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UCL: comment on dé-catholicise une université

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   De Paul Vaute pour Belgicatho, cet examen du présent et de l'histoire récente de l'UCL, d'où il ressort qu'il y a une incohérence à maintenir dans son nom l'étiquette catholique. A moins que cette persistance ne soit dictée par des considérations stratégiques...

   "L'UCLouvain défend le droit à l’avortement dans les balises telles que prévues par la loi". Cette déclaration stupéfiante du recteur Vincent Blondel date de mai dernier. Elle s'inscrit dans le droit fil de propos tenus quelques années auparavant dans son entourage. Et elle aurait dû, en toute logique, susciter une mise au point du pouvoir organisateur de l'institution, dont nos évêques sont partie intégrante [1]. Ni dans les enseignements constants de l'Eglise, ni même dans le droit belge actuel, il n'existe de "droit à l'avortement". Et pourtant, à l'heure où ces lignes sont écrites, nosseigneurs se sont pas départis de leur silence sépulcral.

   Les plus optimistes verront une allusion à l'incident dans telle interview où le nouvel archevêque de Malines-Bruxelles Mgr Luc Terlinden a notamment déclaré ceci: "On reproche parfois aux évêques belges de ne pas assez réagir, mais s’ils devaient le faire chaque fois que quelque chose va à l'encontre de l'enseignement de l'Eglise, ils pourraient publier un communiqué toutes les semaines, si pas tous les jours" [2]. Certes, mais encore faut-il prendre en compte le niveau où se situe ce "quelque chose". Une énormité proférée par un théologien obscur, un journaliste ignare ou un curé de paroisse un peu gâteux n'aura pas une portée méritant que s'en inquiètent ceux qui ont pour mission d'être les gardiens de la foi. Il en va tout autrement si les mêmes errements ont pour auteurs un directeur de séminaire, voire un évêque (cela arrive) ou, dans le cas présent, le responsable – engageant toute sa communauté par surcroît – d'une université organiquement liée à l'Eglise et qui affirme toujours, quand elle se définit, que "la tradition chrétienne" constitue "un patrimoine vivant, moteur d'un pluralisme original, au bénéfice et dans le respect de toutes et tous, quelles que soient leurs convictions personnelles" [3].

 

[1] http://www.belgicatho.be/archive/2023/05/27/ucl-le-masque-est-tombe-6445131.html.

[2] La Libre Belgique, 24-25 juin 2023.

[3] "UCLouvain. Missions, vision, valeurs", https://uclouvain.be/fr/decouvrir/missions-vision-valeurs.html.

   L'Université, des deux côtés de la frontière linguistique, affiche toujours la Sedes Sapientiæ dans sa devise et sur son sceau, parce que son ancêtre s'est reconnue, dès sa fondation en 1425, dans Marie, Siège de la Sagesse. "Elle en fait son signe, la choisit comme emblème, par elle se manifeste, se dit à elle-même et aux autres", soulignait le professeur Albert d'Haenens dans les années '80 encore [4]. Chaque année, le 2 février, la fête de la présentation de l'Enfant Jésus au temple est aussi la fête patronale, journée marquée notamment par la remise des doctorats honoris causa.

   On pourra m'objecter que l'Université catholique de Louvain et la Katholieke Universiteit Leuven sont reconnues et financées par les pouvoirs publics (les Communautés aujourd'hui, l'Etat naguère), à la différence des universités catholiques "pur jus" de par le monde, qui sont financées par les Eglises locales, voire par le Saint-Siège. Et de fait, le pouvoir organisateur (PO) n'a plus aucun pouvoir dans la structure louvaniste actuelle. Seule la faculté de théologie a un statut canonique et la fonction de grand chancelier, exercée par l'archevêque de Malines-Bruxelles, est devenue purement protocolaire. Mais indépendamment de toute subordination à la hiérarchie, ceux des membres du PO qui désapprouveraient l'orientation prise par l'institution auraient pleine latitude pour remettre leur démission, faire connaître publiquement leur désaccord, affirmer que l'UCLouvain et la KULeuven ne peuvent plus sans abus se donner pour catholiques, et demander en conséquence une modification de la loi de 1911 par laquelle sont qualifiées comme telles les héritières de Louvain unitaire.

   Il n'est guère douteux que si Mgr Léonard était toujours à Malines, la question de l'obédience de l'Alma Mater serait aujourd'hui posée. Ce ne serait d'ailleurs pas sans précédent. L'Université catholique de Nimègue a pris les devants en traduisant son nom en anglais sous une forme qui ne comporte plus aucune référence confessionnelle explicite: elle est devenue en 2004 la Radboud Universiteit Nijmegen (du nom d'un saint évêque d'Utrecht, patron des scientifiques – cela ne mange pas de pain).

   Sans doute la crise de la foi et de la pratique religieuse sous nos cieux, sans parler des révélations en cascade d'abus commis par des ecclésiastiques, ont-elles induit une propension au profil bas face aux adversités. Et puis, manier la crosse n'est pas très populaire de nos jours… Mais plus en profondeur, une sorte d'accoutumance aux dérives s'est généralisée au sein de la catholicité occidentale. Il n'y a pas si longtemps, on pouvait voir l'évêque de Liège et l'évêque auxiliaire de Namur dénoncer au quart de tour les suppressions d'emplois du géant belgo-brésilien de la bière InBev. Et s'attirer de la sorte la sympathie des médias. Mais sur les sujets qui font moins recette dans notre société de l'information partielle et partiale, la faculté d'indignation s'est largement émoussée.

   L'Université de Louvain, tant francophone que néerlandophone, offre un des exemples les plus accomplis de la lente et constante prise de distance de structures jadis chrétiennes à l'égard du magistère, jusqu'à devenir laïcistes de fait. Ce pourrait être un chapitre – et non des moindres – d'un livre traitant de la dé-catholicisation de la Belgique. L'examen de ce processus, qui s'est étendu sur plusieurs décennies, est indispensable pour comprendre où nous en sommes aujourd'hui. Le recteur Blondel n'a peut-être posé que l'avant-dernier acte de la pièce, avant de rejoindre les Engagés dont il sera candidat aux prochaines élections (et chez qui il pourra en toute quiétude défendre le "droit à l'avortement"). Pour l'Alma mater, que pourrait être l'étape suivante, sinon  sa transformation en Université libre de Louvain ? Ce qui aurait au moins le mérite de la clarté.

   Avant d'aller plus loin dans l'examen, il me faut rencontrer une critique qui pourrait m'être opposée: celle de la prétention qu'il y aurait à s'ériger en juge de l'orthodoxie d'une institution ou de ses représentants. L'improbation peut impressionner au premier abord. Elle n'a guère de consistance en fait. Comparer les vérités proclamées et sans cesse réitérées par une autorité avec les actes et les prises de position d'un établissement censé lui être fidèle est un travail à la portée d'un rhétoricien. A chacun, après, d'en tirer les conclusions. On pourra même lire ce qui suit en se réjouissant d'une "évolution" nécessaire, d'une "adaptation" louable à "un monde en changement". L'auteur de ces lignes pense au contraire, à l'instar de Gustave Thibon, que les engouements collectifs pour l'air du temps, venus remplacer la tradition méprisée ou abolie, sont comparables à la feuille morte qui voltige d'un lieu à l'autre: "…mais tous les lieux se valent pour elle, car son unique patrie est dans le vent qui l'emporte" [5].

L'affaire De Locht

   De la Didachè, le plus ancien des catéchismes connus (v. 70), au dernier concile (1962-1965) et à tous les Papes qui l'ont suivi, la parole légitime de l'Eglise n'a jamais dévié d'un pouce quant à l'assimilation de l'avortement à l'infanticide (sans jamais oublier qu'une fois le mal commis, il n'y a plus place que pour le pardon). Et pourtant, cela fait un bon demi-siècle qu'en chaire universitaire louvaniste, on peut professer le contraire. Depuis quelque temps, à la limite, il faudrait même dire: on doit.

   Le rôle pionnier revient ici au chanoine Pierre De Locht, prêtre du diocèse de Malines-Bruxelles, docteur en théologie, maître de conférences à l'UCL, fondateur et animateur – à la demande des évêques – du Centre national de pastorale familiale, devenu le Centre d'éducation à la famille et à l'amour (Cefa). Dès les années '70, en effet, ce pédagogue influent et médiatisé multiplie les publications et interventions publiques dans lesquelles il défend une morale familiale et sexuelle résolument à rebours de la foi catholique.

   Sans le citer, De Locht s'inscrit ainsi en faux contre Vatican II: "Affirmer que l'avortement est un crime constitue une manière fallacieuse d'éviter tout examen du problème", écrit-il [6]. Dans une interview, il se demandera même si les questions de morale conjugale ne sont pas le "dernier réduit où l'Eglise hiérarchique pense conserver le pouvoir" [7]!

