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Droits de l'homme et christianisme

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Lors du Séminaire sur la Discrimination des Chrétiens en Europe qui s'est tenu le 12 octobre dernier, en coopération avec les Membres ECR et EPP du Parlement European ainsi qu'avec la COMECE, Grégor Puppinck a donné une conférence (lumineuse!) sur "Droits de l’homme et Christianisme". Grégor Puppinck est Docteur en droit et Directeur du "European Centre for Law and Justice" :

(...) La première réaction à l’énoncé du titre de cette conférence peut être l’étonnement. Les chrétiens, majoritaires en Europe ne sont pas discriminés. Cela se saurait. Les chrétiens sont chez eux en Europe, et ils ne sont pas menacés par  les autres religions, ni par la culture européenne qui est largement l’expression d’une forme moderne de la pensée sociale chrétienne. En revanche, les juifs et les musulmans, ainsi que les membres des petites sectes protestantes, et les Roms, eux sont victimes de discriminations.  

Il est vrai que la situation des chrétiens en Europe n’est pas aussi grave que celle des juifs dans les années 30 et 40 en Allemagne ou celle des  chrétiens dans l’empire soviétique. Cependant, selon des procédés différents, mais aboutissant au même résultat, des métiers commencent à être interdits aux Chrétiens. 

Je travaille à Strasbourg, auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, depuis plus de douze ans. La Cour européenne est le sommet judiciaire européen, c’est un promontoire, un observatoire remarquable pour observer et analyser  l’évolution culturelle européenne. La Cour européenne des droits de l’homme est la plus haute instance européenne en matière de droits de l’homme, c’est elle qui élabore la doctrine et la fait évoluer suivant en cela sa conception évolutive et progressiste de la culture libérale européenne. La Cour européenne est certainement l’institution normative la plus prestigieuse en Europe. Autrefois, pour clore un débat, on disait « Le roi ou le Pape a parlé » ; aujourd’hui, on dit la « Cour européenne a décidé que » et le débat est clos. Nul n’ose mettre en cause sa parole, sauf notre ami Javier Borrego et quelques autres juristes suspects de non-conformisme. 

Je vais adresser des critiques sur certaines tendances de la Cour européenne.  Que les choses soient claires : ce n’est pas une critique globale de la Cour, mais seulement d’une tendance de sa jurisprudence. Je ne souhaite pas sa disparition ; au contraire, je souhaite sa conservation, et je pense qu’elle se met elle-même en péril depuis quelques années. Cela se manifeste notamment par son rejet de l’anthropologie judéo-chrétienne qui sous-tend la Convention européenne des droits de l’homme et qui a pour effet de placer les Chrétiens dans une situation de marginalisation et de soumission à une nouvelle anthropologie politique, une anthropologie en partie incompatible avec la morale naturelle telle que perçue par la conscience humaine éclairée par la Grâce. C’est cette incompatibilité entre l’anthropologie chrétienne et la nouvelle anthropologie des droits  de l’homme qui cause les situations de discriminations dont il est question aujourd’hui. 

Depuis une dizaine d’année, (et cela remonte peut-être à l’époque où elle a été mise en concurrence avec la Charte européenne des droits fondamentaux) la Cour européenne s’est vraiment donné pour mission d’être la « conscience de l’Europe » comme elle se désigne ellemême. La Cour peut légitimement s’enorgueillir d’avoir considérablement étendu le contenu de la Convention européenne des droits de l’homme. 

Dans une interview, Mme Tulkens, la juge belge, faisait part de son angoisse juridique métaphysique: La peur d’être en retard, et d’être jugée par les générations futures comme pas assez progressiste. Le problème avec le progrès, c’est qu’il finit toujours par nous dépasser. Il en est de même de la Convention qui est en autodépassement constant. Ce qui était conforme à la Convention des droits de l’homme pendant 30 ans, brusquement ne l’est plus ; la Convention n’a pas changé, seules les circonstances culturelles, telles que perçues par la Cour ont évolué. Si bien qu’aujourd’hui, la Convention européenne sert de base juridique pour condamner les pays qui n’ont pas encore légalisé des pratiques qui n’existaient pas en 1950, ou même qui étaient strictement pénalisées. Des pays sont ainsi condamnés pour ne pas avoir libéralisé l’avortement, la fécondation in vitro, le diagnostic préimplantatoire, le droit au mariage pour les personnes transsexuelles, l’objection de conscience au service militaire, les relations sadomasochistes consenties, et bientôt des pays seront condamnés à propos de l’aide au suicide, c'est-à-dire l’euthanasie consentie, et la gestation pour autrui, c'est-à-dire les mères porteuses, ou encore du droit à l’eugénisme, s’agissant de la naissance fautive d’enfants trisomiques ou handicapés. 

De fait, tous ces sujets relèvent de la morale naturelle, et il est étonnant que le dernier mot en la matière appartienne à présent à une juridiction internationale. Dans le domaine culturel, il en est de même, la Cour européenne a jugé que des usages culturels traditionnels, parce qu’ils sont formellement religieux, violent les droits de l’homme. Par exemple le fait pour un élu de la Principauté de San Marin, de devoir prêter serment sur la Bible. De même, dans la fameuse affaire Lautsi contre Italie, la première décision de la Cour, à l’unanimité, avait été de condamner la présence de crucifix dans les salles de classe. 

