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L'histoire de la destruction des communautés chrétiennes par le nationalisme turc au début du XXe siècle

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«Des Jeunes-Turcs à Mustafa Kemal, l'histoire de la destruction des chrétiens de l'Empire ottoman»

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans son dernier ouvrage, La Turquie aux Turcs, Yves Ternon, spécialiste du génocide arménien, retrace l'histoire de la destruction des autres communautés chrétiennes par le nationalisme turc au début du XXe siècle.

2/07/2021

Mustafa Kemal inspectant ses troupes lors de la guerre gréco-turque qui met fin à la présence des Grecs - une des communautés chrétiennes - dans l'Empire ottoman.
 
Mustafa Kemal inspectant ses troupes lors de la guerre gréco-turque qui met fin à la présence des Grecs - une des communautés chrétiennes - dans l'Empire ottoman. Commons Wikimedia

Docteur en histoire habilité à diriger des recherches, Yves Ternon étudie l'histoire des génocides du XXe siècle depuis cinquante ans. Après avoir consacré de nombreux ouvrages au génocide arménien, il publie La Turquie aux Turcs. Destruction des communautés chrétiennes de l'Empire ottoman: nestoriens, chaldéens, syriaques et grecs (1914-1924) (Cerf, 2021).


FIGAROVOX. - Après avoir beaucoup écrit sur le génocide des Arméniens, vous consacrez un ouvrage aux persécutions des autres communautés chrétiennes de l'Empire ottoman. Avez-vous le sentiment qu'elles ont été négligées par l'historiographie jusqu'alors?

Yves TERNON. - Oui, j'ai ce sentiment qu'elles ont été négligées par l'historiographie, et surtout par l'historiographie du génocide des Arméniens. Pendant près d'un demi-siècle, j'ai consacré mes travaux uniquement au génocide des Arméniens, et j'avais conscience que les autres communautés chrétiennes avaient été elles aussi victimes de violences qui, selon moi, ne semblaient pas être de même nature que celles qu'ont subies les Arméniens de l'Empire ottoman. Donc quand j'entendais parler du «génocide des Arméniens et des chrétiens d'Orient», ou bien du génocide des Assyriens, chaldéens, syriaques, Grecs et Arméniens, il me semblait qu'on n'était pas dans la même situation criminelle.

Il y avait à peu près 4,5 millions de chrétiens en Anatolie et dans la Thrace orientale en 1900 ; ils ne sont plus que quelques milliers à peine en 1924. Que sont-ils devenus et dans quelles circonstances?

Yves Ternon

Je suis toutefois parti d'un chiffre éloquent: il y avait à peu près 4,5 millions de chrétiens en Anatolie et dans la Thrace orientale en 1900 ; ils ne sont plus que quelques milliers à peine en 1924. Que sont-ils devenus et dans quelles circonstances? C'est notamment en faisant des recherches sur la ville chrétienne de Mardin que j'ai constaté que d'autres communautés comme les syriaques orthodoxes et les syriens catholiques avaient aussi été victimes de violences.

Contrairement à d'autres historiens comme Benny Morris, Dror Zeevi ou, en France, Joseph Jacoub, vous ne qualifiez pas les massacres perpétrés contre ces communautés chrétiennes-ci de l'Empire ottoman, parfaitement avérés, de «génocide», à la différence du génocide des arméniens. Pourquoi?

Étant vraiment historien des génocides du XXe siècle, je suis très exigeant pour qualifier un meurtre de masse de génocide. Il est apparu que la destruction de chrétiens ne correspondait pas exactement au crime de génocide. Dans les destructions de chrétienté en Anatolie, il y avait une différence dans la nature du crime. Il fallait donc analyser groupe par groupe, moment par moment, lieu par lieu, les circonstances de ces massacres.

Le génocide des Arméniens se situe dans un temps précis: d'avril 1915 à décembre 1916. Les disparitions des autres chrétiens sous le gouvernement des Jeunes-Turcs puis de Mustafa Kemal se passent de 1914 à 1924. Il m'est apparu qu'il y avait une cause unique de cette disparition: le nationalisme turc.