   Croulant alors sous les plaintes qui leur sont adressées, les évêques finissent par mettre fin à la reconnaissance du Cefa comme organisme mandaté par eux et ils suppriment le poste d'aumônier national. La publication d'un communiqué où le bureau exécutif du Centre a désapprouvé publiquement la déclaration épiscopale du 6 avril 1973 condamnant l'avortement semble avoir été la goutte qui fit déborder le vase [8]. Le chanoine sera prié par l'ordinaire de son diocèse "de ne plus prendre la parole, sans mon accord préalable [...] sur des sujets qui touchent aux problèmes où tu te sais en opposition avec l'Eglise" [9]. En vain.

   En tant que chargé de cours, le prêtre contestataire n'est en rien affecté par les mesures disciplinaires. Au début des années '80, j'ai demandé au recteur Edouard Massaux s'il était bien cohérent qu'un de Locht, en conflit ouvert avec les positions du magistère, puisse enseigner à Louvain. "Posez la question aux évêques!", me répondit-il. Nous savons aujourd'hui, notamment par les papiers de Mgr Delville déposés aux Archives du monde catholique (Arca) à Louvain, que le cas a été, entre 1971 et 1978, maintes fois à l'ordre du jour de la conférence épiscopale, donnant lieu à des échanges avec la nonciature, les autorités académiques, des appareils d'Eglise… [10] La désapprobation par l'épiscopat des opinions delochtiennes n'a jamais été douteuse, mais si le chanoine ultralibéral – éthiquement parlant – s'est vu retirer certaines charges, la procédure engagée contre son statut académique n'a pas abouti. Invité par le recteur de l'UCL à se démettre de ses cours, il a été défendu en 1978 par la commission disciplinaire de l'Université, au nom de la liberté scientifique. La voie du licenciement pour faute grave n'a pas davantage abouti, la décision demeurant "en suspens". En est résultée cette situation à tout le moins paradoxale d'un théologien censé ne plus pouvoir, par sa parole ou ses écrits, engager que lui seul, mais inculquant aux jeunes ses conceptions dans le cadre de l'université dont le caractère catholique, à cette époque, est encore quelque peu pris au sérieux.

   Pierre De Locht est mort 30 ans plus tard, en 2007, toujours maître de conférences émérite, sans que les évêques paraissent avoir remis son cas à l'ordre du jour après 1978.

   En son temps, celui que le site officiel actuel de l'UCLouvain louange pour avoir "permis à de nombreux croyants de se libérer d'une morale d'interdits" [11], ne fut certes pas le seul membre du personnel louvaniste à avoir rejoint la cohorte des catholiques alibis. D'autres étaient déjà animés des mêmes sentiments et en faisaient part à leurs étudiants, plus ou moins discrètement ou subtilement. Mais les contre-pieds ainsi pris ont rapidement cessé de ne concerner que des enseignements théoriques. Ils allaient se traduire aussi dans les pratiques en cours au sein des facultés concernées par les matières éthiquement sensibles.

Le "progressisme" au pouvoir

   Si le cas De Locht est celui qui a suscité les plus grands remous, il est d'autres antagonistes qui se sont répandus au même moment dans la presse complaisante sans pour autant ébranler la hiérarchie épiscopale outre mesure. Ainsi aurait-elle pu s'interroger sur le rapport à la doctrine sociale de l'Eglise d'un François Houtart, professeur à Louvain de 1958 à 1990, prêtre, fondateur du Centre tricontinental (1976) et chantre du mouvement altermondialiste, pour ne pas parler de positions plus controversées en faveur des communismes au pouvoir [12].

   Celui que ses étudiants surnomment "le chanoine rouge" s'enorgueillit d'être docteur honoris causa de l'Université de La Havane et citoyen d'honneur de Hai Van (Vietnam). "Engagé dans la solidarité avec Cuba dès les années 1950, écrivent ses anciens collaborateurs Jean Rémy et Geoffrey Pleyers (tous deux professeurs à l'UCL), il sera le conseiller du régime pour la préparation de la visite historique du pape en 1997 et jouera un rôle important dans la vie intellectuelle de l'île. François Houtart entretenait une amitié profonde avec Fidel Castro, mais aussi avec les présidents progressistes arrivés au pouvoir en Amérique latine dans les années 2000, en particulier Daniel Ortega (Nicaragua), Hugo Chavez (Venezuela), et Rafael Correa (Équateur), ce dernier ayant été hébergé au Centre tricontinental (Cetri) lorsqu'il étudiait à l'UCL" [13]. On aura compris que la situation de l'Eglise et des libertés en général dans ces différents pays n'a jamais empêché de dormir celui qui, à l'occasion des élections fédérales de 2010, quelques années avant son décès survenu en 2017, a soutenu encore le Front des gauches, constitué notamment du Parti communiste et de la Ligue communiste révolutionnaire.

   Dans un article publié en 2007, Houtart propose comme "inspiration pour la nouvelle UCL" la DePaul University à Chicago, université catholique fondée en 1896 par les pères de la Congrégation de Saint-Vincent de Paul, mais qui a bien changé depuis. A présent, écrit le zélote du radicalisme marxiste, "la théologie de la libération est très présente, de même que le féminisme, les options sexuelles, la bioéthique". Deux cours sont consacrés "à l'impérialisme des Etats-Unis et à la manière de s'y opposer". Chaque année, un programme "Global Voices" y aborde des thèmes internationaux. Au printemps 2007, ce furent entre autres "les femmes à Jérusalem (juives, musulmanes, chrétiennes), l'éducation en Afrique du Sud, Hiroshima et l'arme nucléaire, le futur des Palestiniens, religion et résistances sociales, les origines culturelles de la révolution cubaine, la crise des libertés civiques après le 11 septembre, l'avenir des forums sociaux mondiaux" [14]. Une université politiquement très pluraliste, comme on peut en juger, pour laquelle il n'y a d'impérialisme qu'américain et d'atteintes à la libre expression citoyenne qu'aux Etats-Unis sous George W. Bush…

   Bien sûr, il s'agit là d'un personnage limite au sein du corps professoral de l'Alma mater. Plus nombreux y sont les maîtres qui se reconnaissent bien davantage dans une démocratie chrétienne jugée de bon aloi, voire pour quelques-uns dans les corpus doctrinaux de Jean-Paul II et Benoît XVI. Mais au sommet de l'institution, les lignes bougent au cours des années '80, et ce ne sera pas sans conséquences. Le virage s'amorce après le long rectorat d'Edouard Massaux (1969-1986). Celui-ci était encore "un ardent défenseur du prédicat "catholique" de l'université", comme en témoigne un de ses propos sans équivoque selon lequel "l'inspiration et la motivation chrétiennes doivent régir les différentes disciplines. Cette inspiration chrétienne ne peut donc pas être mise au rancart et reléguée à la périphérie des activités universitaires" [15].

   L'avènement du successeur, Pierre Macq, en 1986 est qualifié à bon droit par Le Soir de "révolution à Louvain-la-Neuve" [16]. Non seulement parce que le nouveau responsable est un laïc (= n'appartenant pas au clergé) qui se déclare "de gauche", mais aussi et surtout parce qu'il fait état d'entrée de jeu d'orientations on ne peut plus… laïques (= en opposition aux conceptions catholiques). Sur les questions éthiques, "je ne dépends d'aucun évêque, déclare-t-il. Pour ces problèmes, je dois écouter ce qui se dit dans notre communauté, où tous ne sont pas catholiques. Je dois exprimer ces opinions avec les nuances qui s'imposent et avec l'indépendance d'un scientifique" [17]. Bien malin qui pourrait relever la moindre des différences entre ce discours et celui que tiendrait un recteur de l'Université libre de Bruxelles (ULB) sur le même sujet. Le ver est bel et bien dans le fruit. S'ouvre droit devant la pente au bout de laquelle Vincent Blondel, tournant le dos à ce qu'il reste de catholicité, mettra tout son monde dans le même sac en proclamant le ralliement de l'UCLouvain à la mouvance des pro-choice.

   Dans l'immédiat, il faut encore demeurer prudent. Quand il est interrogé plus précisément sur la question qui fâche, Macq préfère botter en touche: "Quelqu'un m'avait fait parler de l'avortement dans un journal distribué dans les paroisses. J'attends toujours les coups de crosse… J'avais dit, un peu brutalement, qu'il vaudrait peut-être mieux que les évêques s'occupent moins de l'avortement, problème qui risque d'être dépassé très rapidement au vu de certains progrès, mais davantage de la stabilité du couple et de la famille, qui me semble avoir à terme un impact beaucoup plus important sur les générations, du point de vue de "l'hérédité psychologique"" [18]. Quel acte peut donc avoir un impact plus important sur un membre des générations à venir que son élimination intra-utérine pure et simple ? Quant à la prédiction selon laquelle l'avortement pourrait être un problème "dépassé très rapidement au vu de certains progrès", on attend toujours sa réalisation, près de quarante ans plus tard, et on attendra longtemps encore. L'avortement n'a pas cessé d'écorcher notre monde et l'actualité, des Etats-Unis à la Pologne, atteste que le débat n'est pas clos.

