De Sandro Magister sur Settimo Cielo (en français sur diakonos.be) :
La primauté du Pape divise les Églises. Mais François empêche qu’on la réforme
Pour l’Église de Rome, l’année 2025 ne sera pas seulement celle du jubilé. On fêtera également le 1700e anniversaire du premier concile œcuménique de l’histoire, qui a eu lieu dans la ville de Nicée, aujourd’hui Iznik, en Anatolie, non loin du Bosphore.
Pour l’occasion, le Pape François a programmé une rencontre à Iznik avec le patriarche de Constantinople, Bartholomée, ainsi que d’autres chefs des Églises d’Orient, dans l’intention s’entendre une fois pour toutes sur une date commune pour la célébration de Pâques, qui par une heureuse coïncidence des divers calendriers, tombera le même jour l’an prochain, le 20 avril.
Mais surtout, l’anniversaire de Nicée sera l’occasion de faire avancer le dialogue œcuménique sur la primauté du pape, sur la manière de le redéfinir et de le mettre en pratique avec le consensus de toutes les Églises séparées de Rome, d’Orient comme d’Occident. Une entreprise pour le moins ardue mais qui a cependant fait quelques pas en avant ces dernières décennies, comme le révèle un texte publié cette année par le Dicastère du Vatican pour l’Unité des chrétiens, présidé par le cardinal suisse Kurt Koch.
Ce document, qui s’intitule « L’évêque de Rome » et se décrit comme un « document d’étude », s’appuie sur le décret conciliaire « Unitatis redintegratio » et de la levée qui avait suivi des excommunications réciproques entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe remontant au grand schisme de 1054.
La primauté du Pape a été l’une des questions les plus débattues dans le cadre du dialogue œcuménique encouragé par le Concile Vatican II. Paul VI l’avait immédiatement qualifiée de « plus grand obstacle sur le chemine de l’œcuménisme ». Et Jean-Paul II, dans l’encyclique « Ut unum sint » de 1995, avait émis l’espoir de dépasser cet obstacle et de trouver « une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa mission ».
Cet appel avait suscité des dizaines de réponses issues de différentes Églises et mouvements œcuméniques ainsi qu’une cinquantaine de documents avec le bilan des dialogues noués avec l’Église catholique. Le document du Dicastère pour l’unité des chrétiens propose un index général et une synthèse de tout cela.
En ce qui concerne, par exemple, les Églises d’Orient, la commission mixte des théologiens catholiques et orthodoxes qui se réunit périodiquement a produit un document en 2016 à Chieti portant justement sur « synodalité et primauté au premier millénaire », dans la ligne de cette célèbre petite phrase du jeune Joseph Ratzinger qui selon laquelle, en ce qui concerne la primauté du pape, « Rome ne doit pas exiger de l’Orient davantage que ce qui a été formulé et vécu au premier millénaire ».
Sans pour autant parvenir à concilier les deux compréhensions différentes que la primauté de l’évêque de Rome avait déjà au cours de ce premier millénaire en Occident et en Orient, selon ce qu’écrit le document.
Et un document ultérieur de 2023, produit à Alexandrie en Égypte et consacré au second millénaire, celui du renforcement de la primauté du pape et de son infaillibilité qui ont culminé avec le Concile Vatican I, décrit deux positions encore plus divergentes. D’autant qu’on a surtout regretté l’absence du patriarche de Moscou à cette rencontre, ce dernier étant déjà en rupture avec le patriarche de Constantinople précisément sur la question de la primauté de ce dernier dans le monde orthodoxe.
Mais le document d’étude « L’évêque de Rome » ne se limite pas à mettre en évidence les résultats obtenus aux cours des dernières décennies. Il va bien au-delà en présentant en une vingtaine de pages une série de « propositions » pour un « exercice de la primauté au XXIe siècle », c’est-à-dire « pour un exercice renouvelé du ministère d’unité de l’évêque de Rome qui puisse être reconnu par les uns et par les autres ».
Voici les passages essentiels de ces propositions, dans l’ordre dans lequel ils apparaissent dans le document :
Relire le Concile Vatican I
« Parmi les propositions exprimées par les dialogues, l’appel à une « relecture » ou à un commentaire officiel de Vatican I. […] Il est essentiel de relire Vatican I à la lumière de l’ensemble de la Tradition, ‘selon la croyance ancienne et constante de l’Église universelle’, et à l’horizon d’une convergence œcuménique croissante sur le fondement biblique, les développements historiques et la signification théologique de la primauté et de la synodalité ».