Je me suis demandé à quoi l’on pourrait comparer la Cour européenne des droits de l’homme, s’il existe une seule institution similaire, avec les mêmes compétences, la même capacité à élaborer une doctrine, à déterminer la morale, à former la superstructure métajuridique des normes européennes….  En fait, il n’en existe aucune, et il n’en a jamais existé. La plus proche, mais dotée de bien moins de pouvoirs réels est l’institution de l’Eglise catholique. 

L’Eglise catholique a aussi un magistère, une doctrine sociale, elle pourrait aussi prétendre à la qualité de conscience de l’Europe. Mais jamais elle n’a atteint le niveau actuel de pouvoir de la Cour européenne, en effet, non seulement les arrêts de la Cour s’imposent juridiquement aux 47 Etats membres, mais ses décisions dans le domaine de la moralité ou de la religion s’imposent aussi aux consciences. Ne pas partager le jugement moral de la Cour, c’est être dans l’illégalité puisque la Cour fixe la norme juridique. Elle détermine juridiquement la norme morale ; et elle parvient à s’imposer aux choix moraux, éthiques, et aux traditions nationales contraires. Il n’y a pas de liberté de conscience face au magistère de la Cour ; on ne peut pas dire « je ne crois pas en votre doctrine » car cela reviendrait à dire « je ne crois pas aux droits de l’homme» ; en revanche, on a toujours eu la liberté de dire « je ne crois pas en la foi catholique». 

Les droits de l’homme font office de doctrine quasi-religieuse qui fonde notre société et assure sa cohésion ; c’est une religion sécularisée dont la Cour européenne fait office de « Congrégation pour la doctrine de la foi ». J’avais fait cette remarque à Monsieur Vincent Berger, il est le jurisconsulte de la Cour, je lui avais dit qu’en tant que gardien de la cohérence de la doctrine de la Cour, il était un peu comme le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.  Je crois que cette comparaison lui avait bien plu. Les droits de l’homme sont la fondation morale de la vie sociale de notre civilisation moderne. C’est un lieu commun de le dire. Les droits de l’homme sont la fondation morale de la vie sociale de notre civilisation moderne. Ils occupent la place de norme ultime de référence, place laissée vide par le recul des religions. 

J’en viens au cœur de ce que je souhaite vous dire : l’anthropologie, c'est-à-dire la conception de l’homme qui fonde l’édifice des droits de l’homme est en mutation rapide. Les droits de l’homme changent, parce que la conception de l’homme qui les sous-tend a radicalement changé ces dernières années. Ce changement d’anthropologie est visiblement à l’œuvre dans la mutation de la société occidentale ; il cause une crise des droits de l’homme, et, à titre de conséquence, une crise dans les relations entre christianisme et droits de l’homme. 

La Convention européenne des droits de l’homme, signée à Rome en 1950, est l’expression de la pensée moderne héritée du XVIIIème siècle, telle que reformulée dans la culture politique démocrate-chrétienne d’après-guerre dont le PPE est l’héritier. Vous le savez, au début du XXème siècle, les philosophes catholiques personnalistes ont tenté de réconcilier la tradition humaniste libérale avec le catholicisme. Ils y sont parvenus par l’affirmation de la dignité et des droits naturels de la personne humaine face à la souveraineté de l’Etat.  

La Convention européenne des droits de l’homme et le Conseil de l’Europe sont le plus bel exemple de création « démocrate-chrétienne » : une  société démocratique inspirée par les valeurs chrétiennes. Le préambule du Statut du Conseil de l’Europe fait référence, je cite : « aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l'origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable. » 

A l’époque, lors de l’adoption de ce Statut en 1948 puis de la Convention, de nombreuses personnes voyaient avec crainte la création du Conseil de l’Europe comme un outil de prise de pouvoir politique du catholicisme sur l’Europe ; ils dénonçaient, non sans raison, le « retour des curés ». Les personnalités de Schuman, Adenauer, Gaspari et autres ne leur donnait pas tort. Mais plus encore, au-delà de ces personnalités, c’est la philosophie de l’ensemble du système qui était fortement chrétienne, néo-thomiste, jus naturaliste et personnaliste. Elle était fondée sur une morale objective, elle-même fondée sur une conception autant objective que possible de la nature humaine et de sa valeur ontologique éminente que seule la tradition  gréco-latine éclairée par l’Evangile a révélé. C’est cette objectivité de la nature humaine, de la morale qui en découle, et des droits qui lui donnent force de loi, c’est cette objectivité qui permettait aux droits de l’homme ainsi définis de pouvoir prétendre à l’universalité. C’est en recherchant ce qu’il y a d’universel en l’homme, c'est-à-dire ce qui détermine sa nature, et en attachant les droits de l’homme à ces caractères universels, que ces droits peuvent être dits universels. 

En tout cas, tel était le projet et l’ambition ; il faut se souvenir que face au nazisme, au communisme et au fascisme, face à ces totalitarismes, dans un contexte de lutte idéologiques,  la société occidentale avait besoin dans les années 30 et 40 d’un autre idéal sur lequel refonder la société, ce projet politique temporel, cette idéologie a été crée par la réconciliation de l’humanisme et du christianisme ; par la libéralisation du christianisme et la christianisation de l’humanisme, laquelle a donnée le mouvement chrétien-démocrate. 

Je dois dire que cette synthèse est toujours séduisante, mais elle implique, pour durer, de savoir ce qu’est  l’homme et d’être d’accord sur ce point. Elle implique une anthropologie réaliste. Or, une anthropologie réaliste nécessite un regard extérieur à l’homme pour dire ce qu’est l’homme. La réalité ne peut être décrite qu’avec un regard extérieur. Cela est particulièrement évident à propos de la « dignité humaine ». La dignité humaine est radicalement différente selon qu’on l’observe de l’extérieur, avec le regard du Créateur sur sa créature, ou de l’intérieur, avec notre intelligence individuelle. A défaut de pouvoir regarder l’homme avec le regard de Dieu, il faut au moins faire un effort de « décentration » pour se regarder de l’extérieur et parvenir ainsi à une certaine objectivité. 

