « flotterait à côté du corps », comme dans le dualisme, ni comme l’infusion d’une entité spirituelle dans un corps de bête (l’arrivée d’un pilote transcendant dans l’avion matériel) ! Ni non plus comme l’émergence « par le bas » d’une dimension supérieure totalement explicable par les mécanismes d’émergence biochimiques. Du point de vue de l’anthropologie biblique, il faut maintenir une unité de la personne humaine : corps et âme. Dans le même mouvement où, dans l’histoire évolutive, un seuil biologique est atteint, et où l’on bascule vers un être différent, une « épaisseur » métaphysique, une densité transcendante, est conférée qui sans détruire ce qui a été préparé par le bas et par l’histoire évolutive va élargir et vivifier son être tout entier (y compris matériel). Cette dimension nouvelle n’est pas à côté du corps matériel, ni « dedans » comme une chose infusée. Elle est ce qui en constitue l’essence, la forme, la dimension profonde. Ainsi le corps et la matière acquièrent une profondeur (le corps est temple de l’Esprit !) si bien que le corps a une dimension spirituelle (mon corps n’est pas un boulet ou un tombeau de l’âme comme le pensait Platon).

Quand on veut parler du seuil d’hominisation ou d’humanisation, il faut donc dire à la fois : oui cela se passe dans l’histoire mais en même temps cela échappe à l’histoire car ce qui est donné échappe à l’espace et au temps. C’est pourquoi la question du « moment » où l’âme apparaît traduit à la fois quelque chose qui a du sens (le don transcendant est fait dans une histoire, dans un temps) et quelque chose qui en est dépourvu (le don transcendant échappe au temps).

Le biologiste américain Craig Venter a introduit, en laboratoire en 2007,  dans une cellule vivante un génome synthétique. Est-ce que les biologistes pourront bientôt créer la vie ?

Il est possible qu’ils puissent réaliser un vie synthétique. Mais il faudrait s’entendre sur la définition de vie et sur la signification de l’expression « créer » la vie (va-t-on bricoler un système complexe avec des morceau du vivant déjà existant ? Va-t-on provoquer l’émergence d’un système auto-reproductif, auto-alimenté, auto-stabilisé, … qui ressemble au vivant ? Je ne suis pas compétent pour répondre à ces questions. Mais il faudra certainement une réflexion sur la définition de ce qu’est la vie et sur la signification de sa « production » (ou de son « imitation »).

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme disait Rabelais. Aujourd’hui on voudrait faire des chimères par exemple. Faut-il dire stop et, le cas échéant, qui pourrait le dire ?

Les technologies du vivant posent des questions éthiques majeures. Ces questions engagent l’humain et les sociétés. La question des finalités des recherches doit être posée. Toute recherche possible ne doit pas être menée car elle pourrait être dangereuse (un virus s’échappe d’un laboratoire !) ou contraire à la dignité de l’humain. La seule curiosité scientifique ne peut être un critère.  

Il faut donc des comités d’éthique composés non pas seulement de scientifiques mais aussi de philosophes, de théologiens, de sociologues, de politiques, etc. A certains moments, il importe que la société s’oppose clairement à des recherches qui risqueraient de mener l’Homme dans une régression. Un progrès peut très bien être pensé en cohérence avec le bien commun et la dignité de la personne humaine.  

« L’homme ne peut se leurrer de l’espoir qu’il participe à quoi que ce soit qui le dépasse. Il sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard » (Jacques Monod Le hasard et la nécessité, Le Seuil, 1970, p. 225)

Christian de Duve, le fameux Prix Nobel de médecine, disait de cette phrase qu’elle n’est pas scientifique, parce qu’en toute rigueur de termes les scientifiques ne savent pas si l’on est seul dans l’univers ! De plus, disait-il, la vie est apparue aussi grâce à des déterminismes physico-chimiques puissants et elle n’est pas laissée au pur hasard ! En outre les phénomènes aléatoires ont des régularités qui permettent une certaine prédictibilité (la loi des grands nombres en est un exemple) ! Et de Duve remarquons-le partait d’une position scientifique pour dire cela !

Qu’est-ce que le croyant pourrait répondre aujourd’hui à ceux qui affirment que les sciences rendraient religion impossible (héliocentrisme, âge de la terre en géologie, Darwin, … ) ?