Les Jeunes-Turcs, qui sont des athées, savent qu'ils ne peuvent réaliser leur but national qu'en s'appuyant sur la majorité de la population turque qui est musulmane. Dès la fin du XIXe siècle, certains chrétiens comprennent qu'ils n'ont plus qu'une solution: la valise ou le cercueil

Yves Ternon

J'ai disposé des archives du Vatican publiées par le père Ruyssen et tout cela confirme les travaux des historiens israéliens Benny Morris et Dror Zeevi en ce qui concerne les faits. Mais eux les qualifient de génocide de trente ans débutant avec les massacres commis en 1894 par le sultan Abdülhamid. Or il s'agit en effet dans ce cas de massacres, mais il n'y a pas de volonté génocidaire. C'est la nuance que j'ai voulu apporter. Il s'agit d'une nuance terminologique mais je ne conteste pas leurs travaux. Ayant travaillé à la fois sur le droit pénal international et sur l'histoire des génocides, je suis sensible à la qualification du crime, bien que l'historien dispose d'une marge d'analyse plus vaste.

Vous expliquez que les Jeunes-Turcs du «Comité Union et Progrès» ont formulé une idéologie raciste inspirée des sciences sociales européennes à l'égard des chrétiens. Pouvez-vous nous en dire davantage?

Les Jeunes-Turcs du «Comité Union et Progrès» ont en fait deux racines idéologiques: l'une est occidentale, autour des idées européennes du nationalisme et du positivisme ; l'autre est russe et vient des musulmans de Russie expulsés vers l'Empire ottoman par les Russes. Les Jeunes-Turcs, qui sont des athées, savent qu'ils ne peuvent réaliser leur but national qu'en s'appuyant sur la majorité de la population turque qui est musulmane. Il y a donc un paradoxe car ce sont des athées s'appuyant sur une religion musulmane qui n'est pas la leur. Ils savent très bien que les chrétiens et les juifs ne rejetteront pas leurs propres religions pour s'intégrer dans une entité politique turque. Dès la fin du XIXe siècle, certains chrétiens comprennent qu'ils n'ont plus qu'une solution: la valise ou le cercueil. D'où ce paradoxe qui est repris ultérieurement à la fin de l'Empire ottoman par Mustafa Kemal.

Justement, vous faites de Mustafa Kemal le continuateur de cette politique de turquification visant à exclure les chrétiens de Turquie. N'était-ce pas en contradiction avec sa volonté de laïciser le pays et d'abandonner l'islam comme religion officielle?

Mustafa Kemal a retenu l'enseignement des Jeunes-Turcs en s'appuyant sur la modernité de l'Europe. Il a été très moderne, en particulier sur le statut de la femme, mais il a construit sont État sur le génocide des Arméniens et la disparition de l'ensemble des chrétiens. L'ensemble des cadres Jeunes-Turcs ont ensuite été des kémalistes, ils ont été repris dans ce mouvement.

Ce qui est certain, c'est que les Jeunes-Turcs ont décidé d'exterminer les Arméniens des six provinces orientales et du vilayet de Trébizonde, à l'est de l'Anatolie.

Yves Ternon

Mustafa Kemal n'a pas vraiment formulé cette volonté de s'appuyer sur la population musulmane mais c'était une évidence. Il était vraiment non-croyant officiellement et a fondé une République de Turquie qui n'était pas fondée sur l'islam bien que peuplée en grande majorité de musulmans - dont certains non-Turcs. Après la fondation de la République de Turquie, la politique de répression s'est exercée contre ces autres peuples musulmans: les Kurdes et les Alévis. C'est là l'ambiguïté de Mustafa Kemal. Le nationalisme turc est un nationalisme qui est obligé de se reposer sur la religion musulmane dans un pays laïc.

Sous l'Empire ottoman, l'ordre de massacrer les chrétiens n'est pas venu du pouvoir central, estimez-vous, mais résulte d'initiatives locales. Y a-t-il eu une politique de purification ethnique visant tous les chrétiens ordonnée par les Jeunes-Turcs?

Ce qui est certain, c'est que les Jeunes-Turcs ont décidé d'exterminer les Arméniens des six provinces orientales et du vilayet de Trébizonde, à l'est de l'Anatolie. Ils jugeaient que c'était une nécessité vitale pour eux car s'ils perdaient la guerre et que les Arméniens constituaient un État, il aurait été impossible à l'Etat turc de s'étendre à l'est, vers l'Azerbaïdjan.

