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Des noyaux d'où la chrétienté pourra renaître demain ?

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Alors que les paroisses s'éteignent et que les églises se ferment ou sont réaffectées, de nouveaux lieux où la foi peut se vivre de façon communautaire apparaissent et constituent ces noyaux d'où la chrétienté pourra renaître demain, comme le firent les abbayes bénédictines dans l'Europe barbare des VIe-VIIémes siècles.

De Youna Rivallain sur le site de l'hebdomadaire La Vie :

Habitats partagés chrétiens : ces laïcs qui veulent vivre en communauté

Le projet en Indre-et-Loire de l’entreprise Monasphère, qui réalise des ensembles immobiliers à proximité de sanctuaires chrétiens, fait beaucoup réagir. Ceci alors que de plus en plus de laïcs chrétiens aspirent à vivre une vie de communauté. Quitte à se couper du monde ?

28/01/2022

Image du futur clos Saint Gabriel, le projet de Monasphère à L'Ile Bouchard (Indre-et-Loire)

Image du futur clos Saint Gabriel, le projet de Monasphère à L'Ile Bouchard (Indre-et-Loire) • MONASPHÈRE

Tout jeunes mariés, Amanda et Martin Robilliard sont dans les préparatifs de leur projet de vie : quitter Lyon pour vivre l’écologie intégrale dans l’ancien monastère Notre-Dame de La Chaux, à Cuisery (Saône-et-Loire). L’architecte et la future maraîchère lanceront les travaux dans un an : en attendant, ils recherchent d’autres personnes pour vivre l’aventure au sein de cet « habitat partagé chrétien à vocation écologique ».

Car Amanda et Martin tiennent à intégrer la dimension spirituelle au cœur de leur projet. « On a tous les deux eu des expériences marquantes dans une communauté religieuse, moi à Taizé et Amanda avec la communauté du Chemin neuf. Nous avions ce désir de vie de communauté, de mettre en place cette dimension de prière commune qui rythme la semaine et de nous inscrire dans une démarche d’Église », explique le jeune homme.

Alors, même si le couple n’entend pas « demander leur certificat de baptême » aux personnes intéressées pour vivre à Cuisery, les jeunes mariés souhaitent tout de même partager leur foi, au même titre que leur quotidien, avec les autres membres du futur collectif. « Ma foi est un pilier de ma vie et de ma réflexion écologique, rappelle Martin. Je n’envisageais pas que cela ne fasse pas partie d’un projet dans lequel je me lancerais à cœur perdu. »

Le projet Monasphère, « gated community » pour cathos ?

Amanda et Martin ne sont pas les seuls à se lancer dans l’aventure de l’habitat partagé chrétien. De plus en plus répandu, ce mode de vie séduit autant les urbains que les ruraux : écohameaux, colocations solidaires, béguinage… chacun doté d’une dimension spirituelle plus ou moins évidente. Dernier exemple en date : le projet Monasphère conçu par les entrepreneurs catholiques Damien Thomas et Charles Wattebled.

Créée il y a un an, cette petite entreprise a pour objectif de concevoir et réaliser des projets immobiliers à proximité de sanctuaires chrétiens en zones rurales. Le but : faciliter l’exode urbain en créant des petits hameaux, et raviver le rayonnement spirituel des sanctuaires – et donc des villages limitrophes. Alors que le clos Saint-Gabriel, premier projet de lotissement, s’apprête à voir le jour à L’Île-Bouchard (Indre-et-Loire), la presse locale titre : « Un village destiné aux chrétiens prêt à sortir de terre ».

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Quelques jours plus tard dans FigaroVox, le géographe Laurent Chalard alerte contre une « américanisation des territoires français ». « Outre-Atlantique, rappelle le géographe, habiter avec des personnes vous ressemblant est la norme et fait partie des arguments de vente d’un bien immobilier. »

On pense notamment à la ville catholique d’Ave Maria aux États-Unis, créée de toutes pièces en 2005 au milieu des marais de Floride par Tom Monaghan, le très catholique fondateur de Domino’s Pizza : une université (catholique), une gigantesque basilique (catholique), des rues comme « rond-point de l’Annonciation » ou « boulevard du pape Jean-Paul II », quelques commerces (mais pas de Domino’s Pizza).

