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Sur la mort par suicide assisté

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La mort de Christian de Duve a fait couler beaucoup d'encre. Dans "Réussir sa mort", Fabrice Hadjadj commente un passage de "La dernière leçon" où Noëlle Châtelet rapporte les derniers moments de sa mère, Madame Jospin, qui avait décidé elle aussi de recourir à l'euthanasie. Nous reproduisons ici ces réflexions de Fabrice Hadjadj intitulées "Dernier sacrement" :

Mme Jospin, la mère de Lionel et de Noëlle, était une sage-femme. Je ne crois pas néanmoins qu'elle fut une femme sage. Sa fille, dans un livre à la fois mièvre et barbare, le sentimentalisme ayant pour but de mieux en faire avaler le sadisme (le mot est à prendre dans un sens presque littéral, Noëlle Châtelet étant une spécialiste de Sade), prétend transmettre son enseignement sur le « comment mourir ». Le livre s'intitule La dernière leçon. Il obtint en 2004 le prix Renaudot des lycéens. Le ministère de l'Éducation nationale, après avoir béni sa circulation dans les classes de français, applaudit de bon cœur à cette récompense, car il faudra bien inculquer aux jeunes, dorénavant, les douceurs du suicide. Nul n'ignore sur ce point le militantisme de feue Mme Jospin, si active dans l'Association pour le droit de mourir dans la dignité. Elle y voyait la seconde bataille d'une guerre dont la première aurait été remportée, et qui concernait le droit à tuer des embryons dans une dignité non moins suffisante. Noëlle Châtelet répète cette leçon bien apprise: « Le choix de mettre fin à tes jours avait nom liberté. Une liberté, pour la sage-femme, indissociable de celle de la conception. Tu t’étais battue pour cela aussi, pour le droit à donner ou non la vie, toi qui accouchas les mères [Remarquez qu’il n’est pas dit : « Toi qui les fis avorter », ce que les mots précédents laissaient attendre, mais cette rhétorique de l'euphémisme et du renversement nous est désormais familière]. Choisir la vie, choisir la mort relevaient de la même exigence. Une même logique: "Tu verras, un jour nous l'aurons, ce droit à la mort digne. Tu verras, cette bataille, nous la gagnerons!." » Choisir, le maître-mot du consommateur pointilleux, de l'abonné à Que choisir? Non pas accueillir la vie, non pas consentir à la mort, mais tout ramener à l'étroitesse d'un caddie dans quoi mettre son baril de cyanure ou son embryon en pot.

La dignité se réduit d'ailleurs ici à l'utilité. Car Mme Jospin, âgée de quatre-vingt deux ans, ne souffre pas d'une maladie torturante. Elle peut encore conduire, lire, travailler à étiqueter tous ses biens pour les répartir entre ses proches, préparer elle-même les deux cents faire-part personnalisés pour expliquer à chacun son geste. Elle mange des huîtres presque tous les jours et porte un survêtement bleu. Seulement, malgré cette énergie étrange, elle est fatiguée. Elle qui a tant secouru les autres ne supporte pas cette fatigue qui ne lui permet plus de les secourir comme avant. «Fatiguée. Était-ce une raison pour mourir? Pour toi, oui. C'était une raison. Une bonne et légitime raison. Être utile à la marche du petit monde et du grand aussi. Fonctionner en quelque sorte, comme les ustensiles ménagers, être en état de marche. » La dignité humaine consiste donc à fonctionner comme un grille-pain, une massicoteuse ou un aspirateur. Et mourir dans la dignité signifie se mettre soi-même à la casse, dès lors qu'on ne peut plus marcher comme sur la notice. Cela peut aller très loin. Il suffit de rater un plat pour ne plus être digne de vivre: «Mais oui, tu la comprenais, la vieille dame qui s'était jetée par la fenêtre pour avoir raté sa blanquette d'agneau! Mais oui, il pouvait tuer, le sentiment atroce de l'impuissance liée à la vieillesse! » Pareilles exclamations prêteraient à l'hilarité si elles ne procédaient pas d'une funeste ignorance, et d'un orgueil qui voudrait passer pour du courage et de l'humilité. Il y a du reste des pages plus comiques encore, et plus affreuses aussi, celles par exemple où il nous est affirmé qu'apprendre à mourir est exactement pareil qu'apprendre à faire pipi. Devant une vieille photo de vacances où sa mère la tient, petite fille, alors qu'elle quitte pour la première fois ses langes, Noëlle Châtelet fait très sérieusement ce rapprochement. Mme Jospin l'initierait à l'euthanasie comme elle l'initia à l'excrétion: «N'aie pas peur du pipi au-dessus des herbes hautes. N'aie pas peur de la mort de ta mère. C'est pareil ! Du même ordre pour ce qui est de la posture, pour ce qui est de la nature [Est-ce à dire que le deuil se pratique accroupi ?]. Je te dis "N'aie pas peur" parce que l'un et l'autre s'apprennent en douceur, sans douleur, du moment que quelqu'un vous tient, vous tient bien au-dessus des herbes, de l'inconnu. Moi, ta mère, je te tiens. Tu verras. [...] Je t'apprendrai la mort, ma mort, comme je t'ai appris ce premier pipi périlleux dans notre jardin du bord de merl.» Platon, Montaigne, l'Evangile surtout n'ont plus lieu d'être. La mort, rien de plus facile, rien de moins douloureux, ça s'apprend comme on pisse. Le cercueil soulage autant que l'urinoir.