Patriarche d’Occident mais Pape de tous
« Une autre proposition importante consiste à établir une distinction plus claire entre les différentes responsabilités du Pape, en particulier entre son ministère de chef de l’Église catholique et son ministère d’unité entre tous les chrétiens, ou plus spécifiquement entre son ministère patriarcal dans l’Église latine et son ministère primatial dans la communion des Églises. La suppression du titre de ‘Patriarche d’Occident’ dans l’’Annuario Pontificio’ en 2006 a suscité quelques inquiétudes dans les milieux œcuméniques et a donné l’occasion d’entamer une réflexion sur la distinction entre ces différentes responsabilités, qui doit être poursuivie ».
Évêque de Rome avec sa cathédrale
« Étant donné que les différentes responsabilités du pape sont fondées sur son ministère d’évêque de Rome, l’Église qui préside dans la charité à toutes les Églises, il est également essentiel de souligner son ministère épiscopal au niveau local, en tant qu’évêque parmi les évêques. […] L’énumération de ses autres titres pontificaux comme ‘historiques’ (voir ‘Annuario Pontificio’ 2020), peut contribuer à une nouvelle image de la papauté. De même, la cathédrale du diocèse de Rome a été davantage mise en avant depuis que la correspondance et les documents pontificaux récents ont été signés depuis Saint-Jean-du Latran, une église qui pourrait également jouer un rôle plus important lors de l’inauguration d’un nouveau pontificat. Néanmoins, la terminologie utilisée dans les documents et déclarations officiels catholiques concernant le ministère du pape ne reflète pas toujours ces développements et manque souvent de sensibilité œcuménique ».
Primauté et synodalité ensemble
« La dimension synodale de l’Église catholique est cruciale pour son engagement œcuménique. […] De nombreuses institutions et pratiques synodales des Églises orientales catholiques pourraient inspirer l’Église latine. […] Il est également important de répondre à l’appel du Concile Vatican II concernant les conférences épiscopales. […] En particulier, on peut observer que le parallèle entre les conférences épiscopales et les anciens patriarcats établi par ‘Lumen gentium’ 23 n’a pas été développé, ni théologiquement ni canoniquement. […] Le processus synodal 2021–2024 pour la XVIe Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques, intitulé ‘Pour une Église synodale : communion, participation et mission’, fondé sur une large consultation de tout le Peuple de Dieu aux niveaux local, régional, national, continental et universel, est une occasion favorable pour approfondir la réflexion sur la dynamique synodale articulant les dimensions personnelle, collégiale et communautaire de l’Église ».
Un gouvernement synodal permanent pour toute l’Église
« Le Pape François a établi « une expression supplémentaire de la communion épiscopale et de l’aide au ‘munus petrinum’ que l’épiscopat présent à travers le monde peut offrir, lorsque, au cours de la première année de son pontificat, il a créé un Conseil des cardinaux. Bien que ne faisant pas partie de la Curie romaine, ce Conseil, à côté des Consistoires ordinaires et extraordinaires, pourrait être le premier pas vers une structure permanente de gouvernement synodal au niveau de l’Église entière, impliquant une participation active des évêques locaux. Cela a déjà été suggéré pendant Vatican II par le Patriarche melkite Maxime IV ».
Prochain rendez-vous à Nicée
« Une synodalité ‘ad extra’, promouvant des réunions régulières entre les représentants des Églises au niveau mondial, parfois appelée ‘communion conciliaire’, est indiquée comme un moyen prometteur de rendre visible et d’approfondir la communion déjà partagée. […] L’invitation faite aux autres communions chrétiennes à participer aux processus synodaux catholiques à tous les niveaux est particulièrement importante et pourrait être étendue aux visites ad limina, comme le suggèrent différents dialogues. À un autre niveau, la rencontre de 2018 à Bari des chefs d’Église réunis à l’invitation du Pape François pour prier, réfléchir et échanger de manière informelle sur la situation des chrétiens au Moyen-Orient, indique une nouvelle manière d’exercer la synodalité et la primauté. Une préparation et une commémoration communes du 1700e anniversaire du premier concile œcuménique (Nicée, 325) pourraient être l’occasion de mettre en pratique cette synodalité entre chrétiens de toutes traditions ».