« La logique d’un développement d’un habitat communautariste, tel que le projet de L’Île-Bouchard, s’inscrit pleinement dans cette vision du monde américanisé, s’inquiète Laurent Chalard. Si la France ne veut pas suivre le destin des États-Unis, où le communautarisme a failli dégénérer en guerre civile, il conviendrait de ne pas copier bêtement les mauvaises idées provenant d’outre-Atlantique. »

Être chrétien dans un monde qui ne l’est pas

Au téléphone, Damien Thomas de Monasphère se rend disponible rapidement. De toute façon, il a dû bousculer tout son agenda de la semaine pour répondre aux coups de fil des journalistes. « Depuis ce titre dans la presse locale, ça n’arrête pas », confie-t-il, avant de défendre son projet.

Monasphère est né d’une demande pour laquelle l’offre n’existait pas. La leur. Comme beaucoup d’urbains dans l’ère post-Covid, les deux jeunes Parisiens et certains de leurs amis réfléchissent à quitter la ville, tout en se rapprochant d’un sanctuaire pour rester nourris spirituellement. « Mais nous n’avions pas les mêmes aspirations, le même budget ou le même calendrier, explique Damien Thomas. Alors nous avons pensé que si nous étions 1 000 familles, nous pourrions repolariser des convergences d’intérêt. Le moment était favorable. »

Pour nourrir leur projet, les deux amis se renseignent sur La Bénisson-Dieu (Loire), où est installé un écohameau chrétien ; ils lisent l’élue écologiste Claire Desmares-Poirrier et son Exode urbain (Terre vivante), mais aussi - entre autres - le journaliste américain et éditorialiste pour le magazine The American Conservative Rod Dreher, et son livre Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est pas. Le pari bénédictin (Artège).

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La thèse de cet essai, aussi remarqué que critiqué, est simple. À l’image de saint Benoît, qui a quitté le monde pour vivre loin de « l’abîme des vices, de l’ambition et de la sensualité », les chrétiens d’aujourd’hui, pour « être chrétien dans un monde qui ne l’est plus », sont appelés à se retirer du monde et à former une « contre-culture ».

Familier du projet Monasphère, Rod Dreher a d’ailleurs salué l’initiative des deux entrepreneurs catholiques dans Le Figaro : « Si le projet Monasphère fonctionne, alors les familles catholiques trouveront des moyens de vivre leur foi en communauté, tout en étant ancrées dans le monde. (…) Dans notre monde postchrétien, les croyants ont besoin de communautés fortes de fidèles. » 

Le risque d’un christianisme sclérosé

Théologien, jésuite et président du Centre Sèvres, à Paris, Étienne Grieu observe depuis quelques années un bond des propositions d’habitat partagé chrétien, notamment à vocation solidaire, comme l’Association pour l’Amitié ou l’Association Lazare. « Les foyers de l’Arche sont restés longtemps la seule proposition du genre, mais ce mode de vie est une nouvelle forme d’engagement. On ne s’engage pas uniquement pour que les choses changent à l’extérieur, mais en nous-mêmes. »

Le prêtre évoque également la recherche de la dimension communautaire chez les laïcs membres de communautés nouvelles. Il attribue cet engouement pour l’habitat partagé à la recherche de la relation au cœur d’une société individualiste. « On est allés au bout de ce que propose la société de consommation. Pour être heureux, nous avons besoin de relations. »

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En revanche, la notion de « contre-culture chrétienne » à la Rod Dreher le fait bondir. « Raisonner comme ça, c’est identifier le christianisme à une culture qui serait contre la culture dominante, mais le christianisme n’est jamais une culture ! » Dans cette optique, le théologien craint une stérilisation du christianisme, qui resterait dans l’entre-soi plutôt que de se confronter à l’altérité, aux réalités humaines à évangéliser. « Cela demande un vrai enracinement dans la foi, mais seule la confrontation à l’altérité nous fera progresser. »

Le terme choque également Martin et Amanda Robilliard. « L'idée d'une contre-culture est anti-Evangile ! » s'exclament les jeunes mariés, dont la plupart des amis ne sont pas chrétiens. « On partage la même culture qu'eux ! Les catholiques n' ont pas vocation à s'opposer mais à aimer ceux qui les entourent ! »

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Administrateur du groupe Facebook « Jericholoc Paris », Raphaël Garnier voit ce genre de colocations entre chrétiens se former régulièrement sur le réseau social. À lire l’enthousiaste description du groupe Facebook, « le principe est très simple. Consolider le credo étourdissant du métro, boulot, dodo par une structure bien plus ressourçante : prière, service et partage ! Une Jericholoc, c’est juste des colocs qui décident de mettre un peu de fraternité et un peu de prière dans leur vie quotidienne ».