Le « N'aie pas peur» récurrent, comme le négatif du « N'aie pas peur» répété par Jean-Paul Il, correspond à cette fuite devant la peur dont nous avons parlé au précédent chapitre, et à un refus de ce qui fait l'humanité des larmes. Car Mme Jospin, de page en page, ne cesse de répéter son injonction de ne pas pleurer, de ne pas avoir de chagrin, jusqu'à cette requête ultime qui montre à quel point le geste planifié est contre nature: « Ne pleure pas, as-tu dit. Si tu pleures, moi aussi je vais pleurer, pleurer sans pouvoir m'arrêter. » Et plus loin l'on voit s'étendre le règne d'une insondable hypocrisie: les enfants pleurent à flots en cachette, mais pas devant la mère, pour ne pas la blesser, si bien que celle-ci peut laisser sur elle se refermer le piège d'un volontaire malentendu: «J'ai du courage, oui. C'est vous, mes enfants, qui me donnez du courage par le vôtre. Si vous n'en avez plus, je perds le mien. - On en a, maman, on en a.» Ce qui ne peut conduire qu'à ce mot de la fin, ces paroles du dernier coup de fil, le 5 décembre 2002, effroyables sous leurs dehors inoffensifs: «A présent, je suis tranquille. Je suis prête. Tout est prêt. Je vais prendre ma douche, maintenant. .. » La douche. Prendre sa douche. Même euphémisation que les nazis dans les camps d'extermination. Sauf qu'ici le camp est livré à domicile; l'illusion, volontaire; le gazage, sans cri. Car l'on est devenu à soi-même et le Juif et le S.S.

Derrière cette leçon de suicide assisté, on devine une détresse qui cache mal son jeu. Dès le départ, la fille est face à un ultimatum: ce sera, se dit-elle, « avec ou sans moi ». Elle préfère donc que ce soit avec. Elle raconte à quel point la terrorisait, enfant, l'idée que sa mère allait mourir. Le lecteur en infère que participer à son suicide, en être complice, est une manière encore de refuser cette mort. Celle-ci ne serait plus ce qui échappe, mais encore une chose entre sa mère et elle, un effort, face au lien qui va se rompre, pour que cette rupture soit encore leur possession, le produit d'un consentement mutuel, grâce à l'assassinat. L'amour qui tourne à l'idolâtrie va toujours ainsi jusqu'au meurtre (Noëlle Châtelet est consciente de cette possible accusation, puisque, lorsqu'elle dit à sa mère «Je t'adore », elle rappelle elle-même - à la légère, sans doute - qu'en principe on n'adore que Dieu). Et l'on comprend que derrière cette leçon qui se voudrait dernière, le B.A. BA de l'humilité n'est pas su. Derrière cette montre d'un prétendu courage, la faiblesse n'est pas assumée. L'impuissance est vécue comme l'insupportable. On veut faire quelque chose. Autrefois, il y avait les larmes, le recours à Dieu, l'extrême-onction. A présent, en guise de dernier sacrement, il y a ce qu'on nomme euthanasie. Nous ne sommes plus comme le prince Salina, à la fin du Guépard de Visconti: dans la rue, après avoir quitté le bal, le noble Sicilien s'agenouille devant un petit prêtre qui file, précédé d'une clochette, porter à un pauvre qui se meurt le saint viatique. Nos genoux et nos nuques sont devenus raides. Nos mains savent saisir mais non plus se joindre. Nous ne savons plus que faire, en ces heures solennelles, quand il n'y a plus rien à faire; alors nous faisons n'importe quoi. Parce que nous avons oublié que nous pouvions accompagner l'œuvre de Dieu. Parce que nous ne savons plus demander l'huile chrismale, chanter la litanie des saints, dire le Suscipe me ou le kaddish des orphelins. Mme Jospin et sa fille sont les victimes d'un monde qui ne sait plus prier, c'est-à-dire changer l'impuissance humaine en puissance divine. Pourtant, Noëlle Châtelet conserve au fond d'elle une espérance. Dans son livre, elle s'adresse à sa mère comme si elle était encore vivante, elle qui pourtant ne croit pas en l'immortalité. Artifice littéraire? Comble de l'imposture ? Il ne me semble pas. Par là, inconsciemment, elle se trahit et prouve qu'elle ne peut pas ne pas y croire encore. J'entends ce qui reste de prière désespérée dans son cœur, et je sais que l'Eternel veut pardonner à cette fille et à cette mère qui s'efforcèrent d'ignorer la première leçon de la vie.

Commentaires

  • N'y a-t-il donc déjà pas assez de jeunes qui se donnent la mort qu'elle soit violente en se jettant sous un train ou sous les balles en Syrie ou qu'elle soit lente par la déchéance de la drogue ? Faut-il vraiment "en remettre une couche" en leur disant qu'ils ont "droit à la mort" et en leur expliquant comment mettre fin à leurs jours "sans douleur" ? Ce n'est certainement pas le destin souhaité par les parents de ces jeunes qui les ont porté, mis au monde et élevé pendant 20 ans! Ces lectures mortifères devraient être censurées car nous avons au contraire le devoir de donner aux jeunes un sens à leur vie.
    Pour ma part, je dois beaucoup aux prêtres qui m'ont appris quel rôle pourrait être le mien, aussi infime soit-il, dans l'avènement du Royaume de Dieu, ces prêtres aujourd'hui condamnés et rejettés par la société hédoniste et nombriliste dans laquelle nous vivons...Je pense souvent aux dernières paroles du Christ agonisant sur la croix pour racheter nos (innombrables) péchés : "Seigneur, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font."

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