On pourrait répondre que les sciences n’apportent pas de réponse à la question de l’origine de l’être (« pourquoi y a-t-il quelque chose et pas plutôt rien »). Elles présupposent qu’il existe quelque chose mais ne disent rien de l’origine profonde et radicale de cette existence. Les sciences ne permettent pas non plus de répondre ultimement à la question du sens du monde (pourquoi et pour quoi le monde ?) La religion aborde précisément ces questions de fondement métaphysique et de sens. Les sciences ne peuvent rendre les religions impossibles car elles ne peuvent méthodologiquement répondre à ou exclure des questions qui sortent de leurs compétences. 

De quoi parlent  les physiciens lorsqu’ils évoquent un ajustement fin de l’univers ? Qu’est-ce que le principe anthropique fort ? Quelle serait la position à adopter par un croyant par rapport à ces notions ?

On constate que l’univers doit avoir des propriétés très particulières pour que la vie complexe puisse y apparaître et y survivre. Si la vie humaine existe alors l’univers doit avoir ces propriétés très particulières (« principe anthropique faible »). Le principe anthropique fort prétend que l’univers a ces propriétés parce qu’il devait nécessairement faire émerger la vie humaine. C’est un principe finaliste. Celui-ci ne relève pas de la science comme tel alors que le « principe anthropique faible » est une expression du principe de causalité (en fait il ne s’agit pas d’un principe au sens des principes de la physique : comme le second principe de la thermodynamique ou le principe d’inertie).

Le croyant peut s’émerveiller devant ces conditions à toutes les échelles qui rendent la vie et sa vie possibles. Mais il doit faire attention de ne pas transformer des constations scientifiques en principe métaphysique. Même s’il y a une finalité, on ne pourra pas la prouver de manière absolue à partir de la science comme telle.

Pourriez-vous nous dire quelques mots sur Jean Ladrière ? Comment voyait-il l’articulation entre science et foi ?

La pensée de Ladrière est complexe et riche et je ne voudrais pas la réduire (je renvoie ici aux beaux travaux de Paulo Rodrigues)[4]. Mais on peut dire ceci : la philosophie est la médiation qui permet d’unir sciences et théologie sans confusion ni séparation. Les sciences posent en permanence, dans leurs pratiques, des questions qui sortent de leur champ (questions de sens, de fondement métaphysique, problèmes éthiques) Une réflexion philosophique peut dégager et formuler ces questions (la philosophie apparaît quand elle considère le sens et le fondement des contenus scientifiques comme une « herméneutique de la nature »). Ces questions formulées et élucidées philosophiquement peuvent alors recevoir un éclairage théologique, car toute théologie possède une structure philosophique. La médiation du langage philosophique permet de mettre en dialogue sciences et théologie sans les confondre. La théologie à son tour peut tenter d’expliciter rationnellement ses contenus et les formuler dans une philosophie. Celle-ci peut se confronter et dialoguer avec la philosophie de la nature qui est exhibée à partir d’une réflexion sur les sciences. Un cercle s’établit qui va des sciences à la théologie en passant par la philosophie de la nature et de la théologie vers les sciences par une philosophie inspirée d’une théologie de la création, recherchant dans les données empiriques des indices (non pas des preuves !) de sa pertinence.

Du point de vue éthique les sciences décrivent, expliquent mais ne prescrivent rien. Elles n’ont pas de portée normative. Mais les sciences ne cessent pas de poser, par leurs actions, des questions morales. Une philosophie morale peut recueillir et clarifier ces questions et la théologie morale peut alors apporter son éclairage en donnant des pistes que le philosophe n’aurait peut-être pas encore explorées. Le théologien joue un rôle important dans ce contexte.   

Ladrière.jpgJean Ladrière

Est-ce que vous pensez qu’il existe une vie extraterrestre ailleurs dans la Voie lactée malgré le paradoxe de Fermi ?

Je n’en sais rien !

Est-ce que vous estimez qu’un jour l’homme aura les moyens technologiques pour faire des voyages interstellaires ?

On pourra trouver des moyens de propulsion pour aller très loin dans l’univers mais il ne faut pas oublier que les humains ont des limites biologiques qui ne leur permettront peut-être pas d’aller très loin dans l’univers ! Notre ADN par exemple et celui des bactéries qui seront utilisées pour recycler l’eau dans nos fusées présentent une grande fragilité par rapport au rayonnement cosmique. On perd de vue ces limites. Ethiquement on pourrait se demander s’il ne vaudrait pas mieux envoyer des robots à la place des humains… sans parler des fonds investis qui pourraient l’être sur Terre (même si la recherche spatiale peut contribuer en retour au progrès terrestre bien entendu !) On peut se demander aussi si ces voyages ne sont pas une fuite, une recherche d’un sens qui ne pourra pas se trouver aussi loin qu’on aille dans l’espace interstellaire !  