Mobilisation contre Donum vitae

   Les conditions sont à présent réunies pour que les frondes ne soient plus seulement individuelles, mais résolument collectives. C'est spectaculairement le cas en février 1987, quand la publication de l'instruction Donum vitae par la Congrégation pour la doctrine de la foi provoque au sein de l'Université une poussée de fièvre antiromaine exprimée sans fard, tant extra- qu'intra-muros. Le document en cause rend pourtant un son qui pourrait être qualifié de "moderne" – peut-être davantage aujourd'hui qu'à l'époque de sa parution –, notamment quand il souligne la nécessité de "défendre l'homme contre les excès de son propre pouvoir". Mais il a sans doute, pour ses contempteurs, le grand tort de s'inscrire à contre-courant de l'opinion dominante quand il soutient que "la diffusion des technologies d'intervention sur les processus de la procréation humaine soulève de très graves problèmes moraux relatifs au respect dû à l'être humain dès sa conception et à la dignité de la personne, de sa sexualité et de la transmission de la vie" [19].

   Rude désaveu pour les hôpitaux de l'UCL et de la KUL, où la fécondation in vitro est couramment pratiquée avec tout ce qu'elle implique. Aux cliniques universitaires Saint-Luc (Louvain-en-Woluwe), un service spécifique a été ouvert, équipé pour accueillir jusqu'à quatre patientes à la fois. En 1987, pas moins de 400 ont été traitées [20]. En principe, tous les embryons sont implantés dans l'utérus de la femme, écrit un journaliste après un reportage sur place. Il arrive tout de même qu'il y en ait trop. "En pareil cas, les meilleurs ont été implantés, les excédentaires, de mauvaise qualité, ont été laissés dans l'éprouvette. Ils sont morts de mort naturelle…" [21] Qu'importe: les communicateurs de l'UCL continueront d'aller répétant qu'on ne "produit" pas d'embryons surnuméraires dans leur maison, alors qu'en réalité, on ne fait que limiter cette "production".

   La dérive louvaniste n'est pas isolée. Le rectorat de l'Université catholique de Lille a fait rapidement l'impasse sur l'instruction signée par le cardinal Ratzinger, en indiquant dans un communiqué que ses responsables n'ont pas acquis l'"évidence morale du caractère illicite de la participation de nos services à la fécondation homologue in vitro" [22]. Nimègue s'inscrit dans le même mouvement. Une rencontre est bientôt organisée à Rome entre le préfet de la Congrégation pour l'enseignement catholique et les responsables des trois universités, accompagnés de leurs chanceliers respectifs (le cardinal Danneels, Mgr Vilnet et le cardinal Simonis), le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi étant également présent. Au retour de la délégation, les fake news pleuvent à torrent. "Nous nous réjouissons de ce qu'apparemment le Vatican accepte une certaine souplesse dans l'application de l'instruction", déclare Jean-François Malherbe, directeur du centre d'études bioéthiques de l'UCL [23]. Le recteur Macq propage les mêmes assurances dans les médias, présentant comme validée à Rome ce que plus d'un observateur désignera comme "une thématique doctrinale relativiste, se fondant sur le dynamisme de la recherche scientifique" [24]. La vérité vaticane est tout autre, comme la suite des événements le démontrera. La prétendue "souplesse" est venue des évêques, ou de certains d'entre eux, mais non du Pape ou de ses dicastères. Il ne faut que quelques jours au bien informé père Joseph Vandrisse, correspondant permanent du Figaro au Saint-Siège, pour pouvoir titrer: "Fécondation in vitro: Rome ne cède rien. On a cru à tort que le Vatican laissait la porte ouverte à un assouplissement de sa position" [25].

   Mais ni Donum vitae, ni les contacts noués entre autorités académiques et romaines n'auront le moindre effet sur les programmes procréatifs. "Nous continuons, indiquera le professeur Malherbe au printemps 1988, parce que nous estimons que son interdiction n'est pas justifiée et que nous pouvons nous organiser de manière à respecter toutes les personnes en cause, y compris les embryons" [26]. Au besoin, les justificatifs seront fournis par le centre d'études bioéthiques fondé par Edouard Boné, jésuite à l'orthodoxie flageolante. Un centre dont l'essayiste et journaliste Gérard Leclerc pourra se demander s'il est fait "pour une autre mission que celle de fournir des cautions à des pratiques menées par ailleurs dans une perspective purement expérimentale" [27].

   Contre le chœur assourdissant des défenseurs de l'hubris technologique, rares sont les voix d'opposants à se faire entendre. Parmi ceux-ci, les pères jésuites Albert Chapelle et Jean-Marie Hennaux, professeurs à l'Institut d'études théologiques à Bruxelles, ainsi que les abbés Michel Schooyans et André Léonard, professeurs à l'UCL – deux futures grandes figures belges et internationales –, ont manifesté dans un texte commun leur opposition à la doctrine morale exposée par les représentants de l'Université, "qui met en cause la dignité de la procréation humaine". En affirmant licite ce que le magistère de l'Eglise déclare illicite, ont poursuivi les auteurs, lesdits représentants créent un dissentiment "contraire aux bonnes règles de la communion catholique". Leurs déclarations sont "sans précédent dans notre pays" au sein d'une institution qui se dit catholique. Ils "devraient tirer les leçons de leur erreur" [28]

   Ce qu'ils ne feront évidemment pas. Qui les y pousserait ? Ils ont le nombre pour eux et le silence de nos pasteurs en prime. Aussi leur prise de distance, loin de s'amenuiser, ne manquera-t-elle pas de s'alimenter dans les défis au monde ultérieurs de la papauté. Ainsi pour ce scud, parmi d'autres, tiré par Pierre Macq contre l'encyclique Veritatis splendor publiée en 1993: "Le Vatican envisage la morale sexuelle avec une certitude et un jargon qui ne correspondent plus du tout à l'évolution de la vie. Nous vivons une révolution dans les sciences de la vie que le Vatican n'a pas encore assimilée. Je voudrais donc me rapprocher de ce que dit l'Evangile. L'Evangile ne parle pas de morale sexuelle[29]. Mais à s'en tenir à cette sola scriptura déjà chère aux réformateurs du XVIe siècle, de quoi donc le Christ parle-t-il quand, ayant sauvé la femme adultère de la lapidation, il lui dit: "Va, désormais ne pèche plus" [30] ? Plus abruptement, dans le même contexte, le président du conseil d'administration de l'UCL Jean Hallet, par ailleurs patron des Mutualités chrétiennes, déclare qu'il faut rejeter les intégrismes, "qu'ils viennent de Rome ou de Téhéran" [31]. Si nous étions à Téhéran, Jean Hallet aurait été pendu à une grue sur la place publique. Son amalgame le ravale à un niveau intellectuel guère supérieur à celui des auteurs du slogan soixante-huitard "CRS = SS".

   "Posez la question aux évêques!", disait le dernier recteur catholique cohérent. Eh bien! écoutons-les un instant, mais ce ne sera que pour connaître les raisons d'une indolence maintes fois relevée. "Les universités catholiques, explique ainsi le cardinal Danneels au milieu des années '90, n'aiment pas être en discussion avec Rome. Ce n'est pas vrai qu'elles fomentent toutes sortes de révolutions et de complots. Elles souffrent! Elles poursuivent leurs objectifs académiques dans des normes très strictes. J'ai un certain respect pour ces gens, même si je ne suis pas toujours d'accord avec eux[32] . Peu auparavant, dans une conférence donnée à Louvain-la-Neuve à l'invitation du corps académique, le grand chancelier a déjà laissé entendre qu'on ne peut pas trop demander – en termes d'engagement chrétien s'entend – à une université "subsidiée par l'Etat et comptant des croyants et des incroyants parmi ses professeurs comme ses étudiants". Quel rôle spécifique alors ? Réponse: être "un lieu où l'on peut poser la question du pourquoi" [33]

   Quant aux autres évêques, s'il faut en croire l'ancien "primat", "ils ont tous l'esprit de Louvain dans leurs gênes". Le docteur Lucas Kiebooms, qui rapporte ce propos, s'est livré à une comparaison éloquente entre un discours du cardinal à l'Université libre d'Anvers où, à sa manière habituelle, il a énuméré une série de questions préoccupantes en donnant "une impression de vague", "n'osant pas se prononcer", et les discours clairs et toniques de Jean-Paul II à Leuven et à Louvain-la-Neuve sur le caractère catholique de l'université, la liberté de la recherche et les défis éthiques [34].

