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Chrétiens et postmodernité

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Grand entretien

Père Thierry-Dominique Humbrecht

Source :La Nef N°239 de JUILLET-AOUT 2012

« La postmodernité est d’abord une volonté de chasser Dieu et la vérité », résume le P. Humbrecht qui vient de publier un essai remarquable sur ce thème pressant (1). Il éclaire quelles peuvent être l’action et l’évangélisation des chrétiens dans ce monde hostile, avec une belle note d’espérance.


La Nef – Le contexte de votre réflexion est la « postmodernité » : comment la définissez-vous ?

Père Thierry-Dominique Humbrecht – Si la modernité fut le triomphe de la raison, la postmodernité est celui de son abdication. La modernité croyait en la raison. La raison devenue autonome se faisait arbitre de la vérité, elle allait jusqu’à remplacer Dieu. Elle croyait au progrès, au sens de l’histoire, à l’universalité des valeurs. La postmodernité se tire une balle dans le pied, elle n’y croit plus, elle remplace la raison par la volonté et donc par le sentiment. Dieu est mort, les valeurs deviennent sectorisées, au profit des différences culturelles et des marginalités. La modernité, c’est le subjectivisme cohérent ; la postmodernité, c’est le subjectivisme incohérent. Bref, c’est le relativisme, avec la dictature qu’il exerce, comme dit Benoît XVI.

Cette postmodernité apparaît incompatible avec le christianisme : la culture chrétienne est-elle condamnée à se constituer en « contre-culture » et les chrétiens en « dissidents » ?

La contre-culture est ce qu’il faudrait éviter, tant les chrétiens sont déjà marginalisés dans leur propre culture. Ils sont aujourd’hui, en France, exculturés, chassés de la parole publique (médias, idées, enseignement, arts). Pourtant, comme le dit aussi le pape, il n’est plus possible de vivre en chrétien comme si la société restait en tous points compatible avec la foi. Il y aura de plus en plus de situations de résistance, jusqu’aux multiples formes de martyre. Est venu le temps d’une réappropriation de notre culture, et donc celui du courage et de la parole, après cinquante ans de mutisme public et de timidité.

Dans ce contexte de la postmodernité, les chrétiens peuvent-ils avoir une action efficace en politique, faut-il même qu’ils s’y engagent ?

Efficace, je ne sais pas ; mais action, certes oui. Il faut s’engager, à condition toutefois de ne pas réduire la politique à une action, muette bien entendu, ou bien inutilement agressive. La vie politique commence, pour soi-même, par une formation humaniste, qui allie raison et foi, qui rende profond et pas seulement technocrate, capable d’argumenter et de fonder intelligemment toutes choses sur des principes. Sinon, nous ne ferons que reproduire, en version dissidente, le discours creux et sans entrailles de nos élites politiques. Nous voulons des chrétiens qui sachent parler dans le débat public et qui aient quelque chose à dire.

Politiquement, les chrétiens ne représentent pas grand-chose et ils semblent ne subir que défaite sur défaite pour les valeurs essentielles qu’ils défendent, la vie et la famille notamment : cette victoire de la « culture de mort » est-elle donc inéluctable en démocratie ?

En effet, nous allons de défaite en défaite. Ce n’est pas fini. Toutes les lois passeront de ce qui est annoncé et préparé depuis des années, pas besoin d’expliciter. Nous sommes devenus une minorité, ce dont nous commençons tout juste à prendre la mesure ; de plus, minorité silencieuse, qui se croit encore majoritaire et confortable.
Le paquebot est devenu barque. Pourtant, rien n’est jamais inéluctable. La fatalité n’est pas chrétienne. De plus, si nous étions majoritaires, la démocratie se porterait mieux. Nous l’étions il n’y a pas si longtemps. Certes, les oppositions sont très fortes à ce que nous représentons, face auxquelles nous sommes souvent sous-équipés. Mais nous avons tout laissé filer, par aveuglement, complexe d’infériorité, idéologie, paresse ou incompétence. Cette évolution n’est pas une question de régime politique, mais d’apostasie des chrétiens.
Il faut donc devenir des collaborateurs de Dieu dans l’œuvre de sa providence. Tout ce qu’il voudrait pour nous passe par notre bon vouloir apostolique. La providence, contrairement à ce qu’on rabâche, ce n’est pas Dieu qui intervient seul pour rattraper nos erreurs, qui châtie, qui fait des miracles à gogo pour compenser notre inaction. Il ne le fait jamais. Il compte sur nous et nous donne la grâce d’agir.

 

La postmodernité n’est-elle pas la conséquence logique du rejet de Dieu de la Cité ? Autrement dit, n’a-t-elle pas opéré une rupture entre les ordres naturel et surnaturel, si bien qu’il faille réintroduire le surnaturel pour sauver le naturel… ce qui signifie refaire le pari de l’existence de Dieu, comme Benoît XVI nous y invite ?

Si, bien sûr. La postmodernité est d’abord une volonté de chasser Dieu et la vérité, au profit de la turgescence des appétits humains. Mais le relativisme occidental ne peut se maintenir que s’il continue à s’asseoir sur le christianisme que par ailleurs il proclame renier. Cela lui permet de prétendre transgresser l’ordre des choses, tout en jouissant des bénéfices de l’ordre ainsi transgressé. Sans loi, la transgression est un pétard mouillé, comme le sont trop d’artistes contemporains. Mais l’hédonisme proclamé s’achève en nihilisme, le plaisir en tristesse, la culture en goût de mort. Ainsi en va-t-il de l’insincérité des nantis de la culture, qui ne transgressent plus rien, puisqu’ils sont devenus un magistère dogmatique. Les médias dictent ce qu’il faut penser.
De son côté, la laïcité est une bonne chose, dans la mesure où elle distingue le temporel et le spirituel, et évite les ingérences mutuelles. Le laïcisme à la française, en revanche, prétend hypocritement rester neutre alors qu’il ne l’est pas. Il a été pensé par des chrétiens pour des chrétiens contre le catholicisme romain. Il ne marchera pas pour l’Islam. Il faudrait porter ce débat à son plan véritable, qui dépend d’une conception différente, théologique et philosophique, de la liberté face à Dieu. Les politiques se l’interdisent ou bien en ignorent le premier mot.

Le relativisme ambiant et la situation de crise, plus encore morale qu’économique et politique, ne poussent pas à l’optimisme : pourtant c’est bien un message d’espérance que votre livre veut délivrer ! Pourriez-vous nous expliquer cela, et notamment en quoi la postmodernité peut être, écrivez-vous, une « opportunité » pour le chrétien ?

Opportunité, pas au sens où la postmodernité apporterait des valeurs positives, sauf peut-être un sens plus aigu de la relativité des choses, et certaines gagnent à être entendues ainsi. J’appelle opportunité le fait que le chrétien est appelé à devenir apôtre dans le monde qui est le nôtre. Il n’en aura pas d’autre à sa disposition. Ce monde est celui où le Christ veut être annoncé, avec les mots de l’Évangile et du Catéchisme de l’Église catholique, et pas seulement les nôtres, ceux de notre expérience, si imparfaits. Où sont les apôtres, qui parlent, qui parlent bien, et qui y consacrent du temps ?

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Thierry-Dominique Humbrecht, L’évangélisation impertinente. Guide du chrétien au pays des postmodernes, Parole et Silence, 2012, 286 pages, 22 e.

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