Cette définition de la nature de l’homme, et des droits qui en découlent s’impose en tant que réalités: il s’agit d’une hétéronomie.  Or, je ne vous apprends rien en vous disant que la  conception de l’homme à présent dominante en Occident n’est plus réaliste, ni objective. Elle est au contraire idéaliste et subjective. Ce passage de l’objectivité à la subjectivité entraine un autre passage, de l’hétéronomie à l’autonomie. Par l’autonomie, c’est notre regard intérieur seul qui détermine les normes de l’agir ; c’est l’individu qui est la source de la légitimité de la norme. C’est l’un des aspects du passage de la « modernité » dont sont issus les droits de l’homme, à la postmodernité qui est en train de récupérer la puissance normative des droits de l’homme, mais en en bouleversant radicalement la philosophie. 

De fait, certains juges de la Cour européenne – dont ne fait pas partie Javier Borrego- essaient de faire entrer la Convention dans la postmodernité, plus encore, ils essaient de transformer le mécanisme de protection des droits de l’homme en un instrument de propagation et d’imposition de la postmodernité. C’est en effet les arrêts de la Cour européenne qui ont le plus fait pour séculariser l’espace public européen et diffuser la morale nouvelle. Comme la juge Tulkens, la Cour donne souvent l’impression d’avoir peur d’être en retard sur le progrès et l’évolution des mentalités. Cette peur peut pousser à une fuite en avant.  C’est le cas actuellement par exemple s’agissant du « droit à l’euthanasie » que la Cour européenne est en train de construire méthodiquement, alors que seulement trois Etats européens l’ont accepté. Elle acquiert dans ce domaine un rôle moteur, comme dans celui de la légalisation de l’avortement ou de la normalisation de l’homosexualité.  

Ainsi, aujourd’hui, la Convention n’a plus grand-chose de moderne, ni de chrétienne, ni même de démocrate. L’individu a dépassé l’homme, et la philosophie a triomphé de la politique. 

Tout d’abord, « L’individu a dépassé l’homme ». Dans la pensée moderne, humaniste, et personnaliste, les droits de l’homme visent à protéger les capacités propres de l’homme qui sont nécessaires à sa vie et le distingue des animaux. A la différence des animaux, l’homme peut penser, s’exprimer, s’associer, transmettre une éducation et des valeurs à ses enfants, prier, créer, s’engager pour la vie, et il fait tout cela dans une société dont il dépend très largement. Ce sont toutes ces capacités concrètes humaines qui sont et doivent être protégées. Les droits de l’homme protègent ces qualités et capacités qui font que l’homme est homme. La postmodernité a été introduite récemment dans la Convention européenne, en érigeant l’individu comme sujet des droits, mais surtout comme auteur et source des droits. 

A partir d’une nouvelle lecture dialectique du droit au respect de la vie privée, opposant l’individu à la société comme source de la légitimité normative, la Cour a créé de nouvelles matrices de droits : les droits à l’épanouissement  personnel et à l’autonomie personnelle, desquels découlent une multitude de droits nouveaux tels que le suicide, l’avortement, le mariage homosexuel, l’adoption, la procréation, l’eugénisme, etc. Ces droits sont associés au principe de non-discrimination, c'est-à-dire au « droit à l’égalité », qui tient le rôle de régulateur anciennement assuré par l’équité. 

Si les droits de l’homme protègent ce qui distingue l’homme de l’animal, les droits postmodernes de l’individu protègent la liberté de  l’individu en elle-même, même si l’individu veut se comporter comme un animal. Inutile d’insister sur le subjectivisme et le relativisme de la pensée postmoderne, si ce n’est pour dire qu’en pénétrant la philosophie des droits de l’homme, la postmodernité la bouleverse radicalement.  

Non seulement « l’individu a dépassé l’homme », mais « la philosophie a triomphé de la politique ». Ainsi, un choix politique non conforme à la philosophie postmoderne des droits de l’homme est déclaré illégitime, et condamné comme tel par la Cour, même si ce choix politique est de nature morale et s’il a été adopté par referendum populaire. 

La Cour ainsi n’a pas craint de condamner l’Irlande pour son absence de législation en matière d’avortement, alors même d’une part que dans les faits d’espèce, aucune juridiction nationale n’avait été saisie, et que l’interdiction de l’avortement a été décidée et confirmée à plusieurs reprises par referendums. De même, dans une récente affaire, la Cour a condamné l’Italie pour ne pas avoir légalisé le diagnostique préimplantatoire, alors que ce choix politique a fait l’objet d’importants débats et de deux referendums d’initiative populaires. Ici encore, la Cour s’est prononcée sur un choix contingent de nature purement politique. De plus en plus, la Cour juge la conformité des lois à son  propre système de valeurs, et impose sa conception sur les choix démocratiques nationaux, qui plus est, dans des domaines qui, sont souvent largement en périphérie du champ d’application de la Convention. 

Il faut reconnaître que cette faculté de censurer le législateur national lui a été donnée dès le départ, au nom de la supériorité morale des droits de l’homme sur la raison d’Etat. Le but des droits de l’homme était de limiter la souveraineté de l’Etat face à l’homme. L’Etat renonce à sa toute-puissance, en reconnaissant sa propre limitation face à ce qui, en l’homme, le dépasse. La théorie des droits de l’homme s’est toujours placée au dessus de la théorie de l’Etat héritée du système westphalien.  