Premiers pas ensemble avec les Églises d’Orient…
« En évitant une opposition superficielle et irréaliste entre droit et communion, une proposition de communion fondé sur ‘un service d’amour reconnu par les uns et par les autres’ (‘Ut unum sint’ 95) ne devrait pas être exprimée uniquement en termes juridiques, mais sur la base d’une ecclésiologie de koinonia enracinée dans la compréhension sacramentelle de l’Église favorisée par le Concile Vatican II. […] En ce qui concerne les Églises orthodoxes, avec lesquelles l’Église catholique reconnaît une structure ecclésiale commune fondée sur la tradition apostolique et les sacrements, ce modèle pourrait s’aligner étroitement sur le principe souvent cité selon lequel ‘Rome ne doit pas exiger de l’Orient plus que ce qui a été formulé et vécu au cours du premier millénaire’. […] Ce modèle pourrait inclure deux responsabilités identifiées par les dialogues relatifs au ministère d’unité de l’évêque de Rome : un rôle spécifique dans les conciles œcuméniques comme la convocation et la présidence, et un rôle de médiation en cas de conflits de nature disciplinaire ou doctrinale, à travers l’exercice synodal de la procédure d’appel (comme décrit par exemple par le Concile de Sardique, 343) ».
… et avec les Églises protestantes d’Occident
« Certaines communions chrétiennes occidentales reconnaissent également le premier millénaire comme point de référence. Même si certaines questions ecclésiologiques fondamentales restent à résoudre, telles que l’apostolicité et le ministère ordonné, ainsi que la nature sacramentelle et l’organisation de l’Église, de nombreux dialogues reconnaissent la nécessité d’une primauté pour l’ensemble de l’Église afin de promouvoir l’unité et la mission des chrétiens. En même temps, ils soulignent la primauté de l’Évangile et la nécessité d’un exercice communautaire et collégial de la primauté. […] Ces dialogues proposent des intuitions et des perspectives importantes pour un exercice accepté d’un ministère d’unité par l’évêque de Rome, une primauté de la proclamation et du témoignage (kerigma-martyria), qui pourrait être reçue par d’autres chrétiens occidentaux avant même la restauration de la pleine communion ».
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Voilà donc les propositions du document d’étude « L’évêque de Rome ». Celles-ci sont cependant contredites dans une large mesure par la manière dont le Pape François gouverne dans les faits.
Certaines petites critiques apparaissent également en filigrane dans ce même document, comme par exemple quand il constate un « manque de sensibilité œcuménique » dans la manière dont François agit en tant qu’évêque de Rome.
Mais la contradiction la plus flagrante est celle qui concerne la synodalité. Le document s’appuie sur le synode de 2021–2024 consacré précisément à la réforme de l’Église dans un sens synodal, tout en passant sous silence son anéantissement dans les faits par un pape tel que François qui n’a cessé d’humilier les synodes, aussi bien celui-ci que le précédent, en exerçant sur eux une domination solitaire et absolue, comme l’a mis en lumière un article précédent de Settimo Cielo.
Sans parler de sa prétention inouïe de justifier les pouvoirs temporels du pape par son rôle de primat de l’Église. Une prétention figurant dans le préambule de la nouvelle loi fondamentale de l’État de la Cité du Vatican publiée le 13 mai 2023, coulant dans le droit divin non seulement le gouvernement spirituel suprême de l’Église, mais aussi le gouvernement temporel, par ce même pape, de l’État de la Cité du Vatican.
En deux mille ans d’histoire, jamais un pape n’avait osé aller si loin. Et il est évident que cela amplifie de manière disproportionnée l’obstacle que la primauté papale pose à une réconciliation entre les Églises.
Et ce n’est pas tout. Comment ne pas évoquer les violations systématiques des règles de base d’un État de droit dans le procès intenté au Vatican contre le cardinal Angelo Becciu et consorts, où le Pape François a changé les règles du jeu selon son bon plaisir ?
Pour le dire autrement, à l’épreuve des faits, le document d’étude « L’évêque de Rome », avec son florilège de propositions de bonne volonté œcuménique, est anéanti par le comportement concret du pape régnant.
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Sandro Magister est le vaticaniste émérite de l’hebdomadaire L’Espresso.
Tous les articles de son blog Settimo Cielo sont disponibles sur diakonos.be en langue française.
Ainsi que l’index complet de tous les articles français de www.chiesa, son blog précédent.