   Mais "l'esprit de Louvain" n'a pas déteint sur tous. Inutile de rappeler que Mgr Léonard, devenu archevêque de Malines-Bruxelles, s'inscrira pleinement quant à lui dans l'esprit combatif du Pape polonais et de son successeur. Il a même, alors qu'il était encore évêque de Namur, demandé à un médecin proche de lui un rapport sur les recherches et la bioéthique à Leuven et à Louvain-la-Neuve. Mais sans espoir de trouver beaucoup d'échos au sein et surtout au sommet de l'université qu'il a bien connue de l'intérieur. Le moindre de ses propos contestant quelque peu l'idéologie dominante suffira à susciter une levée de boucliers. Une pétition circulera même un temps au sein du corps académique pour demander sa démission "en tant que président du pouvoir organisateur" [35].

   Par la suite, on ne s'arrêtera plus en si bon chemin. Même le généticien français Axel Kahn, qui fait profession d'agnosticisme, pourra s'en inquiéter: "La Belgique a une attitude très étonnante. Elle s'apprête à autoriser le clonage thérapeutique et même les médecins de l'UCL y sont favorables! […] Pour fabriquer un embryon cloné, il faudrait à tout le moins cent ou deux cents ovules, cela créerait un véritable trafic, les pays riches allant se servir dans les pays pauvres […] Autoriser le clonage thérapeutique, c'est faire preuve d'une totale irresponsabilité scientifique. Je suis très en colère, je n'ai pas compris ce manque de lucidité de l'UCL. Il y a une hypocrisie choquante à mettre en avant l'espoir thérapeutique qui est en réalité illusoire" [36].

   A la rentrée académique 1999, alors que le débat sur la légalisation de l'euthanasie bat son plein en Belgique, le recteur Marcel Crochet ne laisse pas planer de doute sur la position conciliante qu'adoptera son institution, porteuse d'une "éthique du dialogue et de la réflexion". "Si nous n'adhérons en rien à une pensée scientiste et utilitariste qui considère trop souvent la conviction religieuse comme un obscurantisme superstitieux, nous n'adhérons pas non plus à l'affirmation que les problèmes éthiques sont résolus une fois pour toutes par l'affirmation de quelques principes aux formulations intangibles" [37]. Serait-il aussi réservé à l'égard des "principes aux formulations intangibles" si l'enjeu était le combat contre le racisme, ou contre les guerres injustes, ou contre les violences faites aux femmes… ?

Se débarrasser ou non du "C" ?

   A quelles caractéristiques essentielles une université catholique doit-elle répondre ? Rome les a rappelées en substance dans une constitution signée par Jean-Paul II en août 1990: 1) une inspiration chrétienne animant les personnes et la communauté universitaire; 2) une contribution à la recherche mais aussi à la réflexion sur les apports de la connaissance humaine à la lumière de la foi catholique; 3) la fidélité au message chrétien tel qu'il est transmis par l'Eglise; 4) l'engagement institutionnel au service du peuple de Dieu et de la famille humaine [38]. S'il y a encore, quand même, des professeurs et des membres du personnel scientifique qui peuvent cocher toutes ces cases à titre individuel, il est amplement démontré à ce stade que collectivement, cela ne peut plus être le cas.

   Pourquoi, dès lors, ne pas reconnaître publiquement ce changement d'identité, notamment en se donnant une dénomination plus adéquate ? L'interrogation est ancienne. Dans un article publié en 1964, déjà, Mgr Jacques Leclercq, théologien et sociologue renommé, suggérait de diviser l'UCL en deux ensembles. Garderait le qualificatif de "catholique" un groupe comprenant, autour de la faculté de théologie, les études impliquant une référence religieuse (philosophie, psychologie religieuse…). Les autres disciplines formeraient pour leur part une université qui ne se donnerait plus ledit qualificatif tout en demeurant bienveillante à l'égard de la religion [39].

   L'écart, qui n'a fait que se creuser et s'amplifier depuis, s'origine, du côté des maîtres et des chercheurs, quand l'homme de la semaine se sépare du chrétien du dimanche, quand une cloison étanche est dressée entre les pratiques professionnelles et la religion. Pareilles attitudes ne peuvent conduire qu'à nier l'unicité de l'homme et toute possibilité de discours sur son intégralité. La même séparation ne tarde pas à présider à l'octroi par l'autorité des chaires et des mandats. La compétence devient le principal, voire le seul, critère de recrutement, sans égard pour les positionnements religieux ou philosophiques. Ainsi se constitue une communauté au sein de laquelle tout propos relatif à un nécessaire balisage éthique des choix et des actions devient inaudible. Oser affirmer que toutes les fins ne sont pas bonnes et tous les moyens pas davantage, c'est être "un éteignoir", c'est "barrer la route au progrès", c'est "manquer d'ouverture"…

   Ces processus, tout comme le raisonnement de Leclercq à certains égards, sont sous-tendus par l'opposition entre foi et raison, dénoncée dès le concile Vatican I. La rupture entre les disciplines de l'esprit et les sciences de la matière en résulte, avec tout le matérialisme pratique qu'elle implique. Newman soutenait que la vérité révélée n'est pas une partie de nos connaissances générales mais bien leur condition, sans laquelle elles ne peuvent demeurer articulées les unes aux autres. Une condition dont nos universités actuelles, quel qu'ait été leur statut initial, sont aussi éloignées les unes que les autres. Il n'y a plus place que pour un homme éclaté et un savoir en miettes.

   Ces mutations s'avèrent d'autant plus délétères qu'elles se sont accompagnées d'un désinvestissement du champ intellectuel par des secteurs entiers de l'Eglise. Le "bon paroissien" est mobilisé de nos jours principalement pour les causes des pauvres, des exclus, des marginaux… (des "périphéries" dans la terminologie actuelle), ce qui serait louable si la culture et le savoir n'étaient pas loin de passer à la trappe pour avoir été des luxes aristocratiques ou bourgeois.

   Telle est la toile de fond sur laquelle se sont inscrites différentes initiatives visant à (re)définir l'UCLouvain. Le camp de la sécularisation ne l'a toutefois pas emporté d'une traite. Je retrouve ainsi, dans mes papiers jaunis, trace d'une journée de réflexion organisée en avril 1986 par la faculté de théologie sur la signification du caractère catholique. Et il en a encore à l'époque! A moins qu'il ne s'agisse d'une forme de wishful thinking ? Le professeur Rudolf Rezsohazy (sociologue) tire des différentes interventions la conclusion que "l'inspiration évangélique est encore plus importante aujourd'hui que par le passé", alors que le professeur Adolphe Gesché (théologie) soutient que "l'université catholique a plus d'avenir que jamais" [40].

   Mais deux ans plus tard, un son différent émane déjà d'un rapport sur le thème "foi et culture" élaboré au sein de l'UCL à l'occasion de l'assemblée générale de la Fédération internationale des universités catholiques (Fiuc). Curieusement, aucune référence n'y est faite à la controverse toute récente autour de Donum vitae. Cependant, selon André Léonard, alors professeur à l'institut supérieur de philosophie, ce document se caractérise entre autres par son accent "mis trop unilatéralement sur la recherche indéfinie de Dieu, alors que la foi est aussi connaissance et affirmation certaines". L'auteur des Raisons de croire et de Cohérence de la foi épingle en outre une présentation des choses "trop inféodée à la pratique inductive des sciences humaines" [41]. Un groupe de professeurs de la faculté des sciences appliquées fait observer de son côté que la simple abstention d'émettre des opinions contraires à la foi, autrement dit la tolérance, "est une condition sans doute nécessaire mais non suffisante de construction d'une Université catholique". Et de poser cette question: "Jusqu'où pourrons-nous aller dans l'insouciance religieuse avant de devoir reconnaître qu'il n'y a plus d'Université catholique parce qu'il n'y a plus de croyants ?" [42].

   Alors qu'on a cessé depuis longtemps, à tous les étages, de se préoccuper des bonnes mœurs des étudiant(e)s, le même rapport, traitant des valeurs des jeunes (considérés comme un tout homogène), assène que "leur divorce avec l'éthique enseignée par l'Eglise invite à repenser, notamment, l'approche de toutes les questions en rapport avec l'amour, la famille, la sexualité, la vie, en termes non pas d'une morale d'interdits, mais d'une morale de perfection" [43].