Le remède est peut-être en voie de devenir pire que le mal : la Cour, dont le rôle est de contrôler les excès des Etats, est peut-être devenue encore plus incontrôlable que les Etats, et potentiellement plus totalitaire car elle tend à englober tous les aspects de la vie humaine et de la moralité, et n’a pas, ou presque, de contre-pouvoir.  Alors que la politique organisée sur le mode démocratique comporte des mécanismes d’autolimitation, la Cour ne dispose pas de tels mécanismes. Rien ne l’arrête si ce n’est l’opinion publique. En outre, la politique est en prise directe avec la réalité, les contraintes sociales. Or la Cour dans bien des aspects plane dans le monde des idées et n’est pas contrainte par la réalité.

La philosophie est abstraite et totalitaire par nature, surtout quand elle est idéologique. La politique, elle, se doit d’être pragmatique et réaliste. La Cour est allée très loin en ce sens ces dernières années en exigeant des Etats que leurs lois internes soient philosophiquement cohérentes entre-elles. C’est la  philosophie qui juge la politique. Dans l’affaire Lautsi, c’est sur le fondement d’une philosophie abstraite que la réalité culturelle et politique de l’Italie a été condamnée. 

Le triomphe de la philosophie sur la politique a pour conséquence de placer le débat relatif aux droits de l’homme sur le terrain philosophique et métajuridique. Les arguments politiques n’ont pas de valeur propre ; ils ne valent que de façon instrumentale. Ainsi, c’est sur le terrain de l’anthropologie que se déroule le conflit relatif à la définition de l’homme et de ses droits inhérents.

Les droits de l’homme, tels que compris et utilisés dans la pensée postmoderne, servent moins à la protection de l’homme qu’à la libération de l’individu. Ils sont passés d’un role de protection à un rôle de libération. Comme la Cour l’indique souvent, les droits de l’homme visent à créer une société démocratique, - tolérante et pluraliste - dans laquelle l’individu peut être libéré des diverses formes d’oppressions et la société peut être pacifiée.

Dans sa technique propre d’analyse juridique des situations, la Cour juge la nécessité des mesures litigieuses adoptées par l’Etat avec ce que la Convention appelle les exigences des « sociétés démocratiques », qui sont actuellement les exigences des sociétés libérales. La démocratie en question fait référence aux valeurs libérales et non aux processus de désignation des gouvernants. La Cour a ainsi considéré qu’il n’est pas conforme à l’idéal démocratique d’exposer des crucifix dans les écoles ou de ne pas permettre à des prêtres de former des syndicats. 

Les droits de l’homme ne sont plus un instrument de protection de l’homme mais de libération de l’individu par le développement de ses droits contre les diverses formes de contraintes sociales et naturelles. Les droits à la liberté, l’autonomie, l’épanouissement, l’accomplissement, qui n’existaient pas en 1950 ont acquis la place centrale dans l’architecture de la Convention. Le respect de la liberté individuelle prime à présent sur toutes sur les autres valeurs, même sur la vie, ce qui ouvre la voie à un droit à l’euthanasie. Le respect pour la liberté individuelle est devenu tel que la Cour n’a pas réussi, dans une affaire récente, à justifier la légitimité du principe de l’interdiction de l’inceste dès lors qu’il a lieu entre adultes consentants. Il n’y a plus de morale objective. J’ai pris l’exemple de l’interdit de l’inceste car il est considéré par Freud comme l’interdit fondamental de la vie sociale. Or, pour la Cour, la légitimité de cet interdit repose  seulement sur un consensus social contingent ; il en est de même de l’interdit de l’euthanasie. C’est dire le niveau de faiblesse de l’argumentation auquel conduit la primauté de la liberté individuelle sur toute moralité objective. 

Ce projet philosophique de libération de l’individu s’inscrit dans un projet plus vaste de refonte de la société autour des valeurs (relativistes) de pluralisme et de tolérance. Ce que la Cour désigne comme l’idéal de « société démocratique ». Ce projet social se heurte à ce qu’il désigne comme les « extrémismes », c'est-à-dire aux forces sociales qui n’adhérent pas au consensus d’amoralité. Ces forces résident dans les religions, la morale naturelle, l’Eglise et la famille. C’est ici que se pose le problème concret de la confrontation entre cet idéal social et le christianisme. Cet idéal social postmoderne et le christianisme reposent sur des anthropologies en partie incompatibles.

Sur différents sujets, nous pouvons observer des lignes de fracture. Ces lignes de fracture sont un peu comme des zones sismiques, elles sont la manifestation sensible de mouvements de fond qui bouleversent la société.  

Cette longue introduction était nécessaire pour comprendre le phénomène de discrimination contre les chrétiens dont il est question aujourd’hui, et pour comprendre le role de la Cour europénne dans ce contexte. 

Ainsi, la religion, l’Eglise, et la famille,  mais  aussi la conception « naturelle » ou « naturaliste » de l’agir humain, de la morale et du droit sont oppressives, du moins elles sont considérées comme telles ; et il s’agit de déterminer leur place dans la société nouvelle et dans l’architecture générale des droits de l’homme. C’est ce qui se joue actuellement : la détermination de la place de la religion chrétienne et de la morale naturelle. Alors qu’elles étaient la source et le paradigme sous-jacent des droits de l’homme, une tendance idéologique forte souhaite désactiver leur puissance normative et en faire de simples pratiques subjectives, individuelles, privées de légitimité sociale et de toute prétention à la rationalité. 

