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Quand le maoïsme affamait la Chine

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Parmi les idées les plus courantes sur le communisme chinois, il y a celle qui consiste à croire que la révolution communiste aurait au moins premis à tout le monde de se nourrir. Or c'est totalement faux, aussi faux que pour la Russie où la famine décima la population dès les premières années qui ont suivi la révolution d'octobre ou encore lors de la collectivisation forcée. Chantal Delsol rend ainsi compte d'un livre qui fait la lumière sur la grande famine qui a sévi en Chine communiste de 1958 à 1961 :

Ce n’est pas exactement "l’archipel du goulag" chinois, puisqu’il ne s’agit pas des goulags chinois, dont nous avons encore une connaissance bien modeste, pour cause de secrets bien gardés. Mais il s’agit d’une enquête minutieuse, copieuse et vaste, sur plus de six cents pages, sur la grande famine en Chine (1958-1961), province par province, chiffres à l’appui, chaque cas étayé sur des récits précis, citant leurs sources, et décrivant froidement les morts, les tortures, les actes de cannibalisme, les effrois, les familles démantelées, les errances mentales des chefs et tout le maillage de cette immense supercherie qui fabrique la terreur à partir de l’utopie.

Yang Jisheng raconte qu’il était jeune et fervent membre du Parti quand, rendant visite à son père au village, il le trouve exténué, puis apprend bientôt sa mort. Il croit à une mort accidentelle. Plus tard, il comprendra que son père était l’une des victimes qui, par millions, avaient été affamées selon l’idéologie. C’est cela qu’il veut raconter. Appelant le livre Stèles, du nom de ce monument où l’on inscrit le nom des morts, ou du nom d’une pierre tombale – stèle pour son père, victime initiatique, stèle pour les millions de Chinois victimes du système, stèle pour lui-même, dit-il avec humour, quand les autorités découvriront qu’il a écrit ce livre… 

L’accumulation des faits et des chiffres est une chose. On apprend qu’il y eut 400 000 morts de faim à Xinyang, on apprend ce que fut le cannibalisme dans l’Anhui, comment on appelait la chair humaine pour donner le change et combien de gens mouraient de diarrhées après en avoir mangé, on apprend les oppositions et leur répression dans tous leurs détails sordides, chiffres à l’appui des tortures infligées. Mais aussi, Yang Jisheng a analysé le phénomène totalitaire "le plus arriéré, le plus sauvage, le plus inhumain qui soit au monde". Il est passionnant de voir décortiqués les processus d’un régime qui s’est développé ailleurs, de constater les invariants et en même temps de voir par quels nouveaux mécanismes les Chinois ont inventé leur propre terreur. La pensée idéologique exige une crédulité totale dans les vertus de l’idée, écartant les faits.

C’est ainsi que les instances du Parti se persuadent pendant longtemps que le système des cantines communes permet de nourrir la population mieux et davantage. Des chiffres glorieux parviennent à Pékin pendant que déjà les cadavres de la famine jonchent les routes. Tout cela a aussi une histoire russe, ukrainienne, roumaine, cubaine, j’en passe des dizaines. La soi-disant dictature du prolétariat est en réalité une dictature de la nomenklatura, en l’occurrence bien nourrie et cynique. Comme partout en pays communiste. Mais ici la supercherie idéologique a bénéficié d’une communication grandiose. Le règne du slogan atteint un luxe de détails inouï, dont on a grande envie de rire s’il ne fallait pas d’abord en pleurer. Allez prendre tout ce qu’il vous faut, tout est gratuit, à chacun selon ses besoins, dit-on au paysan en haillons qui ne trouve plus de racine à manger. Quand souffle le "vent du communisme", alors se lève le "vent de l’exagération", le "vent des privilèges", le "vent de la contrainte". La paranoïa bat son plein, rapports inventés, chiffres ahurissants, statistiques foudroyantes. Chaque échelon administratif ajoute encore ses propres excès, ce qui fait que les chiffres arrivés en haut sont toujours vertigineux. D’en haut viennent des directives ignares, aussi éloignées que possible des réalités.

Yang Jisheng est devenu journaliste après ses études universitaires et, travaillant à l’agence Chine nouvelle, il a pu avoir accès à des informations peu répandues qui lui ont fait comprendre le mensonge dans lequel il vivait. Il a fait une vaste enquête qui dura des années, glana des faits lilliputiens qu’il n’aurait pas dû connaître et additionna une masse inouïe de détails lors même que rien n’était licite. En cela, il rappelle Soljenitsyne. La liberté de pensée est toujours admirable. Mais une enquête aussi approfondie dans l’ambiance de Tiananmen, cela relève du prodige. 

Pour lui, le totalitarisme communiste représente un prolongement du despotisme bimillénaire chinois, dont il date l’origine au IIIe siècle avant J.-C. Comme s’il fallait voir là une espèce de fatalité…

On peut en terminant faire deux remarques. La première, c’est que le despotisme traditionnel trouvera peut-être bientôt quelques limites quand la plupart des dirigeants (communistes) chinois envoient leurs enfants faire leurs études aux États-Unis, et quand le développement des réseaux sociaux lève forcément le voile sur ce qui, jusqu’alors, demeurait secret : certains médias chinois font état aujourd’hui des 30 millions de morts de faim provoqués par le Grand Bond en avant… La seconde, c’est que même quand ici ou là la réalité de ces horribles événements s’étale au grand jour, aucune repentance n’apparaît à l’horizon. Alors que devant les crimes nazis nous sommes pétrifiés de remords, là-bas comme d’ailleurs au Cambodge, on soupire : "C’est ainsi."

Stèles, la grande famine en Chine, 1958-1961, de Yang Jisheng, Seuil, 2012.

Paru dans Valeurs actuelles, 15 novembre 2012 - via Magistro

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