   Le propos cadre on ne peut mieux avec des personnalités aussi en vue que le sénateur social-chrétien Etienne Cerexhe, professeur aux facultés de droit de Louvain et de Namur, qui pilote alors le revirement d'une grande partie des parlementaires de son parti en faveur d'une proposition amendée de dépénalisation de l'avortement. Et comment ne pas évoquer ici la figure de l'abbé Gabriel Ringlet, professeur de journalisme et d'ethnologie de la presse, vice-recteur aux affaires étudiantes de 1988 à 2001, ensuite pro-recteur aux affaires régionales et culturelles de 2001 à 2008 ? Dans L'évangile d'un libre-penseur [44], ce catho-laïque chouchou des médias, avocat de la cause euthanasique, rapporte sa réponse à des étudiants de l'ULB qui l'avaient interrogé pendant trois quarts d'heure sur le Pape: "Je leur ai signalé que le Pape ne m'avait jamais empêché de dormir en paix mais que, manifestement, il dérangeait beaucoup plus leur sommeil à eux!" C'est un laïque pur sucre, Claude Javeau, qui lui a sans doute opposé la plus spirituelle des répliques, dans son livre Dieu est-il gnangnan ? [45]: "Bienheureux (déjà) abbé Ringlet… que son PDG n'empêche pas de dormir!", s'exclame-t-il. Et d'observer que "le Dieu de Ringlet est un Dieu soft, de la transcendance allégée, 0 % de matière théologique" [46].

   En 2008, l'éradication de la référence chrétienne arrive concrètement à l'ordre du jour. Elle est préconisée par l'appel ULouvain que lance un groupe de professeurs de l'UCL (Didier Moulin, Philippe Van Parijs), des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur (Jean-Philippe Plateau), des Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles (Luc Van Campenhoudt) et des Facultés universitaires catholiques de Mons (Jean-Emile Charlier). Constatant que le "C" ne correspond plus à l'orientation de la majorité des enseignants, des chercheurs et des étudiants, les signataires proposent le retour à l'appellation initiale d'Université de Louvain, sans plus, que l'institution porta à sa naissance au XVe siècle. Un temps, il est vrai, où la catholicité allait de soi [47].  

   C'est la fusion des universités catholiques de la Belgique francophone, entérinée en 2009 puis mise en échec par Namur l'année suivante, qui a ravivé le débat. Du projet ont survécu les fusions Louvain – Mons, puis Louvain – Saint-Louis Bruxelles, et le partenariat des universités catholiques au sein de l'Académie Louvain. Avec cette question: quel nom donner à la nouvelle entité ?

   Si les recteurs ont encouragé le débat, celui-ci n'a pas abouti aux résultats espérés par ses promoteurs. Un contre-appel n'a pas tardé à circuler et tant la conférence épiscopale que le provincial des jésuites (pour Namur) sont demeurés attachés à "une référence explicite à l'identité catholique", qui ne fait obstacle ni à la liberté académique, ni à la capacité d'accueil des jeunes de toutes convictions et cultures [48]. Jusqu'à nouvel ordre, c'est donc toujours le sigle "UCLouvain" qui désigne les différentes implantations. Mais est-il tenable à terme pour identifier, à l'étranger notamment, "une communauté de femmes et d'hommes qui n'ont de compte à rendre à aucune orthodoxie" [49] ?

   Le combat s'est surtout achevé faute de combattants, dans l'indifférence de la grande majorité des universitaires concernés. Il en reste néanmoins un ouvrage qui ne manque pas de contenus significatifs [50]. Sans surprise, le sociologue Jean De Munck y note que "nous passons de l'adhésion à une doctrine à la référence à un message". Contrairement à sa conception dogmatique, "le contenu du message chrétien est assoupli et accepté comme ouvert, relativement indéterminé, susceptible d'appréhensions multiples". Le christianisme "se transforme en une vague doctrine morale vécue comme transcendante" [51].

   Toujours dans la même publication apparaissent des déclarations qui peuvent passer pour lucides. "L'UCL, constate ainsi Felice Dassetto (sociologue), n’a même plus quelque chose qui ressemble à un idéal maçonnique pour tenir ensemble" [52]. Marcel Gérard (économiste) se demande, dans un ordre idée assez proche, pourquoi l'ULB est "plus coutumière de prises de position institutionnelles que l'UCL ? Parce qu’elle est plus engagée idéologiquement comme institution et/ou – et ce peut être une conséquence de cela – parce qu’elle est moins plurielle dans sa communauté ?" [53].

   Il en est bien, tel Bernard Feltz (philosophe des sciences), qui ont fait valoir la nécessité d'"aider à préserver une diversité culturelle dans le monde, face à une prétendue et illusoire neutralité scientifique" [54]. Jacques Delcourt (sociologue) fait observer que ce n'est pas "d'un coup de balai" que l'on évacue "la question des rapports entre foi et éthique, entre science et raison. Les sciences donnent incontestablement une solution à de nombreux problèmes mais en posent de nouveaux" [55].

   Mais si les avis favorables au maintien du référent catholique l'ont emporté, c'est pour autant qu'il oblige le moins possible. "A une époque où l'on insiste volontiers sur l'importance de la recherche identitaire, serait-il absurde d'envisager notre société et ses problèmes dans la perspective d'une anthropologie chrétienne ?", s'est demandé Silvio Marcus Helmons, professeur émérite [56]. C'est l'exception dans l'éventail des opinions qui n'appellent pas, bien au contraire, à maintenir un engagement fort, ou plutôt à y revenir. "C'est très bien de mettre un "C" mais qu'est-ce que cela veut encore dire ? Très peu de choses, il faut bien l'avouer", remarque Paul Löwenthal, professeur honoraire d'économie, qui a été aussi président du Conseil interdiocésain des laïcs [57].

   De très loin, les définitions minimalistes sont les plus fréquentes. Pour le recteur Bernard Coulie, entré en fonction en 2004, le "C" "perpétue une fidélité à une tradition" et "a encore tout son sens si on l’intègre dans la valeur de service" [58]. Pour le Groupe Martin V, l'intérêt du "C" est qu'"en affirmant une référence de sens, l'université catholique affirme la pertinence de la question du sens dans l'université" [59]! Le dernier réduit ?

   "Au niveau des autorités politiques comme académiques, relève Naji Habra (Facultés de Namur), on a tendance à présenter le maintien des piliers comme un choix par défaut, une simple continuation d'affinités historiques, mais sans connotation idéologique" [60]. Pour Christian Arnsperger (FNRS et UCL), le vrai fond de l'affaire pourrait être que "dans la postmodernité marchande, on ne sera plus accueillant pour aucune tradition religieuse ou spirituelle" [61]. Conformisme ?

   En fin de compte, ce sont les funérailles d'Edouard Massaux, décédé le 25 janvier 2008, qui disent avec la plus tragique éloquence où en est l'Alma mater. L'ancien recteur a fait savoir, dans les dispositions relatives à ses obsèques, qu'il ne souhaitait pas de délégation universitaire officielle et pas davantage de séance académique, les collègues éventuellement présents étant invités à l'être "à titre purement personnel et privé". Ces dernières volontés marquent ainsi la rupture du défunt avec l'Université qui, selon ses termes, a, après son départ, "publiquement estimé devoir prendre ses distances à l'égard de l'Eglise institution[62]. Dans l'homélie prononcée lors de la messe d'enterrement du dernier ecclésiastique à avoir présidé aux destinées de l'UCL, son ami Michel Schooyans, professeur émérite, définit en ces termes son exigence: "Il souhaitait, au minimum, qu'en aucun domaine l'Université ne porte de contre-témoignage; et qu'au mieux elle s'ouvre, comme la Samaritaine (Jn 4), comme Zachée (Lc 19:1-10), comme l'aveugle-né (Jn 9) au don de Dieu" [63].

L'affaire Mercier [64]

   Passons à ce qui constitue, pour l'heure, la dernière péripétie mais non la moindre. Le chanoine de Locht contestait la loi qui, en son temps, prohibait l'avortement. Stéphane Mercier, docteur en philosophie et chargé de cours invité, s'oppose à la loi qui, en notre temps, autorise l'arrêt volontaire de grossesse dans un grand nombre de cas. L'argumentaire qu'il présente à son auditoire est philosophique et non théologique. Il ne repose pas sur la Révélation mais sur ce que la science et la raison nous disent de l'être humain conçu. De Locht, on l'a vu, ne fut jamais débarqué de sa chaire. Mercier bien, et promptement! L'explication de ce traitement différencié tient tout entière dans la déclaration du recteur actuel rappelée au début de cet article. La liberté académique était sans limite quand il s'agissait de critiquer une législation protectrice de la vie. Cette liberté n'a plus lieu d'être une fois que notre droit a été réécrit – et continue de l'être – sous le contrôle des forces autoproclamées progressistes.