La société doit aussi être débarrassée de ce qui, supposément, porterait atteinte à la liberté individuelle. Même la théorie moderne des droits de « l’homme », en tant qu’ils impliquent une définition substantielle de la nature de l’homme, sont eux aussi oppressifs et doivent être déconstruits. C’est la raison pour laquelle par exemple le droit au mariage de l’homme et de la femme est en cours de déconstruction pour l’ouvrir aux couples de même sexe ; ou le « droit à la vie » est en cours de reconstruction pour permettre un droit au suicide et à l’avortement ; tandis que le droit à la vie privée, comme nous l’avons dit, est la source jaillissante et miraculeuse de droits nouveaux sans cesse plus nombreux. 

La désactivation de la religion et de sa puissance  normative s’opère par une double négation : 1) la négation de la dimension sociale de la religion, et 2) la négation de la dimension morale de la religion : 

La négation de la dimension sociale de la religion est le phénomène de sécularisation. Cette négation est facilitée par l’arrière plan individualiste de la pensée libérale. Ainsi en a-t-il été de la fameuse affaire Lautsi contre l’Italie relative à la présence de crucifix dans les salles de classe italienne. J’ai été le concepteur de la stratégie de défense du gouvernement Italien dans cette affaire. 

Cette affaire a été spectaculaire à de nombreux titres. D’abord parce qu’elle mettait en cause le symbole du Christ, ensuite parce qu’elle procédait à un retournement de la liberté religieuse contre la religion, en faisant prévaloir la liberté de ne pas croire d’une personne sur la faculté pour toute la société de perpétuer les symboles de  son identité religieuse. Les droits de l’homme, tels qu’interprétées par des juges imprégnés de libéralisme et de laïcisme, se révélaient un instrument de sécularisation de la société. Mais au-delà, cette affaire a révélé le conflit entre les deux anthropologies ; il s’agissait de déterminer laquelle, entre la pensée démocrate-chrétienne et la pensée postmoderne, déterminait à présent le paradigme idéologique de la Convention européenne des droits  de l’homme. La condamnation du crucifix par les droits de l’homme aurait marqué symboliquement l’émancipation totale de l’idéologie politique contemporaine à l’égard de la religion chrétienne ; d’une certaine manière, en condamnant le Christ, les droits de l’homme auraient accompli « le meurtre du père ». 

Comme vous le savez certainement, deux autres affaires de « crucifix » sont actuellement pendantes devant la Cour de Strasbourg. Cette fois, il s’agit de la possibilité pour un employeur de forcer ses employés à ne pas porter de façon visible une petite croix autour du cou. Il s’agit des affaires  Nadia Eweida et Chaplin contre le Royaume-Uni ; elles ont été discutées à Strasbourg le 4 septembre dernier. 

Mme Eweida est une employée de British Airways ; elle a été sanctionnée en raison de son refus de cacher sa croix, alors même que les employés d’autres religions étaient autorisés à portés le voile islamique ou le turban, au nom de la politique de non-discrimination et de tolérance de la compagnie. 

Mme Chaplin quant à elle est infirmière, elle a été sanctionnée en raison de son refus de retirer sa croix. Elle conteste la légitimité des motifs qui ont conduit ses employeurs à lui donner cet ordre, alors qu’elle a porté la croix pendant des années.

L’affaire de Mme Eweida peut être défendue facilement au nom des valeurs postmodernes de diversité et de tolérance. En revanche, l’affaire de Mme Chaplin est plus difficile car il faut prouver la non-légitimité de l’hostilité de l’employeur envers la religion de l’employée. Or, lorsqu’une entreprise interdit à ses employés de porter un symbole religieux, elle le fait, dit-elle, pour ne pas heurter les tiers, pour pacifier les rapports sociaux. Le fait ou l’idée que les religions soient une cause de tension justifie la sécularisation de l’espace publique, et autorise la sécularisation de l’espace semi-public que sont les entreprises. 

Il est significatif que l’avocat du Gouvernement britannique ait défendu ces décisions en disant que la liberté de religion des employées est respectée dès lors qu’elles ne sont pas empêchées de pratiquer leur religion en privé. Il a ajouté en outre qu’elles conservent la liberté de changer d’emploi, ce qui signifie que le prix de la liberté de l’expression religieuse ne doit pas être supporté par l’employeur, mais par l’employé qui veut manifester publiquement sa religion. 

Cette argumentation est un exemple parmi d’autres de la négation de la dimension sociale de la religion, et de la transformation de la liberté de religion en simple liberté de culte, c'est-à-dire la liberté d’avoir et de pratiquer une religion dans le privé, mais sans incidence dans la vie sociale. L’étendue des religions est limitée à la pratique du culte. Cette régression de la liberté de religion en liberté de culte est un retour au traitement commun des religions minoritaires. Les juifs et chrétiens, dans les pays musulmans, ne jouissent que de la liberté privée de culte.  

Dans le domaine de la vie sociale, la religion va être gérée socialement non plus par le droit à la liberté religieuse mais par la notion de non-discrimination fondée sur la religion. La non-discrimination considère seulement les situations individuelles, elle protège les personnes contre les différences de traitement au motif de leur seule religion, comme élément d’identité, mais elle n’autorise pas ces personnes à se comporter différemment et conformément à leur religion. 