Il y a toutefois une différence dans toutes ces chrétientés. Deux sont des peuples: les Arméniens et les Grecs - qui, eux, ont une nation, avec aussi une population musulmane. La destruction des Grecs a été liée aux relations que l'Empire ottoman a entretenues avec la Grèce. Tant que la Grèce n'était pas en guerre avec l'Empire, les autorités turques sont restées prudent. L'expulsion des Grecs ne s'est ensuite pas faite de la même manière que les Arméniens: il y a eu des expulsions, des massacres et des échanges de population après le traité de Lausanne de juillet 1923.

A l'époque, les autres chrétientés qui ne sont pas des peuples ne représentent pas une menace directe pour l'Empire ottoman. Ils sont liés uniquement par leur religion et leurs rites. Les nestoriens sont réfugiés dans le Hakkâri et les syriaques orthodoxes dans le Tur Abdin. Par contre, sur le plan local, ils entretiennent souvent de mauvaises relations avec leurs voisins kurdes ou turcs ottomans. Ils vont donc aussi être massacrés.

Il y a eu une continuation de la politique des Jeunes-Turcs par le mouvement kémaliste qui se résume en une formule de Mustafa Kemal: « la Turquie aux Turcs ».

Yves Ternon

J'ai voulu détailler et préciser ces nuances locales région par région. On parle par exemple aussi des Grecs pontiques, des Grecs de la cote égéenne, qui sont souvent de la citoyenneté grecque, un groupe tout à fait différent. Je montre dans mon livre dans quelles circonstances on les a éliminés. En résumé, il n'y a pas de politique d'extermination de tous les chrétiens par les Jeunes-Turcs mais d'autres chrétientés ont fait l'objet de massacres. Et ces décisions ont été prises au plan local sans que ce soit décidé à Constantinople.

Quel a été le rôle des pays occidentaux dans la protection de ces communautés?

Tout cela est très compliqué. Pendant la Première Guerre mondiale, vous avez d'un côté l'Entente, et de l'autre les puissances centrales. Le centre de la politique militaire de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie consistait à isoler la Russie de l'Angleterre et la France en s'appuyant sur l'Empire ottoman. Cela explique que l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie se soient sentis obligés d'accepter politiquement et militairement les crimes commis par l'Empire ottoman. C'est pourquoi ils ont fermé les yeux sur le génocide des Arméniens et sur ces massacres, bien qu'ils en aient été parfaitement conscients - les diplomates décrivent une destruction des Arméniens et des communautés chrétiennes.

Les Français et les Anglais n'ont aucune possibilité d'intervenir directement car leurs responsables ont été chassés de l'Empire ottoman, mais ils publient des textes révélant ces crimes. Les Américains sont restés sur place jusqu'en 1917, si bien que lorsque les États-Unis entrent en guerre, ils n'entrent pas en guerre contre l'Empire ottoman. Mais tous les Occidentaux qui sont sur place (médecins, prêtres, diplomates, etc.) ne font que témoigner de ce qu'ils voient. Ce n'est que quand on compile ces témoignages que l’on parvient à avoir une image de ce qui s'est passé.

Au moment de la conférence de la paix, il y a une différence de vues totale entre le président américain Woodrow Wilson, qui voudrait rétablir une harmonie entre les peuples, et les deux autres vainqueurs, Georges Clemenceau et David Lloyd George, qui mènent une politique locale défendant les intérêts de leurs pays. On assiste alors à une perte d'espoir pour ces communautés chrétiennes - et Arménienne notamment - qui espéraient la justice, voire l'autonomie. Ces espoirs s'éteignent dès le début de la conférence de la paix.

Le traité de Sèvres d'août 1920 est un traité qui signifie la destruction de l'Empire ottoman avec des territoires accordés aux Italiens, aux Grecs et aux Français. L'Empire ottoman se recentre sur l'Anatolie, en partie amputée. Pour les Turcs, ce traité est insupportable, et ils ne l'ont jamais ratifié. Entre les traités de Sèvres et Lausanne, la Turquie et la Grèce sont en guerre. C'est cette guerre gréco-turque qui marque la fin de la présence grecque dans l'Empire ottoman. Il y a donc une continuation de la politique des Jeunes-Turcs par le mouvement kémaliste qui se résume en une formule de Mustafa Kemal: «la Turquie aux Turcs».

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