Sur le site canadien d'information religieuse "Présence", François Gloutnay fait cette analyse :
Le Vatican n’a pas suivi ses propres règles
Affaire Marc Ouellet
L’enquêteur nommé par le pape dans cette affaire n’a toujours pas remis les résultats de son enquête à «la personne qui affirme avoir été offensée» par l’ex-archevêque de Québec.
Vos estis lux mundi
En mai 2019, le pape François a promulgué le motu proprio Vos estis lux mundi qui rappelle aux évêques et prélats du monde entier qu’ils peuvent eux aussi faire l’objet de mesures disciplinaires s’ils ont commis des inconduites ou des abus sexuels ou encore s’ils ont dissimulé de tels gestes qui auraient été commis par des personnes sous leur juridiction.
Dans ce texte juridique de 19 articles, en vigueur depuis le 1er juin 2019, il est clairement précisé que tous les évêques, peu importe leur rang, qu’ils soient de simples évêques diocésains ou encore des cardinaux, des patriarches (des Églises orientales) et «des légats du pontife romain», peuvent faire l’objet de plaintes.
Une agente de pastorale de l’archidiocèse de Québec, sans même le savoir, a obligé, il y a plus de dix-huit mois, les autorités diocésaines à se conformer aux règles édictées par le motu proprio (en français: de son propre mouvement, de sa main propre) papal.
C’est qu’au Canada, chaque diocèse catholique est tenu de mettre en place un comité chargé de recevoir et d’étudier avec célérité toutes les allégations d’abus contre les personnes mineures ou vulnérables. Au terme de ses enquêtes, ce comité diocésain remet ses recommandations à l’évêque local qui doit alors décider si le prêtre ou le laïc qui a fait l’objet d’une plainte doit être sanctionné.
En janvier 2021, les membres du Comité-conseil pour les abus sexuels envers mineurs et personnes vulnérables de l’Église catholique de Québec ont reçu un signalement rédigé par une agente de pastorale, appelée F. dans les documents déposés hier dans le cadre d’un recours collectif contre l’archidiocèse.
Dans une longue lettre, F. allègue avoir été victime de gestes répréhensibles de la part d’un prêtre diocésain.
Elle évoque toutefois, avant d’en venir aux faits principaux, différents événements, déplacés ou déplorables, vécus depuis qu’elle travaille en Église, soit une quinzaine d’années. C’est ainsi qu’elle raconte qu’en 2008, l’archevêque de Québec lui-même se serait montré trop insistant envers elle, alors une jeune stagiaire, allant jusqu’à lui masser les épaules publiquement à leur toute première rencontre.
«J’étais figée devant cette intrusion inusitée dans mon intimité. Je ne savais comment réagir», a-t-elle expliqué au comité diocésain puis répété aux avocats qui représentent les victimes du recours collectif contre l’archidiocèse.
Dans les mois qui ont suivi, elle a participé à d’autres événements diocésains. «Chaque fois que le cardinal Ouellet était présent, j’avais le droit à des embrassades avec des caresses du dos. Cette trop grande familiarité m’a mise tellement mal à l’aise que je redoutais ces événements.»
L’embarras occasionné par ces gestes est si profond qu’elle cherchait constamment, dans une réunion ou une activité liturgique quelconque, à éviter l’archevêque de Québec ou même à prétexter un empêchement afin de ne pas y participer, témoigne-t-elle dans les documents judiciaires déposés hier.
Pas un abus sexuel
Dans sa missive au comité diocésain, F. n’a dénoncé aucun abus sexuel commis par le cardinal. Ce n’était pas l’objectif de sa lettre. «J’ai seulement parlé de gestes intrusifs ou inappropriés et, surtout, du malaise que j’ai éprouvé, identique à celui qu’éprouverait tout jeune employé envers un employeur qui agirait de la même manière.»
Son intention, en mentionnant ses malaises envers le cardinal Ouellet, était plutôt d’attirer l’attention des membres du comité diocésain sur ces gestes qui peuvent sembler anodins pour certains, mais qui se révèlent néanmoins blessants ou humiliants pour des femmes qui œuvrent en Église et qui n’osent pas se plaindre.
Après avoir lu son témoignage, la responsable du comité diocésain sur les abus l’a encouragée à inscrire tous les faits liés au cardinal Ouellet dans une lettre qui serait envoyée directement au Vatican.
F. n’a aucune idée, à ce moment, de l’existence même du motu proprio Vos estis lux mundi qui rend obligatoire le signalement au Vatican de toute allégation concernant un évêque. Mais tous les évêques, eux, connaissent fort bien les règles éditées en 2019 par le pape François. Les autorités romaines doivent être informées sans délai des propos tenus par cette agente de pastorale, ne pouvait que conclure l’actuel archevêque de Québec, le cardinal Gérald Lacroix.
Selon Vos estis lux mundi, après avoir été informé d’allégations d’abus ou d’omission, le Vatican a trente jours pour faire connaître «les instructions nécessaires sur la manière de procéder dans le cas concret».