   On pouvait – on ne s'en est pas privé – formuler des réserves sur la forme du cours mis en cause. Mais qu'il ait été, quant au fond, en pleine adéquation avec le magistère catholique n'a plus désormais la moindre importance. Le malséant a été suspendu de sa charge en mars 2017, dès qu'une association féministe, avec le relais des réseaux sociaux, a fait retentir l'hallali. Un communiqué du rectorat, déjà, fit référence au "droit à l'avortement" qui "est inscrit dans le droit belge" – ce qui est faux, pour rappel –, ajoutant que la note remise à ce sujet par Stéphane Mercier à ses étudiants "est en contradiction avec les valeurs portées par l’université".

   Ainsi, après être passé sous Macq de la catholicité à l'affirmation d'un pluralisme, on passe sous Blondel du pluralisme à une pensée unique. Une pensée obligatoirement alignée, en matière d'avortement, sur le consensus politique intervenu en 1991 entre tout ou partie des libéraux, des socialistes, des écologistes et des chrétiens de gauche. Pour être cohérente, l'UCLouvain devrait cesser d'affirmer sur son site, au chapitre des valeurs, que les membres du personnel académique "jouissent de la liberté de pensée dans la recherche d'une vérité construite scientifiquement et non soumise à la norme du moment" [65]. Et quand, au cœur de la polémique, Rik Torfs, alors recteur de la KULeuven – et professeur de droit canon –, éprouve le besoin d'affirmer que l'université doit être un lieu de débat, dans un climat de liberté qui "doit être maintenu à tout prix" [66], difficile de ne pas y percevoir comme un vent de désaveu. Il a pourtant chez lui ses propres écuries d'Augias (voir plus loin).

   Quand l'ignorance crasse s'affiche au plus haut niveau des instances néolouvanistes, il ne faut pas s'étonner qu'elle fasse florès dans les médias. Une journaliste peut ainsi écrire, dans un quotidien qui n'en finit pas de virer sa cuti chrétienne, que le point de vue de Mercier est "issu d'une tendance catholique très traditionaliste[67]. Une tendance à laquelle il faudrait donc rattacher le concile Vatican II et le pape François! "Le fait que l'Eglise catholique réprouve l'avortement est de notoriété publique", rappelle Silvio Marcus Helmons, ancien directeur du centre des droits de l'homme de l'UCL, et il est dès lors choquant que Stéphane Mercier se soit vu reprocher d'exprimer un point de vue contraire aux valeurs de ladite université. "Ce sont les autorités de l'UCL qui, aujourd'hui, ne respectent pas ces valeurs" [68]. Quelques voix se sont aussi élevées pour s'inquiéter des menaces pesant sur la liberté académique. Il est symptomatique que se soient trouvées parmi elles, et ensemble, celles de Jean Bricmont, athée et pro-choix, et de Michel Ghins, catholique et pro-vie [69]. Mais n'est-il pas surtout symptomatique que les trois noms qui viennent d'être cités sont ceux de professeurs émérites ?

   Pour Marc Lits, pro-recteur à l'enseignement, l'avortement ne doit être abordé à l'Université que dans le cadre de débats contradictoires. "Nous savons bien, justifie-t-il, qu'au sein de l'Eglise, il n'y a pas d'unanimité sur la question de l'avortement" [70]. La doctrine séculaire du magistère légitime, soutenue par la quasi-unanimité des évêques du monde entier, ne serait donc pas censée peser plus lourd que les opinions de théologiens ou de moralistes en marge, sans parler de "la base" soumise à tous les vents. D'autres ont fait valoir qu'une université, même catholique, n'est pas un séminaire [71]. Certes, mais selon les termes du père Xavier Dijon, s.j., qui fut professeur à la faculté de droit de l'Université de Namur, "il n'y a pas deux vérités, celle qui vaudrait pour les séminaristes et celle qui vaudrait pour les universitaires" [72]. Quand il faut redire les évidences les plus imparables…

   A l'occasion de cette séquence, le commun des mortels a appris l'existence auprès du recteur d'une "conseillère pour la politique du genre", fonction inspirée par l'exemple des campus américains, là où l'idéologie du gender conduit notamment à exclure des programmes des auteurs classiques sous le prétexte qu'ils furent presque tous des hommes incarnant le "patriarcat". Assistera-t-on chez nous aussi au retour des ciseaux d'Anastasie sous le nom de cancel culture ? Dans le cas du cours de Stéphane Mercier, le pas est franchi allègrement par une Gloria Michiels, licenciée en philosophie et master en sociologie et anthropologie de l'UCL, qui s'indigne "quant au fait que de tels propos aient pu être tenus en 2017, dans une université située dans un Etat démocratique membre de l'UE" [73]. Un même fil rouge relie ainsi les expurgateurs qui veulent ostraciser les pro-vies et ceux qui font retirer Socrate, Molière ou Hugo des manuels, même destinés à l'enseignement supérieur.

   Et les évêques, dans tout ça ? Sortant de leur mutisme, ils ont publié le 28 mars 2017 un communiqué dans lequel ils réaffirment leur opposition à l'avortement "en raison du respect pour la vie". Ils relèvent même qu'en Belgique, "il n'existe pas de droit à l'avortement", la loi citant seulement les cas où il n'y a pas lieu d'enclencher des poursuites pénales. L'épiscopat rappelle en outre que l'Eglise distingue "la personne et l'acte" et fait donc preuve de compréhension face à des "situations dramatiques". Alors, Blondel à l'index et Mercier réhabilité ? Que nenni! Les autorités universitaires ne se voient infliger aucun désaveu. Au contraire, les évêques "font confiance à la procédure interne menée actuellement par l'UCL". En d'autres termes, l'accusé n'a rien dit de condamnable, mais de la sanction qui le frappe, on se lave les mains. Cela ne vous rappelle rien ?

   La suspension de Stéphane Mercier n'a pas été remise en question et son mandat n'a pas été renouvelé. Dans le communiqué justifiant sa décision, l'UCL a rappelé son attachement "au rôle de l'université comme animatrice de débats et d'échanges", en ajoutant que ce rôle "ne peut s'exercer pleinement qu'en garantissant l'expression sereine et respectueuse de différents points de vue et dans des cadres fondés sur la rigueur scientifique". Rideau!

En voor de Vlamingen hetzelfde! [74]

   Il a surtout été question, dans cette étude, de la partie francophone de l'Université puisque c'est là que le dernier Rubicon – pour l'heure – a été franchi. Mais le même travail, portant sur la partie néerlandophone, aboutirait globalement aux mêmes conclusions.

   Au plan international d'ailleurs, la KULeuven ne s'appelle plus qu'University of Leuven. Si elle a gardé son "K" au plan belge, ici aussi à l'issue d'un long débat interne, c'est en mettant l'accent sur son ouverture "aux conceptions de vie sociétales et éthiques les plus diverses" et en laissant les professeurs et les chercheurs libres d'en faire ou non mention. "Notre indépendance est réelle depuis des décennies, a précisé le recteur Mark Waer, mais bon, ce n'était peut-être pas si évident pour le monde extérieur" [75].

   "Depuis des décennies", en effet… Dès 1981, le professeur Marcel Renaer, gynécologue, reconnaît que des avortements sont pratiqués à la KULeuven quand il y a "des raisons très importantes" [76]. A la tribune du Sénat, l'écologiste flamande Magda Aelvoet confirmera haut et clair que des avortements de fœtus lourdement handicapés "ont lieu actuellement dans tous les hôpitaux universitaires, également à Louvain" [77]. Pareilles trouées sont rares dans le silence qui entoure alors les actes commis au sein d'institutions à référence chrétienne. Les autorités académiques et les membres du pouvoir organisateur ne peuvent toutefois pas ne pas les avoir lues ou entendues.

   En 1985, dans un discours prononcé en présence de Jean-Paul II, en visite pastorale en Belgique, le recteur de la KULeuven Piet De Somer revendique pour les chercheurs "le droit à l'erreur": "C'est là, poursuit-il, une condition essentielle pour qu'ils puissent exercer leur fonction de chercheurs, et pour que l'université exerce celle qui lui incombe comme institution" [78]. Même le cardinal Danneels, à qui il en faut beaucoup, se dira quelque peu heurté par ce propos. Il précisera, devant une assemblée de journalistes, qu'il est lui aussi pour le droit à l'erreur, "à condition d'avoir la ferme intention de se corriger"!

   Le dédain à l'égard de ce qu'il reste d'identité catholique s'exprime pareillement au Nord et au Sud. "Le "K" de Katholieke dans la KULeuven est, dans le monde scientifique, plus un désavantage qu'un avantage", déplore ainsi Roger Dillemans, recteur dans les années 1985-1995 [79]. Marc Vervenne, à la même fonction de 2005 à 2009, par ailleurs théologien et bibliste, s'en tient à la définition minimum minimorum, qui ne fâchera personne: "Une université catholique, c'est une université qui applique les principes du Sermon sur la montagne" [80].

