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Ukraine : quand le piège se referme sur Poutine

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Nous reproduisons ici un article de François Martin paru sur Smart Reading Press qui offre une lecture intéressante des évènements en cours :

UKRAINE : LE PIÈGE S’EST REFERMÉ… SUR POUTINE

Le 21 novembre 2013, la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer un accord d’association avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie déclenche la révolution ukrainienne. Cette décision entraîne en effet des troubles importants à Kiev, d’abord entre le 30 novembre et le 8 décembre 2013, puis à nouveau du 18 au 21 février 2014. Ces affrontements, qui impliquent entre 250 000 et 500 000 personnes, font plus de 80 morts. Depuis le début, on sait que les forces politiques américaines, et aussi les forces spéciales, ont été très impliquées dans cette révolution, comme l’a reconnu Barack Obama lui-même dans une interview à CNN en février 2015. On sait par ailleurs le rôle joué par la diplomate américaine Victoria Nuland dans cette affaire1.

Sous l’égide en particulier de la France, ces affrontements aboutiront, le 21 février 2014, à un accord entre le gouvernement et les chefs du mouvement. Ces accords dits «accords du Maïdan» seront dénoncés dès le lendemain, le 22 février, par les mêmes émeutiers, avec l’appui des partis ultranationalistes néonazis Secteur Droit et Svoboda, ce qui leur permettra de participer ensuite au gouvernement. L’intimidation du Parlement par la rue aboutira alors au vote de destitution du Président Ianoukovytch.

Les forces spéciales américaines ne s’arrêteront pas là, puisqu’elles s’impliqueront dans la répression des populations russophones outrées, entre autres choses, par la suppression du russe comme deuxième langue officielle, une décision qui mettra le feu aux poudres et précipitera les régions du Donbass et de la Crimée dans la sécession.

Il n’est donc pas vrai de dire que le début du «problème» entre les pays occidentaux et la Russie est le fait que «Poutine annexe la Crimée», comme on le répète inlassablement. Avant cela, il y a eu une période très litigieuse, où l’intervention de l’Occident est manifeste et tout sauf pacifique2. De plus, la Crimée rejoint la Russie à la suite d’un processus que l’on peut considérer comme légitime, puisque ce pays est déjà, depuis 1991, la «République autonome de Crimée», une république qui proclame son indépendance le 5 mai 1992, mais accepte ensuite d’être rattachée à l’Ukraine après un accord entre les Parlements et en échange d’une large autonomie. On comprend que les liens entre la Crimée et l’Ukraine proprement dite sont ténus. Suite aux événements du Maïdan, la Crimée proclamera à nouveau son indépendance le 14 mars, puis entérinera son rattachement à la Russie le 16 mars, par un référendum approuvé à 96,7 %. On a connu en politique des manières de faire moins défendables… Pourtant, les Occidentaux ne cesseront de considérer cet événement comme fondateur du litige qui les oppose aux Russes et de justifier par ce biais leurs sanctions3.

Carte de l'Europe

Les accords de Minsk, signés le 5 septembre 2014 entre l’Ukraine, la Russie et les deux républiques sécessionnistes de Donetsk (DNR) et de Lougansk (LNR), confirmés le 11 février 2015 par ceux de Minsk II4 feront naître un espoir, celui d’une désescalade et d’une possible reconstruction.

Mais le nouveau président Petro Porochenko, appuyé par la révolution et les ultranationalistes néonazis, fera entre 2014 et 2019 une politique ouvertement antirusse et ne mettra jamais en action ces accords. Il sera battu le 20 mai 2019 par Volodymyr Zelensky, un russophone, ami des oligarques russophiles, et qui promet de remettre les accords en selle5. Malheureusement, il n’en fera rien6. Il les oubliera aussi vite qu’il les avait défendus…