Un enquêteur est nommé et doit, selon l’article 12 du motu proprio, recueillir toutes les informations pertinentes aux faits énoncés dans la plainte, «accéder aux informations et aux documents nécessaires aux fins de l’enquête détenus dans les archives des bureaux ecclésiastiques», et demander «des informations aux personnes et aux institutions, également civiles, qui sont en mesure de fournir des éléments utiles pour l’enquête».
L’enquêteur
Le 23 février 2021, l’agente de pastorale reçoit un courriel d’un prêtre qu’elle ne connaît pas. Il s’agit d’un jésuite qui réside à Rome, le père Jacques Servais. Il lui annonce qu’il a été délégué par le pape pour étudier sa lettre de janvier. Il souhaite qu’elle lui propose quelques dates afin qu’ils puissent se rencontrer prochainement de manière virtuelle.
F. répond positivement à la requête du jésuite mais demande si elle peut être accompagnée par une personne du comité-conseil diocésain. Le père Servais lui explique qu’il n’a pas d’objection à cette présence mais qu’elle n’a pas à s’inquiéter. La rencontre prévue se tiendra «entre bons chrétiens».
La rencontre, via l’application Teams, a lieu le 4 mars 2021. Tel qu’entendu, un membre du comité diocésain assiste à toute la rencontre qui dure moins d’une heure. F. souligne que le ton de la conversation a été cordial, sympathique même.
Mais certains propos du père Servais la déstabilisent. «Plusieurs fois, il me dit qu’il ne sait pas trop quoi faire avec ma plainte. Il va même jusqu’à demander à mon accompagnateur ce qu’il ferait à sa place. Puis il nous confie que le pape lui a demandé, pas plus tard que la semaine précédente, s’il m’avait finalement rencontrée.»
F. se souvient aussi que l’enquêteur ne lui a pas posé beaucoup de questions sur les faits évoqués dans de sa lettre. Il voulait savoir si elle était au courant d’autres gestes similaires posés par l’évêque. Il a cherché à connaître quelles étaient ses intentions en rédigeant sa lettre, formulée, a-t-il aussi reconnu, de façon «prudente et nuancée».
Pas de rapport
Malgré les malaises que ressent F. lors de sa rencontre avec l’enquêteur, les règles du motu proprio semblent être bien respectées. Dès qu’une plainte concernant un évêque est reçue, le Vatican doit en être informé. Moins de trente jours plus tard, un enquêteur est nommé.
Mais un élément dérange toutefois F. Elle l’a mentionné dans la requête déposée hier. Elle soupçonne le père Servais, l’enquêteur nommé par le pape, d’être «possiblement un collaborateur du cardinal Marc Ouellet». Elle n’a pas tort. Les deux hommes se connaissent bien. Ils se fréquentent notamment au sein de l’Association Lubac-Balthasar-Speyr que préside le jésuite. En février 2022, ils ont collaboré à un symposium international sur le sacerdoce, une rencontre qu’a dirigée le cardinal.
Dans son motu proprio, le pape François a pourtant bien édicté, à l’article 13, que «toute personne qui assiste le Métropolite dans l’enquête est tenue d’agir avec impartialité et sans conflits d’intérêts».
«Au cas où elle estime se trouver en conflit d’intérêts ou ne pas être en mesure de maintenir la nécessaire impartialité pour garantir l’intégrité de l’enquête, elle est obligée de s’abstenir et de signaler la circonstance au Métropolite». Malgré ses liens d’amitié avec le cardinal Ouellet, le jésuite Jacques Servais a donc estimé ne pas être en conflit d’intérêts. Il est tout de même curieux que la garde rapprochée du pape n’ait pas informé ce dernier des liens qu’entretiennent les deux hommes.
Le motu proprio stipule aussi que «les enquêtes doivent être conclues dans un délai de quatre-vingt-dix jours» bien qu’une demande de prorogation puisse toujours être déposée «en présence de motifs justifiés».
Depuis mars 2021, F. n’a plus eu de contacts avec l’enquêteur nommé par le pape. Elle ne sait pas s’il a complété son rapport ou s’il a demandé une prorogation. Le père Servais n’a pas non plus répondu aux questions de Présence, acheminées d’abord en juin 2021, puis en février 2022. Il n’a donc jamais confirmé s’il avait reçu un mandat du pape ou s’il avait terminé la rédaction de son rapport d’enquête. En fait, le jésuite n’a même jamais accusé réception des demandes formulées par le journaliste.
Mentionnons aussi que l’article 17 de Vos estis lux mundi stipule que «le Métropolite, sur demande, informe la personne qui affirme avoir été offensée, ou ses représentants légaux, du résultat de l’enquête».
«En date des présentes, aucune conclusion concernant les plaintes contre le cardinal Marc Ouellet n’a été transmise à F.», précise la requête judiciaire déposée hier.
Le recours collectif contre l’archidiocèse de Québec, lorsqu’il sera plaidé, permettra d’en savoir davantage sur les résultats de l’enquête lancée par le Vatican après qu’une agente de pastorale ait informé le comité-conseil diocésain des gestes inappropriés de son supérieur, l’ex-archevêque de Québec, devenu en 2010 le préfet du Dicastère pour les évêques.