    Pour l'anecdote, on assiste cependant à un spectaculaire retour de flamme au tournant du siècle. Mais c'est pour dénoncer la candidature de Luc Lamine, professeur à la faculté de droit, sur les listes… du Vlaams Blok (Belang aujourd'hui), à Rotselaar aux élections communales de 2000. Dans un appel publié par le Standaard, une série de collègues et autres maîtres dénoncent cet engagement comme contraire à la charte des missions de l'Université, "qui doit s'inscrire dans la vision chrétienne de l'homme et de la société", notamment pour ce qui concerne "la protection des faibles, la justice et la paix" ainsi que "l'hospitalité envers les étrangers" [81]. Cette référence aux principes de base sera jugée des plus risibles par le mensuel de droite chrétienne Nucleus, au vu des libertés que l'institution a notoirement prises en la matière. "Ainsi a-t-on déjà vu, et ceci sans la moindre réaction, des membres du personnel académique faire acte de candidature pour le communisme le plus à gauche. Ainsi a-t-on entendu, venant de la faculté de théologie, les théories les plus subversives contre les fondements véritables de l'université catholique. Enfin est-il bien connu que dans certaines facultés, des recherches et des interventions sont effectuées et tolérées, qui font peu de cas de la dignité de la personne humaine et de la protection des faibles". L'article est intitulé "Tartuffe à la KUL[82].

   Inutile d'allonger la liste des pièces à conviction. On aura compris que la dé-catholicisation est globalement identique dans les deux langues, avec de part et d'autre quelques rares exceptions, mais un discours immuable venant de la tête et une base largement indifférente quand elle n'est pas consentante.

La subversion ou le nerf de la guerre

   A la lumière de tout ce qui précède, la réponse à la question posée d'entrée de jeu ne doit-elle pas être: oui, résolument, au nouveau nom d'Université libre de Louvain ou à tout autre qui ne soit plus mensonger ? A quoi bon s'acharner à conserver une enseigne trompeuse, qui ne fera qu'attirer dans un cul-de-sac intellectuel et religieux nombre d'étudiants, surtout venant de pays lointains où l'on n'est pas nécessairement au fait des dérives de notre pilier chrétien ?

   A la veille du départ à la retraite de Pierre Macq, Gabriel Ringlet évoqua sa "résistance et un combat mené sans relâche pour que son université catholique demeure une université libre" [83]. Pourquoi, dans ce cas, ne pas remplacer le "C" par un "L" ? Les bénéficiaires n'en seraient pas seulement ceux qui tiennent aujourd'hui le haut du pavé. Non sans pertinence, le professeur Jean Bricmont, un esprit plus que laïque, observe que "paradoxalement, même des chrétiens "traditionalistes" se plaignent d'être marginalisés à l'UCL (la tendance dominante du christianisme à l'UCL étant libérale, moderne et, parfois, postmoderne) et gagneraient en fait à l'élimination du "C". C’est-à-dire à une reconnaissance explicite du caractère non idéologique de l'Université" [84].

   Il est vrai que tout enseignement est fondé sur une conception de la vie, avouée ou non. Pourquoi dès lors la culture chrétienne, "une part séminale de notre culture" selon Marcel Gauchet, peu suspect en la matière [85], est-elle aujourd’hui impossible à porter par une structure universitaire, et tout autant par des partis, des médias, des mouvements de jeunesse et jusqu'au projet de constitution européenne ? Qu'ils aient ou non conservé (provisoirement) l'étiquette: dans le premier cas, de toute manière, la dimension spirituelle n'y est plus qu'optionnelle et on se garde bien de s'y référer dans l'espace public. Rien d'étonnant, pour le pôle qui nous occupe ici, si dans les enquêtes d'image menées auprès des étudiants tant flamands que francophones, l'appartenance catholique vient en dernier lieu [86].

   Mais quitte à se retrancher derrière la subtile distinction,  chère à d'aucuns, entre "université de l'Eglise" et "université dans l'Eglise", l'abandon du "C" ou du "K" ne paraît pas être pour demain. Car en faveur de son maintien peuvent être invoqués au moins deux arguments, l'un, disons, plus machiavélique, et l'autre plus prosaïque.

   Le premier transparaît tantôt en filigrane, tantôt un peu plus nettement dans certains propos. C'est qu'en larguant le label catholique, on se prive de la possibilité d'exercer un contre-magistère, laissant ainsi à "Rome" le monopole de la théologie et de l'éthique catholiques. Si la contestation du contenu des encycliques et autres documents du Saint-Siège ne vient plus d'instances connectées tant soit peu à l'institution, elle rejoindra simplement celle à laquelle se livrent les courants philosophiques, politiques ou religieux habituellement adverses. A partir d'une université libre, il n'est plus possible d'œuvrer à la promotion du catholaïcisme. Le professeur Michel Molitor (sciences sociales), qui a été par ailleurs directeur de La Revue nouvelle, est de ceux qui ont exprimé la crainte "que nous nous résignions à abandonner le monopole de la version catholique du christianisme aux instances romaines de l'Église alors que c'est précisément l'inverse qui serait utile" [87].

   L'hypothèse terre à terre s'explique aisément. C'est qu'à partir du moment où la singularité de l'Alma mater disparaîtrait, les pouvoirs publics seraient en droit de se demander s'il est bien raisonnable de continuer à subventionner deux établissements libres (non publics) que plus rien ne distingue sur le plan convictionnel. Louvain et Bruxelles seraient progressivement contraintes de se rapprocher, de développer des synergies, de réaliser des économies d'échelle… et peut-être, un jour, d'aller plus loin encore. S'y ajouterait un probable effet domino: l'aveu de non-catholicité une fois fait au sommet de la pyramide, pourrait-on maintenir longtemps encore la fiction d'un enseignement libre catholique aux niveaux fondamental, secondaire, supérieur (hors universités) et de promotion sociale ?

   C'est le nerf de la guerre, sans doute, qui a le plus de chance de s'imposer comme une raison inscrite dans la durée. Il n'est pas certain que l'aspiration à maintenir une subversion intra-ecclésiale ait autant d'avenir. Car à considérer les vents que fait souffler la papauté actuellement, on peut se demander si Louvain et Leuven, sans modifier en rien leur positionnement, ne vont pas se retrouver en phase avec un magistère révisé au goût du jour.

PAUL VAUTE

Historien, journaliste honoraire

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[4] La "Sedes Sapientiæ", symbole et emblème de l'Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Centre de recherches sur la communication en histoire, 1987, p. 1.

[5] L'équilibre et l'harmonie (1968-1974), Paris, Fayard, 1976, p. 14.

[6] Pierre De LOCHT, "Distinguer les plans", dans La Revue nouvelle, Bruxelles, janv. 1973, pp. 25-28 (25). – Vatican II enseigne que "l'avortement et l'infanticide sont des crimes abominables" (Constitution pastorale Gaudium et Spes, 1965, 51).

[7] Le Soir, 20 mars 1984.

[8] Hervé HASQUIN, "Les milieux catholiques belges, la contraception et l'avortement, principalement depuis "Humanae vitae"", dans Problèmes d'histoire du christianisme, 4, Bruxelles, 1974, pp. 57-117 (76-78).

[9] Cité in La Cité, 21-27 mai 1992.

[10] Thomas SMETS, Inventaire des papiers Jean-Pierre Delville concernant la conférence épiscopale de Belgique (1972-2002), Louvain-la-Neuve, Arca, 2013, pp. 19-20, en ligne sur https://alfresco.uclouvain.be/alfresco/service/guest/streamDownload/workspace/SpacesStore/d0761e03-3216-4338-93a5-1945ac263010/ARCA_Papiers_Delville_CEB_D_2021.pdf?guest=true. Avant d'être évêque de Liège, Jean-Pierre Delville a été notamment porte-parole de l'épiscopat.

[11] https://sites.uclouvain.be/md-histoire/delocht/delocht.htm.

[12] Je me permets de renvoyer à mon article "La sociologie, l'Amérique latine et les nouveaux prêtres", dans le blog Le passé belge, 10 sept. 2017, https://lepassebelge.blog/2017/09/10/la-sociologie-lamerique-latine-et-les-nouveaux-pretres/.

[13] "Hommage à François Houtart", dans Recherches sociologiques et anthropologiques, 48-1, Louvain-la-Neuve, 2017, pp. 1-11 (§ 35), https://journals.openedition.org/rsa/1794.

[14] Article publié par La Libre Belgique, 25 juin 2007.

[15] Ibid., 28 janv. 2008.

