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L’idéal universel de l’homme contemporain : écran, pantoufles et canapé

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D'Alexandre Devecchio sur le site du Figaro via artofuss.blog :

Pascal Bruckner: «Écran, pantoufles et canapé, l’idéal universel de l’homme contemporain»

4 octobre 2022

GRAND ENTRETIEN – Dans un nouvel essai stimulant et plein d’humour, le philosophe et écrivain dresse l’archéologie d’une forme inattendue de «grande démission»: la tentation de renoncer à affronter l’existence.

LE FIGARO. – Votre livre s’ouvre sur un portrait d’Oblomov, le héros du roman de Gontcharov… En quoi ce personnage de la littérature russe est-il emblématique de notre époque?

Pascal BRUCKNER. – Oblomov est un petit hobereau des environs de Saint-Pétersbourg qui souffre d’une maladie étrange: il vit couché. Se lever, faire son courrier, sortir, voir des amis et, pire encore, fréquenter une femme lui coûte énormément. Il ne peut s’y résoudre: après le moindre effort, il doit s’allonger et dormir. À travers ce personnage qui est devenu un classique en Russie, Gontcharov a mis en lumière un trait caractéristique des Russes et qui irritait Lénine: la passivité.

J’ai lu Oblomov durant le confinement et j’ai eu le sentiment que ce roman décrivait notre situation: comme lui, homme ou femme, après un moment de révolte contre les règles sanitaires, nous nous sommes coulés dans cette vie quasi végétative avec une certaine complaisance. Beaucoup d’entre nous sont devenus comme ces prisonniers qui soupirent, une fois libérés, sur les barreaux de leur cellule.

La mentalité du renoncement et la tentation du cocon que vous décrivez sont-elles le fruit du confinement et de la crise sanitaire? Rétrospectivement, en avons-nous trop fait?

Le confinement a été moins une nouveauté que le révélateur d’une mentalité antérieure qui a commencé dès la fin du XXe siècle. Depuis le début des années 2000, les calamités s’enchaînent sur notre tête, terrorisme islamiste, réchauffement climatique, suivis de la pandémie, de la guerre en Ukraine. Cette accumulation d’infortunes traumatise durablement une jeunesse élevée, en Europe de l’Ouest du moins, dans les douceurs de la paix et les promesses du bien-être. C’est la génération Greta, qui n’est nullement prête à affronter l’adversité et s’enferme dans la panique, les larmes et les imprécations contre ses aînés. L’humeur d’une fraction de la jeunesse et de certaines élites en Occident est à la fin du monde. À tous les problèmes réels qui se posent à nous, on apporte une seule solution: l’épouvante et la réclusion, fuite à la campagne, enfermement dans les petites communautés, survivalisme panique en attendant le baisser de rideau.La génération Greta n’est nullement prête à affronter l’adversité et s’enferme dans la panique, les larmes et les imprécations contre ses aînés. L’humeur d’une fraction de la jeunesse et de certaines élites en Occident est à la fin du monde

Toute cette dramaturgie, ces cris d’orfraie débouchent au final sur l’inertie, c’est le paradoxe. Laisser croire qu’on va vaincre le réchauffement climatique en enfourchant son vélo ou en picorant bio est d’une indigence absolue. Face au coronavirus, on a trop fait et pas assez, avec une débauche de bureaucratie, d’injonctions et d’intimidations administratives qui laisseront des traces. On peut expliquer ce cafouillage par la nouveauté absolue qu’a représentée cette maladie. Pour autant, nous n’avons pas sombré dans la dictature, nous ne sommes pas devenus la Chine de Xi Jinping, toujours partiellement sous confinement.

La «grande démission» ne serait donc que le symptôme d’un mal qui préexistait à la crise du Covid? En quoi est-il en partie lié aux écrans et aux téléphones portables?