Cette négation de la dimension sociale de la religion ne vise pas seulement les symboles religieux, mais aussi l’Eglise, en tant qu’institution ayant une double nature sociale et spirituelle. En effet, les droits de l’homme, pas plus que le droit, ne s’arrêtent pas à la porte des Eglises. Or, la pensée libérale veut toujours faire prévaloir les droits de l’individu sur ceux du groupe et les opposer. En outre,  l’Eglise, entant qu’institution spirituelle, objet de la foi, est de moins en moins comprise ; elle est de plus en plus traitée comme un simple employeur. Sa nature spirituelle est méconnue au profit de sa  seule nature sociale, temporelle. Une difficulté pour les droits de l’homme est de comprendre et de respecter les rapports internes à l’Eglise, la relation entre l’Eglise et ses membres. Ainsi, des religieux ou des employés de l’Eglise réclament auprès de la Cour européenne le  droit de se marier, d’enseigner des opinions contraires à la foi, le droit de promouvoir  l’avortement, de se remarier après un divorce, de fonder des syndicats, de participer aux mécanismes de prises de décisions, etc. 

L’Eglise est littéralement assiégée devant la Cour européenne par des religieux et employés qui font valoir leurs droits de l’homme contre la foi de l’Eglise. Ces demandes mettent en cause ce que l’on appelle le « principe d’autonomie » institutionnelle des communautés religieuses, c'est-à-dire le droit des communautés  religieuses à fonctionner en interne en conformité avec leurs propres croyances. La Cour européenne a rendu, ces dernières années, une douzaine d’arrêts et de décisions en la matière. C’est un sujet d’une importance capitale, car il met en cause directement la liberté de l’Eglise. La principale difficulté est de déterminer l’étendue de l’autonomie institutionnelle, c’est à  dire les domaines dans lesquels l’Etat doit s’abstenir d’intervenir. 

Le cas le plus fréquent concerne les licenciements pour motif religieux ou moraux. Ainsi, par exemple, lorsqu’un employé laïc se plaint de son licenciement par l’Evêque auprès d’une juridiction civile, cette juridiction civile a-t-elle le droit de porter un jugement sur la décision de l’Evêque ? Ce qui est en jeu, c’est la distinction entre le domaine religieux et le domaine civil. Si le juge civil se déclare compétent pour trancher un litige portant sur une matière religieuse, il se substitue alors à l’Evêque. Et il arrive qu’un juge civil, y compris la Cour européenne, fasse prévaloir les droits de l’homme sur les droits de l’Eglise. 

Une affaire des plus importantes est en cours d’examen actuellement à la Cour européenne : elle porte sur la conformité à la liberté d’association garantie par la Convention de l’interdiction faite aux prêtres de l’Eglise orthodoxe de Roumanie de former des syndicats de travailleurs. (Affaire Sindicatul). Cette interdiction résulte de la nature spirituelle de l’Eglise et entre dans le champ de l’autonomie institutionnelle de l’Eglise. Après avoir décidé dans un arrêt de section que cette interdiction viole les droits des prêtres, la Grande Chambre, le 7 novembre prochain décidera de nouveau en « appel ».

La liberté institutionnelle de l’Eglise n’est pas moins en cause lorsqu’elle demande à ses employés de ne pas commettre l’adultère que lorsqu’elle leur demande de ne pas commettre d’avortement. Ainsi, ce que l’on appelle la « clause de conscience institutionnelle », permettant à un hôpital catholique de refuser, en bloc, de pratiquer des avortements et autres actes immoraux, fait partie du domaine de l’autonomie institutionnelle. Cette « clause de conscience institutionnelle » est très attaquée, au motif erroné que seuls les individus ont une conscience. En fait, ce n’est pas la conscience qui est en jeu, mais le droit pour une institution de fonctionner selon des valeurs propres compatibles avec le bien commun. Or, les personnes qui veulent forcer les hôpitaux chrétiens à pratiquer des avortements pensent que le respect de la vie prénatale est contraire au bien commun, car ce bien commun se réduirait selon eux au respect de la seule autonomie individuelle. 

La désactivation sociale de la puissance normative de la religion s’opère également par la négation de la dimension morale de la religion : la pensée libérale tend à couper la  religion de la  moralité, à priver la  religion de conséquences morales pratiques.  

L’un des défis historiques des droits de l’homme est de déterminer le rapport entre la religion, la morale et la vie sociale. Les droits de l’homme, tels que refondés après-guerre dans la pensée chrétienne-démocrate avaient résolu cette équation de façon unifiée, en montrant la cohésion et la vitalité commune des valeurs spirituelles, morales et démocratiques européennes. Aujourd’hui, cette équation est en partie brisée, car la vie sociale s’est détachée de la morale, ou prétend avoir une morale amorale.  La religion et la pensée libérale se disputent ainsi la détermination de la morale. Les croyants réclament, au nom de la liberté de conscience et de religion le droit de vivre selon les prescriptions morales de leur religion et de leur conscience, tandis que la pensée libérale prétend, au nom des exigences de la vie sociale, déterminer la morale. 

Il est clair que la religion chrétienne ne détermine plus certains domaines de la moralité commune. Il s’agit principalement des domaines liés à la sexualité. Ce qui est en jeu aujourd’hui sur ces questions, c’est moins la détermination de la moralité commune que la faculté de ne pas être d’accord. La question est de savoir si les chrétiens ont encore le droit de ne pas être d’accord avec le discours dominant sur l’avortement ou de l’homosexualité et de vivre en accord avec leurs convictions. C’est toute la question de l’objection de conscience.