On comprend ainsi que le drame principal de ce pays (et le scandale, en vérité !) tient au fait que ces accords, pourtant confirmés par l’ONU, n’ont jamais été mis en œuvre et, qu’en fait, personne, hormis les Russes, on peut bien le comprendre, n’a voulu trouver de solution à cette question, pourtant essentielle. Le compte rendu de la session de l’ONU indiquée ci-dessus montre bien qu’à cette époque déjà, en novembre 2014, alors que Minsk I vient d’être signé, les régions sécessionnistes font face à plus de 100 000 soldats de l’armée régulière ukrainienne, en contradiction formelle avec ces accords. Ces soldats ne sont jamais partis. Ces jours derniers, alors que les événements tout récents mettent enfin l’accent sur eux, les habitants des villes de Donetsk et de Lougansk expliquent qu’ils sont bombardés régulièrement depuis huit ans, sans qu’aucune pression n’ait été mise sur les dirigeants ukrainiens, ni aucune action humanitaire menée autre que celle organisée par la Russie. En d’autres termes, dans l’indifférence générale. Comment cela a-t-il pu se faire, si ce n’est par un processus de déstabilisation volontairement entretenu ? C’est cela la réalité.

LA STRATÉGIE EXPANSIONNISTE AMÉRICAINE

Si l’on rapproche ces éléments historiques7 des événements les plus récents, en particulier de la rhétorique extrêmement belliciste, anxiogène et antirusse, entretenue par la presse occidentale depuis deux mois, du surarmement ancien et encore plus récent de l’Ukraine et des deux stratégies d’escalade et de désescalade menées simultanément par les Occidentaux, on se doit de penser qu’il existe un lien stratégique entre tous ceux-ci, visant à «cornériser» les Russes jusqu’à les pousser si nécessaire à l’intervention. Cette stratégie américaine est parfaitement cohérente avec la doctrine Brzezinski, visant à isoler la Russie par l’Ukraine. Elle est cohérente avec la recherche d’une «nouvelle mission» pour l’OTAN, après la fin de son action au Moyen Orient et en Afghanistan. Elle est cohérente avec le fait que les lobbies militaro-industriels américains surpuissants n’ont aujourd’hui plus de conflit à se «mettre sous la dent». Elle est parfaitement logique enfin par rapport à la tentative américaine de fracturer encore plus l’Europe «de l’Atlantique à l’Oural», d’isoler définitivement la Russie et de mettre au pas définitivement, militairement, politiquement et aussi économiquement, la faible Europe. Enfin, après huit ans d’attente, la Russie tombe dans le piège tendu et offre aux USA un magnifique «casus belli» qui permettra demain de lui faire subir le supplice de la mort lente, une «iranisation» en bonne et due forme, en interdisant à quiconque, sous peine de sanctions extrêmes, de commercer avec elle. À dire vrai, l’affaire a été menée depuis le début de façon magistrale.

Cette stratégie expansionniste américaine, poursuivie sans relâche depuis 2013, Poutine la connaît parfaitement. Il vit depuis toujours avec la hantise de s’isoler à l’Est, avec un partenaire chinois en qui il n’a certainement aucune confiance. Pourquoi dans ces conditions est-il tombé dans le piège ? Ceux qui connaissent un tant soit peu la politique internationale savent que sa décision n’était pas logique, sur le plan géopolitique tout du moins. C’est pour cette raison qu’ils ont pensé, pour la plupart (et nous aussi !) qu’il n’attaquerait pas. Ils ont sans doute sous-estimé l’impression de danger imminent ressentie par le Président russe à cause de l’armement continu de l’Ukraine8, une décision évidemment gravissime, et totalement contraire à Minsk, surtout lorsque les mêmes dirigeants occidentaux affirmaient qu’ils voulaient, en même temps, faire la paix. Lorsqu’on veut faire la paix, le premier signe tangible ne consiste-t-il pas à désarmer ? Nous avons fait le contraire.