La claustration volontaire en 2022 n’est plus celle de l’ermite de jadis ou du moine. Elle est hyper-reliée au monde grâce aux écrans. À quoi bon sortir, désormais, aller vers le monde, puisque le monde vient vers nous? Cela explique la relative défection que connaissent le théâtre, le cinéma et le spectacle vivant. Les voyages sont désormais remplacés par les mobilités, ce concept flou qui nous invite à abandonner les lointaines expéditions, trop coûteuses en termes de gaz à effet de serre, pour l’exploration du local.

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La scène universelle de l’homme contemporain, c’est le sofa ou le canapé face à un écran, seul rempart contre l’horreur du monde qui nous arrive filtrée par les images et renforce notre appétit domiciliaire. D’autant que nous avons introduit dans nos appartements, nos maisons, un élément dont nos ancêtres étaient dépourvus: un confort extrême, les dernières commodités de la technique. D’où la tension entre l’appétit de découverte et la jouissance frileuse des pénates. Saurons-nous garder le goût des autres et du dehors ou allons-nous résister en pantoufles et robe de chambre à l’assaut du monde cruel?

Le mal est-il occidental, ou plus particulièrement français? D’aucuns dénoncent un système social qui privilégie l’«assistanat» au détriment du travail et du mérite…

La protection légitime dont nous jouissons en Europe de l’Ouest, et spécialement en France, dégénère souvent en insatisfaction chronique, en assistanat toujours déçu: quoi que fassent l’État ou les collectivités, ça n’est jamais assez. Les secours qu’on nous prodigue accroissent notre faiblesse et nous portent à confondre contrariétés et tragédie. Quand tout va bien, la puissance publique doit nous fiche la paix, mais, à la première contrariété, on exige qu’elle s’occupe de nous.

La critique du travail au sein de la gauche est ancienne et date du XIXe siècle et des premiers balbutiements du socialisme. N’oublions pas que Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, publia en I883 Le Droit à la paresse, où il dénonce les conditions particulièrement difficiles des ouvriers de l’époque. Mais la solution qu’il propose, ne travailler que quelques heures et se divertir dans des spectacles annonce curieusement la société de consommation. La diminution de la vie laborieuse, la généralisation du télétravail et d’un éventuel revenu pour tous de la naissance à la mort risquent de condamner une grande partie de la population aux simples loisirs. Avec ce renversement possible: l’activité deviendrait le luxe des privilégiés et l’oisiveté le fardeau des plus pauvres. Les classes populaires seraient abonnées au divertissement perpétuel et par là même dépossédées de toute maîtrise de leur destin, quand les classes dominantes afficheraient le surmenage comme symbole de leur supériorité. Bref, le travail, ancienne malédiction des esclaves, deviendrait le privilège des maîtres. Je ne suis pas certain que cette perspective soit particulièrement réjouissante.

Vous expliquez que le déclinisme et le catastrophisme sont les deux grandes idéologies de nos sociétés occidentales. Les déclinistes et les catastrophistes sont-ils des idéologues ou des réalistes, voire des visionnaires? Les menaces qui s’accumulent, aussi bien sur le plan géopolitique qu’écologique ou sanitaire, semblent-elles confirmer leur diagnostic?

C’est une chose que d’avertir des dangers, de s’inquiéter pour le devenir de la France, de l’Europe ou de la planète, c’est une autre que de déclarer l’issue inexorable, la fin du monde et celle de l’Hexagone déjà actées. Ces grandes idéologies sont des prophéties autoréalisatrices, elles provoquent cela même qu’elles redoutent. Elles encouragent à l’inertie puisque les jeux sont déjà faits. Si l’une est plutôt de droite, l’autre plutôt de gauche, elles ont en commun de nous figer l’une et l’autre dans l’effroi pour nous fixer chez nous. Ainsi le fameux monde d’après est d’ores et déjà le monde du dedans, la romance négative de l’époque, des prestiges de la maison matrice, de la maison berceau qui nous protège de tous les aléas.En France, quoi que fasse l’État ou les collectivités, ça n’est jamais assez. Les secours qu’on nous prodigue accroissent notre faiblesse et nous porte à confondre contrariétés et tragédie

D’une certaine manière, le déclinisme, plus qu’une idéologie du renoncement, ne peut-il pas se lire comme un appel à l’action?