Le droit à l’objection de conscience est de plus en plus revendiqué, à bon comme à mauvais droit. Témoin de l’ampleur du phénomène, la Cour européenne des droits de l’homme est actuellement saisie de cas de personnes qui, au nom de leur conscience ou de leur religion, refusent d’accomplir le service militaire, de prêter serment sur la Bible devant les tribunaux, de célébrer des unions homosexuelles, de permettre la chasse sur leurs terres, de collaborer à un avortement, ou encore de laisser leurs enfants suivre des cours obligatoires d’éthique et d’éducation sexuelle. D’autres cas sont fréquents par ailleurs, tels le refus des vaccinations, des transfusions sanguines, du paiement de l’impôt, ou encore de l’assistance à une activité religieuse.

S’agissant des chrétiens, deux autres affaires contre le Royaume-Uni ont également été débattues à al Cour européenne le 4 septembre dernier. Il s’agit des affaire  Ladele et McFarlane. Dans ces deux affaires, les requérants ont été licenciés pour non observation de la politique de non-discrimination et de diversité mise en place par leurs employeurs en raison de leur refus de cautionner moralement l’homosexualité. 

La fantaisie des religions et des consciences étant sans borne, on peut théoriquement objecter, sur le fondement de la liberté de conscience et de religion, à toute obligation s’imposant à nous. Mais concrètement, il revient au législateur et au juge de se prononcer sur le bien fondé de chaque objection, et il est à redouter que submergés de demandes diverses, et ne pouvant se prononcer sur leur bien fondé théologique ou moral, ils n’en viennent à les refuser toutes au nom des impératifs de la vie sociale, qui veulent notamment que la loi soit la même pour tous et que l’on ne puisse y déroger pour des motifs de convenance personnelle. Une clarification du concept d’objection de conscience s’impose donc, non pas pour étendre son champ d’application à toutes les convenances personnelles, au point de le rendre indéfendables, mais au contraire pour le restreindre aux seuls cas légitimes, et ce faisant, pour le renforcer. 

Objecter, c’est prétendre déroger à un ordre au nom d’une exigence supérieure. La conscience serait cette exigence supérieure, mais cette notion prête à confusion car elle mélange dans un commun subjectivisme la conscience individuelle, morale et religieuse. La clarification du concept d’objection de conscience exige de distinguer dans un premier temps selon la nature de l’exigence supérieure invoquée, puis, dans un second temps, selon la nature de l’ordre objecté. 

La première clarification nécessaire est de distinguer religion et conscience. Cette distinction, évidente aux catholiques, l’est moins pour les autres religions qui ne marquent pas clairement la différence entre la foi et la raison, entre les  ordres naturels et surnaturels, temporels et spirituels. Cette distinction est en théorie aisée, puisqu’il suffit de rechercher si l’objection obéit à des prescriptions de la conscience ou à des prescriptions religieuses. Des premières prescriptions, on ne peut pas déduire la religion de l’objecteur : l’objection à l’avortement ou à l’esclavage ne dit rien sur la religion de l’objecteur. S’agissant des secondes, au contraire, elles ne peuvent pas être justifiées sur la seule base de la raison, mais nécessitent de faire appel à un fondement extérieur, non objectif (par exemple ne pas boire de vin, de café ou de thé, ou manger de viande abattue de façon non rituelle). Le fait que certaines religions aient ajouté un fondement religieux à des normes morales  préexistantes, synthétisées dans le décalogue, n’enlève pas à ces normes leur caractère moral objectif, de conscience. Sur la base de cette distinction, il faut déduire que les objections qui ne répondent qu’à des prescriptions strictement religieuses bénéficient du régime général de la liberté de religion, mais ne relèvent pas du domaine spécifique, et mieux protégé, de l’objection de conscience. Cette distinction a une portée pratique car, en droit, la garantie de la liberté de religion est relative (car soumise aux nécessités de la vie sociale), tandis que celle de la liberté de conscience est absolue (car elle relève du for interne).  

La seconde distinction à apporter porte sur la notion de « conscience » comme fondement de l’objection. Deux approches s’opposent : soit la conscience est,  en elle-même, l’exigence supérieure au nom de laquelle il est objecté, soit elle n’est que l’instrument pour la percevoir. Dans le premier cas, il s’agit d’une conception autonome de la conscience, c'est-à-dire une conscience qui se donne à elle-même sa propre norme ; dans le second cas, d’une conscience hétéronome, qui reconnaît les normes morales qui s’imposent à elle. Cette opposition, autonomie/hétéronomie, renvoie à la dialectique liberté/justice. Ainsi, la première approche de la conscience est extensive ; elle considère l’objection de conscience comme un droit autonome fondé sur la liberté individuelle de conscience. La seconde en revanche est restrictive, car elle considère l’objection comme un droit relatif à la nature de l’acte auquel il est objecté. Cette distinction est essentielle. Dans le premier cas, la revendication porte sur la  liberté de ne pas faire, et ne se prononce pas sur l’injustice ou l’immoralité éventuelle de ce à quoi l’on objecte. Dans le second cas, la revendication porte sur la justice : elle est la dénonciation d’un mal auquel on refuse de collaborer. 

La revendication de la liberté, fondée sur l’autonomie de la conscience, peut sembler la plus aisée à formuler dans une société qui se veut pluraliste et tolérante ; elle consiste à demander à être reconnu comme une composante légitime du pluralisme, au nom de la tolérance mutuelle, au même titre que les athées, les musulmans ou les homosexuels. Par une telle demande, la société est priée de faire des « accommodements raisonnables », c'est-à-dire de permettre à un objecteur ou à un groupe de bénéficier, dans une mesure limitée, d’un régime spécial. Une telle démarche ne peut pas réellement satisfaire les chrétiens dont la foi exige que l’existence soit gouvernée par la morale. Pour les chrétiens, le « droit d’exister » comporte une revendication au droit de vivre selon la morale, une forme de droit à l’intolérance. 