L’ÉCHEC GÉOSTRATÉGIQUE DE POUTINE

Dans un article précédent, nous avions dit que des deux stratégies d’escalade et de désescalade menées simultanément, il était difficile de savoir laquelle était l’alibi pour cacher l’autre. Après qu’il a commencé à négocier, et surtout lorsqu’il a constaté que, ces derniers jours, se sont intensifiées les attaques ukrainiennes9, Poutine s’est probablement persuadé, bien tard il est vrai, de la duplicité définitive des Occidentaux. Il s’est dit qu’il n’aurait rien à en attendre et que la stratégie de provocation et d’escalade que subissait le Donbass depuis si longtemps n’avait aucune chance de changer. Ses illusions sont enfin tombées. Il s’est dit que, s’il continuait à espérer une solution impossible, il perdrait sur les deux tableaux, sur le plan militaire (car il resterait éternellement défensif, donc mis à mal militairement) et aussi sur le plan géopolitique (car obligé, de toute façon, d’intervenir un jour, et donc de finir isolé). Dans de telles circonstances, quitte à s’enfermer pour longtemps dans la «trappe géopolitique», autant le faire en atteignant au moins l’un de ses objectifs, en frappant vite, en prenant ses adversaires de court. Le désarmement forcé, la «finlandisation» de l’Ukraine, qu’il avait cherchés à obtenir pendant neuf ans par la négociation sans y parvenir, il pouvait au moins la gagner par la force.

Aujourd’hui, Poutine est en passe de vaincre militairement, mais sur le plan géopolitique, il a perdu. De plus, il passe pour l’agresseur auprès des opinions occidentales, si promptes à croire, encore et toujours, le «story telling» de l’Oncle Sam. La victoire américaine semble totale10.

Deux choses peuvent maintenant se passer :

  • Que la France élise un chef d’État qui dénonce enfin la machination américaine et s’attache, avec beaucoup d’efforts, à négocier un vrai cessez-le-feu en Ukraine, puis à combler le fossé mortifère créé à l’Est par nos faiblesses11. Ce ne sera guère facile !
  • Que les Ukrainiens se rendent enfin compte de la folie dans laquelle les ont entraînés leurs dirigeants, et aussi les Occidentaux, des alliés de pacotille, qui aujourd’hui, évidemment, les lâchent. Il est possible, comme cela s’est passé en Géorgie, qu’ils retournent leur ire contre Zelensky, qui les a conduits droit dans le précipice. Les oligarques ukrainiens, souvent russophiles, restent puissants, qui pourraient peut-être influer pour faire élire, enfin, un futur président plus réaliste.

Par ailleurs, s’il a reconnu les deux républiques sécessionnistes, on peut penser que Poutine n’aura pas envie de les intégrer, et qu’il pourrait s’en servir comme monnaie d’échange, afin de négocier, un jour, une confédération ukrainienne recomposée, très décentralisée. Mais ceci est une autre histoire…

François Martin


1 – Allant même, en décembre 2013, jusqu’à rencontrer sur place les opposants au régime et à distribuer du pain et des gâteaux aux manifestants…

2 – Il est peu de dire que cette révolution n’est pas le fruit d’une revendication populaire libre, spontanée, et partagée par toute la population. La réalité est beaucoup plus complexe.

3 – Alors même que l’on sait : 1) que la position de la Crimée est politiquement et même juridiquement défendable ; 2) que c’est pour les Russes une question non négociable. On voudrait faire de cette affaire un «casus belli» définitif et sans solution possible que l’on ne s’y prendrait pas autrement.

4 – Élargissant ceux-ci au «format Normandie» sous l’égide de l’OSCE, de la France et de l’Allemagne. Voir sur Wikipedia.

5 – Ce qui prouve que la population, en 2019, est encore majoritairement favorable à une politique non agressive à l’égard de la Russie.

6 – Il poursuivra une politique erratique, puisqu’en même temps qu’il affirmera vouloir construire la paix avec la Russie, son premier voyage, aussitôt élu, sera pour aller à Bruxelles, afin de demander le rattachement de son pays à l’OTAN.