Créé en octobre 2012, le groupe en croissance exponentielle compte désormais plus de 4 300 membres. « Nous sentons une forte demande de colocations entre chrétiens ces dernières années », note Raphaël Garnier, qui tente d’expliquer cet engouement : « La vie en coloc est facilitée quand on partage tous des valeurs communes, une même foi. »

Un constat partagé par Martin Robilliard, de l’ancien monastère de La Chaux à Cuisery. « Il y a deux temps dans la vie chrétienne : un temps pour vivre dans le monde, rencontrer des gens qui ne partagent pas notre foi, répondre à leurs questions… et un temps où on n’a pas besoin de s’expliquer, où on peut vivre notre foi de manière plus simple, plus directe. Se ressourcer. »

Entre-soi ou oasis ?

Au risque de se couper des autres ? Cette question de l’entre-soi, Damien Thomas y a beaucoup réfléchi. Lui aussi constate que de plus en plus de chrétiens aspirent à vivre ensemble. Il attribue ce phénomène à la déchristianisation de la société. « Dans une société postchrétienne, si on veut connaître Dieu et transmettre la foi, il faut des lieux où la recevoir. Or, les paroisses sont souvent vécues comme des distributeurs de sacrements, et non pas des lieux où on se parle, on se connaît, on s’éprouve ! »

Ces habitats partagés chrétiens, le jeune entrepreneur les surnomme les « oasis », des lieux où les croyants peuvent vivre plus intensément leur foi pour mieux la transmettre à l’extérieur. « Certains parlent de communautarisme, mais c’est naturel dans une société où les catholiques sont minoritaires ! Les premiers chrétiens, dans la société païenne, vivaient proches les uns des autres, ils servaient le bien commun, tout en étant très missionnaires. »

Justement, prévient Étienne Grieu, « dans les Actes des apôtres, on voit plus de gens sur les routes que dans les communautés entre eux. » Le prêtre rappelle le danger de placer la dimension communautaire au-dessus de l’aspiration missionnaire : se ressourcer, se retrouver, nourrir sa foi, certes. Mais pour sortir ensuite, se laisser interpeller par les réalités du monde.

Réévaluer le concept de communauté

La tentation communautariste, Raphaël Garnier en est conscient aussi. « C’est un risque, surtout si on ne reste qu’entre cathos qui pensent la même chose et viennent du même milieu social. » Alors, en tant que coadministrateur du groupe Facebook, le jeune homme tient à garder le concept de Jericholoc ouvert.

« On ne veut surtout pas communiquer un cahier des charges, imposer des règles aux colocs. Chaque équipe décide ensemble de son projet. » Sur le groupe, certaines annonces évoquent des colocations œcuméniques. « La Jéricholoc est un concept en chemin. C’est important qu’il y ait une certaine diversité pour enrichir les colocs de valeurs et points de vue différents. Nous voulons que chacun puisse se sentir libre d’en intégrer une. »

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Depuis Lyon, où il vit encore avant de déménager à Cuisery, Martin Robilliard ne se reconnaît pas dans le terme « communautarisme », mais il assume complètement la dimension de vie de communauté de son projet. Dans sa réflexion, il cite l’économiste Pierre-Yves Gomez et son livre l’Esprit malin du capitalisme (Desclée de Brouwer).

« Gomez explique que la société libérale et consumériste, pour imposer la loi du marché, a eu besoin de connoter négativement la notion de communauté, parce que c’est elle, avec les traditions, les liens forts et locaux, qui nous ancre. La notion de communauté suscite la méfiance, c’est dangereux, enfermant… Mais les multiples projets d’écolieux, de hameaux montrent que nous sommes dans un travail de réévaluation de la communauté. » À condition, donc, que cette communauté ne soit pas une fin, mais le moyen de quelque chose de plus grand.

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