Parmi les questions encore non résolues par la physique, sur lesquelles va-t-on avancer à court ou moyen terme, selon vous ?  (théorie du tout englobant gravitation et théorie quantique des champs, est-ce que la nature admet plus de quatre dimensions spatio-temporelles, existe-t-il des multivers, question de la matière et de l’énergie noire, … )

Je ne suis pas devin ! J’ai confiance en la créativité de mes collègues physiciens et mathématiciens. Ils nous surprendront certainement !

Les facultés universitaires de Namur se sont appelées Faculté Notre-Dame de la Paix depuis 1831 et jusque 2013 où l’on changea le nom en Université de Namur. Pourquoi ce changement ? Est-ce que l’Université de Namur reste catholique ?

A titre personnel j’ai regretté ce changement. J’aimais bien ce nom qui reflétait à la fois l’histoire du lieu où se trouve notre université et la référence à la Reine de la Paix. La science pour la paix, c’est une devise du CERN et notre nom évoquait aussi pour moi ce bel idéal. Quoiqu’il en soit, il faut remarquer qu’une université n’est pas seulement catholique par le nom.  Il faut que le nom corresponde à une réalité. Une université catholique n’est pas pour moi une université « pour » les catholiques, une université réservée aux catholiques. L’université catholique doit être… une université ! : un univers ouvert à toutes et à tous, un espace où s’exerce, à haut niveau, la rationalité et les exigences propres des disciplines scientifiques. Mais il y a bien entendu une spécificité de l’université catholique : c’est un lieu où l’on donne une place à ce qui est transmis dans la grande tradition de l’Eglise, à ses valeurs, à ses  questions, à ses approches… Un lieu où peut s’établir un dialogue entre raison et foi, entre science et théologie, entre technologie et éthique chrétienne. Un lieu aussi où se vivent concrètement les exigence de l’Evangile quant au respect de la vérité, de la dignité des personnes surtout les plus fragiles, du bien commun, etc. L’université catholique n’est pas un lieu de propagande, c’est un lieu de dialogue vivant qui prend au sérieux à la fois le donné de la raison et ce qui nous est livré par la grande tradition spirituelle de l’Eglise, qui s’engage totalement dans la construction de notre monde mais avec la conviction que les valeurs de l’Evangile ont du sens. L’identité d’une université catholique ne se mesure pas au nombre de catholiques ! Elle transparaît dans une culture respectueuse des personnes et par la place qu’elle réserve à un questionnement éclairé par l’Evangile, par la grande tradition chrétienne et ouverte à un dialogue avec d’autres.

L’université de Namur est-elle encore catholique en ce sens même si son nom ne l’indique plus ? Je dirais oui ! De plus, l’Université de Namur est de tradition jésuite, elle a donc une attention spéciale à la personne (cura personalis) dans toutes ses dimensions. Elle réserve une place particulière au dialogue entre raison et conviction, entre science et théologie. Elle donne une place dans ses cours à la formation éthique, philosophique et religieuse. Je tiens à cette identité ! Pourquoi ? Parce que les différences philosophiques sont une richesse ! Et les richesses propres à la tradition intellectuelle et spirituelle de l’Eglise méritent d’être étudiées et discutées, car elles ont encore une force d’interrogation et t’interpellation pour les femmes et les hommes de notre temps.

Une Université catholique de tradition jésuite a les mêmes exigences d’excellence intellectuelle et pédagogique que les autres, mais elle trouve, dans son identité, un ressort spécifique pour dialoguer avec les sociétés et les savoirs, une espérance profonde pour affronter de manière optimiste les défis contemporains et des trésors d’inventivité pour vivre l’accueil des personnes.  

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[1] F. Euvé, Penser la création comme jeu, Paris, Cerf, 2000, Cogitatio Fidei, 219.

[2] J. Spronck, La patience de Dieu. Justification théologique du délais de la Parousie, Roma, Editrice Pontificia Università Gregoriana, 2008.

[3] « Address to the Plenary Session on the Subject « The Origin and Early Evolution of Life » (22 October 1996) in Papal Addresses to the Pontifical Academy of Sciences 1917-2002 and to the Pontifical Academy of Social Sciences 1994-2002 (preface N. Cabibbo, introduction by M. Sánchez Sorondo), Rome, Pontifical Academy of Sciences (Scripta Varia, 100), 2003, pp. 370-374 ; « The recognition of more than one hypothesis in the theory of evolution » (p. 372).

[4] Paulo Rodrigues, C'est ta face que je cherche... : la rationalité de la théologie selon Jean Ladrière, Paris, Peeters, 2017. 

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