Pour que l’approche tolérante, libérale, soit utilisable, il faudrait qu’elle soit intégrale : qu’elle tolère l’intolérance morale. C’est trop lui demander, et c’est ignorer sa propension à la « dictature du relativisme ». Ainsi, c’est au nom de la tolérance que des chrétiens sont condamnés pour leur refus de l’homosexualité. On ne peut ainsi utilement objecter à quoi que ce soit au nom du respect, et par suite de la tolérance, qui seraient dus par la société à la conscience individuelle autonome. Toute société a besoin pour exister de références morales communes, mêmes erronées ; le consensus d’amoralité qui fonde en partie la société contemporaine occidentale ne peut pas être invoqué pour justifier sa propre négation. 

L’approche fondée sur l’hétéronomie de la conscience est beaucoup plus solide et réaliste, tant du point de vue moral que juridique. Pour l’accepter, il suffit de reconnaître que l’objection de conscience n’est pas une notion autonome. Elle n’est pas un bien ou un droit en soi, mais elle doit être appréciée en fonction de l’objet auquel elle s’applique. Par exemple, l’objection à l’esclavage est bonne car l’esclavage est mauvais ; mais l’objection à l’instruction est mauvaise car l’instruction est une bonne chose. L’objection de conscience est moins l’expression de la liberté de la conscience que d’un rapport de moralité ou de justice. L’existence concrète, dans tel ou tel cas, d’un droit à l’objection de conscience ne dépend pas de la qualité de la conscience de l’individu, par exemple de la force ou la cohérence de ses convictions. Elle est basée sur la nature morale de la pratique objectée. Lorsque le législateur, en dépénalisant l’avortement, a institué une clause de conscience, il ne l’a pas fait par respect pour la diversité des opinions individuelles relatives à l’avortement, mais pour ne forcer personne à participer à l’accomplissement d’un mal objectif, mais néanmoins nécessaire selon lui. Dans la pratique, c’est bien dans cette approche hétéronome que se situent le législateur et le juge, qui, historiquement, limitent la reconnaissance de l’objection et de la clause de conscience aux situations où est en jeu un devoir moral : devoir à l’égard de la vérité et de la justice pour la clause de conscience des journalistes et avocats, devoir à l’égard de la dignité et de la vie humaine s’agissant de l’objection à l’avortement ou au service militaire. 

Cependant, la conscience n’est pas un instrument infaillible. S’il est aisé de reconnaître le mal intrinsèque de l’esclavage, ce n’est plus le cas de l’euthanasie ou de l’homosexualité. La rationalité morale est brouillée par la domination de l’approche autonome de la conscience : celle-ci est non seulement sans rapport avec la morale objective, mais en outre, elle est largement confondue avec la conscience religieuse dont elle partage l’irrationalité et la subjectivité. L’objection de conscience à l’avortement est ainsi assimilée à l’objection religieuse aux transfusions sanguines. Cette confusion entre consciences autonome et conscience religieuse, traduite par le concept de « liberté de conscience et de religion », nie la différence fondamentale entre la morale et la religion, entre l’ordre naturel et surnaturel. Seuls les chrétiens peuvent enseigner cette distinction entre raison et foi. Il s’agit pour eux d’exprimer l’harmonie entre l’ordre naturel et surnaturel.  

Le christianisme, à la différence d’autres religions, n’a pas de prescriptions contraires à la morale naturelle et susceptibles de heurter le droit d’un Etat religieusement neutre. La foi ne prévaut pas sur la raison, tout comme la « grâce ne détruit pas la nature ». Le Christ a dénoncé la stérilité de ces prescriptions religieuses qu’Il a remplacée par la loi vivante de la Charité : une loi qui, dans l’ordre naturel, confie à la conscience le soin de distinguer le bien du mal. Les jugements de la conscience peuvent ainsi et doivent obéir à la seule raison, et non à des présupposés religieux ou idéologiques. 

Ainsi, finalement, réclamer le droit à l’objection  de conscience au nom de notre  liberté religieuse, c’est nier l’objectivité de la morale et de l’ordre naturel, et c’est laisser entendre que la foi catholique puisse être contraire à la raison. A l’inverse, objecter au nom de la seule justice nous ramène sur le terrain solide de la rationalité et prend sa pleine dimension de témoignage. 

Face à la négation de la dimension sociale de la religion, les chrétiens doivent demander le respect de leur liberté religieuse, et doivent défendre la légitimité de cette dimension sociale. En revanche, et cela est très important, face à la  négation de la dimension morale de la religion, les chrétiens ne doivent pas demander le respect au nom de la liberté religieuse. Ils doivent le faire uniquement au nom des seules exigences rationnelles de la conscience. 

Il y a un piège plus grand que la marginalisation et la discrimination : c’est le piège de l’incompréhension. Demander à être tolérés, c’est renoncer à être compris ; c’est accepter d’être placés en marge de la société, dans le camp  des irrationnels, des fanatiques, des illuminés et autres fous.

Etre taxé de folie est pire que d’être accusé d’intolérance. Le fait que les chrétiens soient taxés d’intolérance ne signifie pas qu’ils aient tort. 

http://federation-pro-europa-christiana.org/wordpress/?p=4339

 

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