[16] 18 avril 1986. – Louvain-la-Neuve doit s'entendre ici en englobant l'implantation médicale de l'UCLouvain à Louvain-en-Woluwe.

[17] Le Soir, ibid.

[18] La Libre Belgique, 13-14 déc. 1986.

[19] Instruction donum vitae sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation. Réponses à quelques questions d'actualité, 22 févr. 1987, Conclusion.

[20] Centre d'information de presse (Cip), agence, Bruxelles, 19 mai 1988.

[21] Le Soir, 11 mars 1987.

[22] Cip, 19 mars 1987.

[23] Le Soir, 12 janv. 1988.

[24] Gérard LECLERC, "L'Eglise et la fivete. Rétrograde ? Ou prophétique ?", dans 30 jours dans l'Eglise et dans le monde, Paris, févr. 1988, pp. 32-36 (35).

[25] Le Figaro, Paris, 27 janv. 1988.

[26] La Libre Belgique, 18 mai 1988.

[27] Op. cit., p. 35.

[28] La Libre Belgique, 27 mars 1988.

[29] Cité in Le Temps de l'Eglise, Paris, avril 1994, p. 29.

[30] L'Evangile selon saint Jean, 8:1-11.

[31] Cité in Le Temps de l'Eglise, op. cit.

[32] Cité in ibid., p. 32.

[33] Cip, 19 mars 1993.

[34] Lucas KIEBOOMS, "Universiteit, Kerk en maatschappij", dans Positief, Terhagen-Rumst, mars 1998, pp. 85-93.

[35] "Une pétition contre Mgr Léonard circule à l'UCL", RTL info, 1 nov. 2010, https://www.rtl.be/art/info/belgique/societe/une-petition-contre-mgr-leonard-circule-a-l-ucl-196888.aspx

[36] Le Soir, 3 févr. 2003.

[37] "Rentrée académique 1999-2000", dans Louvain, Louvain-la-Neuve, oct. 1999, pp. 13-33 (30).

[38] Constitution apostolique Ex corde Ecclesiae sur les universités catholiques, 15 août 1990.

[39] Jacques LECLERCQ, "L'Université catholique", dans La Relève, Bruxelles, 20 juin 1964, cité in Pierre SAUVAGE, s.j., Jacques Leclercq 1891-1971. Un arbre en plein vent, Louvain-la-Neuve – Paris, Duculot, 1992, p.360.

[40] D'après La Libre Belgique, 6 mai 1986.

[41] Foi et culture: le rôle de l'université catholique. Foi et culture à l'Université catholique de Louvain, XVIe assemblée générale de la Fédération internationale des universités catholiques (Fiuc), Jakarta (Indonésie), du 1er au 6 août 1988, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 1988, "Premières réactions de membres de la communauté universitaire", pp. 81-82.

[42] Ibid., p. 87.

[43] Ibid., p. 20.

[44] Albin Michel, 1998.

[45] Talus d'approche, 1999.

[46] Cités in La Libre Belgique, 26 janv. 2000

[47] Ibid., 21 oct. 2008

[48] Ibid., 22 oct. 2008.

[49] Philippe Van Parijs, dans ibid., 8 mars 2004. Van Parijs a également fait référence à Jacques Leclercq.

[50] L'Université de Louvain: à la fois chrétienne et pluraliste ?, éd. Paul Löwenthal, Louvain-la-Neuve, Groupe Martin V, 2009, http://sites.uclouvain.be/Martin5/U.catholique/Sommaire.html. – Citons aussi le livre collectif publié auparavant et dans le même esprit par le groupe Martin V et la chaire Hoover d'éthique économique et sociale, L'université catholique aujourd’hui. Liberté et engagements, textes réunis par Paul Löwenthal, Louvain-la-Neuve, Academia, 1994.

[51] L'Université de Louvain: à la fois chrétienne et pluraliste ?, op. cit., p. 20.

[52] Cité in ibid, p. 5.

[53] Ibid., p. 39.

[54] Cité in ibid., p. 9.

[55] Ibid., p. 101.

[56] La Libre Belgique, 31 janv. 2008.

[57] Ibid., 29 janv. 2008.

[58] Ibid., 21 sept. 2004.

[59] Ibid., 21 oct. 2008.

[60] Ibid., 2 févr. 2011.

[61] Ibid., 22 oct. 2008.

[62] Ibid., 28 janv. 2008.

[63] Ibid., 4 févr. 2008. Son cités L'Evangile selon saint Jean et L'Evangile selon saint Luc.

[64] Un développement sera consacré à cette dernière affaire dans un ouvrage en préparation de Mutien-Omer HOUZIAUX, ancien maître de conférences à l'Université de Liège, Ces temps crépusculaires ou Le passé décomposé. Belgicatho ne manquera pas d'y faire écho à sa parution. Stéphane MERCIER lui-même a publié sa version des faits dans La philosophie pour la vie. Contre un prétendu "droit de choisir" l’avortement, Gooik, Quentin Moreau, 2017, editions@moreauquentin.com.

[65] https://uclouvain.be/fr/decouvrir/missions-vision-valeurs.html.

[66] La Libre Belgique, 23 mars 2017.

[67] Ibid.

[68] Ibid., 28 mars 2017.

[69] Le Soir, 29 mars 2017.

[70] La Libre Belgique, 28 mars 2017.

[71] Notamment le professeur Vincent Hanssens dans ibid., 3 avril 2017.

[72] Article repris dans Vérité et Espérance / Pâque nouvelle, n° 103, Liège, 2e trimestre 2017, pp. 19-20.

[73] La Libre Belgique, 29 mars 2017.

[74] "Et pour les Flamands la même chose!" Cette phrase a été attribuée pendant la Première Guerre mondiale aux officiers qui, ayant donné leurs ordres en français, n'auraient pas voulu en fournir la traduction néerlandaise. Il s'agit d'un pur mythe, ainsi que des historiens flamands actuels l'ont amplement démontré. Je détourne ici l'expression devenue symbolique dans un tout autre contexte.

[75] La Libre Belgique, 23 déc. 2011.

[76] Le Soir, 5 nov. 1981.

[77] Parlementaire Handelingen. Belgische Senaat. Gewone Zitting 1989-1990, plenaire vergadering, Brussel, 25 oct. 1989, p. 155.

[78] Liber memorialis. Le pape Jean-Paul II en Belgique 1985, Bruxelles – Averbode, ASBL Accueil du Pape – Altiora, 1985, p. 89.

[79] Cité in La Libre Belgique, 20 mars 1996.

[80] Ibid., 14 sept. 2007. Le Sermon sur la montagne est le titre donné au discours de Jésus exposant les huit béatitudes (L'Evangile selon saint Matthieu, 5-7; L'Evangile selon saint Luc, 6:17-49).

[81] De Standaard, 31 sept. – 1 oct. 2000.

[82] "Tartuffe aan de KUL", dans Nucleus, oct. 2000, p. 2.

[83] Cité in La Libre Belgique, 19 sept. 2013.

[84] Ibid., 29 oct. 2008.

[85] Cité par André Fossion, s.j., dans ibid., 28 nov. 2008.

[86] Ibid., 17-18 nov. 2012.

[87] Dans L'Université de Louvain: à la fois chrétienne et pluraliste ?, op. cit., p. 60.

Commentaires

  • Comme d'habitude, une analyse bien réfléchie et très documentée de l'auteur, membre émérite d'une corporation désormais supplantée par celle des agents de la propagande.

  • Excellent article.
    Il est vrai que dans la suite du Synode actuel, l'UCL et la KUL se retrouveront tout à coup bien catholiques.
    Mais tôt ou tard ils devront rendre des comptes au seul vrai Maître. Sans revirement, ce seront pleurs et grincements de dents.

  • Devant ce constat horrible mais exact j'ai connu cette lamentable situation déjà en 1986 fréquentant le site universitaire à cette épôque,pour raison, professionnelle et le recteur Macq de l'unif était déjà anticatho à fond la caisse.. et opposé au Vatican

  • Brillante analyse, merci !
    L'idée de garder le "C" pour pouvoir continuer d'exercer un contre-magistère est intéressante. Il me semble que, si c'est le cas, c'est que certains se sentent encore vaguement -au moins- concernés par l'Eglise. Certains professeurs se disent encore chrétiens mais ont des positions diamétralement opposées au magistère.
    Je ne veux pas imaginer que c'est uniquement pour "saboter de l'intérieur".

  • Concernant les raisons de conserver l'étiquette catholique, il y a éventuellement, outre la subversion interne et la maximisation du subventionnement, une explication d'ordre psychologique. Peut-être certains cadres restent-ils motivés par l'illusion d'une fidélité, par une réticence à ce qu'ils considéreraient comme une forme d'apostasie.

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