Pour en appeler à l’action, il faudrait que le déclinisme ne soit pas ce qu’il est: un constat irréfutable plutôt qu’un diagnostic inquiet. On ne compte plus les périodes dans l’histoire où les penseurs, les prophètes ont annoncé la décadence inévitable de telle ou telle société. Au risque de confondre changement et conclusion. Toute métamorphose n’est pas annonciatrice d’apocalypse et cela est vrai des nations comme du climat. La peur est souvent l’autre nom du fatalisme, de la résignation à notre propre impuissance. C’est elle qui amène les extrémistes au pouvoir ou porte la jeunesse à écouter les annonciateurs de chaos.

L’un des chapitres de votre livre s’intitule «La banqueroute d’Éros». Vous expliquez que les contraintes sanitaires croisent les injonctions de #MeToo… Le «sacre des pantoufles», c’est le triomphe de Sandrine Rousseau?

Il y a quelques mois à peine, un quotidien du soir titrait sur la récession sexuelle des jeunes. L’ambiance d’affolement dans laquelle nous vivons devait inévitablement avoir des conséquences sur la vie amoureuse. Le sida, en premier lieu, puis le Covid entraînent des suspicions nouvelles. Si le premier peut être repoussé grâce à des précautions élémentaires, le second en revanche est de nature si aléatoire qu’il peut s’attraper au cours d’une simple conversation. On comprend que la bise, par exemple, soit devenue une sorte de trésor national en péril à inscrire au patrimoine de l’Unesco.

À cette crainte physique s’ajoutent évidemment les oukases du néo-féminisme: si tout jeune homme qui commence sa vie amoureuse est persuadé que son pénis est un instrument d’agression, si toute jeune fille est convaincue que l’amour hétérosexuel est un viol, il est compréhensible que l’un comme l’autre hésitent à se lancer dans cette aventure bouleversante qu’est l’amour charnel. Dans l’Évangile du néo-féminisme post-MeToo, l’homme ne doit pas être éduqué mais rééduqué. Un homme sur deux ou sur trois est un agresseur potentiel, explique l’entrepreneuse en discipline sexuelle Caroline De Haas. L’homme, et surtout l’homme blanc, nous dit cette doxa, porte la violence en lui comme la nuée porte l’orage. Allez ensuite vous jeter dans les bras de l’aimée en toute insouciance…

(...)

Sans vouloir jouer les déclinistes, le «sacre des pantoufles» que vous décrivez n’est-il pas l’ultime symptôme de la très grande fatigue de la civilisation occidentale?

Quand les troupes russes ont envahi l’Ukraine le 24 février, nous étions certains que les Ukrainiens seraient écrasés et que l’Europe s’écraserait après quelques protestations de façade. Or nos sociétés se sont dressées comme un seul homme contre Moscou et ont renforcé les sanctions, l’Otan a été revitalisée et a reçu l’adhésion de nouveaux membres. Même la très prudente et très isolationniste Amérique, après de longues tergiversations et passé les premiers succès de l’armée ukrainienne, a commencé à livrer des armes à Kiev.

Cette volte-face occidentale a été pour moi une divine surprise. Nous étions moins pleutres et plus soucieux de liberté que nous ne le pensions, au risque de pâtir, en retour, des sanctions infligées. Deux questions se posent: survivrons-nous, soudés, aux privations d’énergie, au renchérissement des denrées de base, aux chantres de la capitulation, si nombreux à l’extrême droite et à l’extrême gauche? Enfin, question capitale à laquelle nous n’avons pas de réponse pour l’instant: l’Ukraine va-t-elle sauver l’Europe et même les États-Unis de leur effondrement, de leur division? C’est la grande inconnue des années à venir. D’ores et déjà, on peut affirmer ceci: nous sommes plus forts que nous ne le pensons, nos ennemis sont plus faibles qu’ils ne le pensent.

Le Sacre des pantoufles, Du renoncement au monde, Grasset, 162 p., 18 €

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