7 – Intervention américaine décisive en soutien de l’Euromaïdan, «point de fixation» diplomatique concernant la Crimée, soutien américain à l’armée régulière pour anéantir les sécessionnistes, «abandon» par la communauté internationale du processus de Minsk et des populations, etc.

8 – Pourtant, les mêmes Occidentaux ne sous-estiment pas du tout ce même danger quand c’est à eux que cela arrive, à Cuba, au Panama, au Nicaragua ou ailleurs.

9 – Destruction de deux écoles, explosions à Donetsk et Lougansk, tir sur un poste frontière russe, etc.

10 – Notre interprétation des événements n’est pas iconoclaste. Elle est partagée par d’autres spécialistes. Voir sur Youtube.

11 – Il devra obligatoirement passer par la recherche d’une architecture de sécurité susceptible de convenir aux Russes. Cette demande est légitime. Elle dure depuis neuf ans. Pourquoi n’a-t-elle jamais été prise en compte ? Tout simplement, parce que ce n’était pas l’objectif américain.

Commentaires

  • Bien que « les régions sécessionnistes font face à plus de 100 000 soldats de l’armée régulière ukrainienne » et malgré « l’armement continu de l’Ukraine », « Poutine est en passe de vaincre militairement »…
    La guerre a commencé il y a seulement deux jours, mais la grande menace que fait peser l’Ukraine sur la Russie est déjà presque un mauvais souvenir… Tout ça pour ça!

    Cet article prétend proposer une « vision complète et cohérente des événements de l’Ukraine »…
    J’y vois pour ma part une vision partiale et peu cohérente. Le passage où il se met dans la tête de Poutine… Navrant. Le final où il imagine « que la France élise un chef d’État qui dénonce enfin la machination américaine et s’attache, etc. »… Sans commentaire.

    Sa dénonciation de la « stratégie expansionniste américaine » ne mérite qu’une seule réponse, celle-ci: « La Russie répandra ses erreurs dans le monde entier ». (Message de Fatima).

    Pas un mot -mais c’est le cas de tous les analystes- sur le problème de l’orthodoxie. La Russie est fermée hermétiquement et de façon presque paranoïaque à tout contact avec le catholicisme (aucun pape n’a jamais réussi à y mettre les pieds). C’est pourtant de sa conversion à celui-ci que dépend la paix. « Si l’on écoute mes demandes, la Russie se convertira et l’on aura la paix. » (ibid.).

  • Article très intéressant. L'hostilité et les manœuvres américaines (et en plus le suivisme européen) sont une évidence. Cependant, je pense que ce sont en réalité deux expansionnismes qui se font face. Par exemple, je rejette l'expression selon laquelle on a cherché à "cornériser" la Russie : diplomatiquement c'est vrai (mais ça ne justifiait pas une invasion) ; géographiquement, c'est un non-sens : on ne cornérise pas un pays de 17 millions de km2. Voici ma grille de lecture, assez simple en fait : comme en 1939, il y a en 2022 des minorités (en l'occurrence russophones, héritage de l'URSS) manipulables aisément par la puissance étrangère d'à-côté. Qu'a-t-on fait en 1945 ? On a voulu supprimer ce qui avait été le prétexte pour Hitler d'attaquer : on a déplacé les populations, au nom du principe supérieur de la souveraineté des États et dans le but de préserver la paix en Europe (même si c'est très rude momentanément pour les populations). On peut très bien imaginer la Russie accueillant ses minorités russophones (présentes un peu partout en Europe orientale), elle qui traverse une grave crise démographique. Eh bien j'affirme que cette question est taboue pour Poutine ; il préfère récupérer des pans de territoire. Donc non seulement il est bien l'agresseur (il envahit son voisin), mais en plus il le fait de manière assumée. Qu'ensuite, les Occidentaux aient largement soufflé sur les braises au point même de *susciter* la guerre, j'en suis tout à fait convaincu, pour des raisons dont certaines sont évoquées par l'article et d'autres non.

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