LES MARTYRS DES JARDINS DE NÉRON A ROME VERS LE Ier AOUT DE L'AN 64
Le 19 juillet 64, commença l'incendie de Rome, qui dura neuf jours. Quand il fut éteint, une immense population réduite au plus complet dénuement s'entassa aux enviions du Champ de Mars, où Néron fit dresser des baraques et distribuer du pain et des vivres. D'ordinaire, ces oisifs acclamaient l'empereur; maintenant qu'ils avaient faim, ils le haïrent. Des accusations persistantes poursuivaient le pitre impérial. On savait qu'il était venu d'Antium pour jouir de l'effroyable spectacle dont la sublime horreur le transportait; on racontait même, ou du moins on insinuait, que lui-même avait ordonné ce spectacle, tel qu'on n'en avait jamais vu de pareil. Les accusations se haussaient jusqu'à la menace. Néron, qui le sut, essaya de détourner les soupçons en jetant à la foule un nom et une proie. Il y en avait un tout trouvé. En brûlant Rome, Néron avait blessé au vif les préjugés tenaces d'un peuple conservateur au plus haut degré de ses monuments religieux. Toute la friperie liturgique du paganisme, trophées, ex-votos, dépouilles opimes, pénates, tout le matériel religieux du culte avait flambé. L'horreur avait sa source dans le sentiment très vif de la religion et de la patrie outragées. Or il y avait, à Rome même, un groupe de population que son irréductible protestation contre les dieux de l'empire signalait à tous, c'était la colonie juive ; une circonstance semblait accablante contre eux dans l'enquête sur la responsabilité des récents désastres. Le feu avait pris dans les échoppes du Grand-Cirque, occupées par des marchands orientaux, parmi lesquels étaient beaucoup de Juifs. Mais il avait épargné la région de la porte Capène et le Transtevère, dont les Juifs formaient presque exclusivement la population. Ils n'avaient donc souffert quelque dommage qu'au Champ de Mars. De là à inculper les Juifs il y avait peu à faire, cependant ils échappèrent ; c'est que Néron était entouré de Juifs : Tibère Alexandre et Poppée étaient au plus haut point de leur faveur ; dans un rang inférieur, des esclaves, des actrices, des mimes, tous juifs et fort choyés. Est-ce trop s'avancer, que d'attribuer à ce groupe l'odieux d'avoir fait tomber sur les chrétiens la vengeance menaçante? Il faut se rappeler l'atroce jalousie que les Juifs nourrissaient contre les chrétiens, et si on la rapproche « de ce fait incontestable que les Juifs, avant la destruction de Jérusalem, furent les vrais persécuteurs des chrétiens et ne négligèrent rien pour les faire disparaître », on y trouvera le commentaire authentique d'un mot de saint Clément Romain, qui, faisant allusion aux massacres de chrétiens ordonnés par Néron, les attribue « à la jalousie, dia Zelon ».
Quand la rumeur se répandit, à l'aide de ce que nous appellerions aujourd'hui « la pression officielle », on fut surpris de la multitude de ceux qui suivaient la doctrine du Christ, laquelle n'était autre chose, aux yeux du plus grand nombre, qu'un schisme juif. Les gens sensés trouvèrent l'artifice pitoyable; l'accusation d'incendie portée contre ces pauvres gens ne tenait pas debout; « leur vrai crime, disait-on, c'est la haine du genre humain ».
Néanmoins on ne s'apitoya pas longtemps, car on allait s'amuser. En effet, les jeux que l'on donna dépassèrent en horreur tout ce que l'on avait jamais vu. Tacite et le pape saint Clément nous ont laissé quelques traits de ces jeux, qui durèrent peut-être plusieurs jours; nous donnons plus loin leurs trop courts récits, dont la brièveté ne peut se passer du commentaire que l'on va lire.
« A la barbarie des supplices, cette fois, on ajouta la dérision. Les victimes furent gardées pour une fête, à laquelle on donna sans doute un caractère expiatoire. Rome compta peu de journées aussi extraordinaires. Le ludus matutinus, consacré aux combats d'animaux, vit un défilé inouï. Les condamnés, couverts de peaux de bêtes fauves, furent lancés dans l'arène, où on les fit déchirer par des chiens ; d'autres furent crucifiés ; d'autres, enfin, revêtus de tuniques trempées dans l'huile, la poix ou la résine, se virent attachés à des poteaux et réservés pour éclairer la fête de nuit. Quand le jour baissa, on alluma ces flambeaux vivants. Néron offrit pour le spectacle les magnifiques jardins qu'il possédait au delà du Tibre et qui occupaient l'emplacement actuel du Borgo, de la place et de l'église de Saint-Pierre. Il s'y trouvait un cirque, commencé par Caligula, continué par Claude, et dont un obélisque, tiré d'Héliopolis (celui-là même qui marque de nos jours le centre de la place Saint-Pierre), était la borne. Cet endroit avait déjà vu des massacres aux flambeaux. Caligula, en se promenant, y fit décapiter, à la lueur des torches, un certain nombre de personnages consulaires, de sénateurs et de clames romaines. L'idée de remplacer les falots par des corps humains, imprégnés de substances inflammables, put paraître ingénieuse. Comme supplice, cette façon de brûler vif n'était pas neuve; mais on n'en avait jamais fait un système d'illumination. A la clarté de ces hideuses torches, Néron, qui avait mis à la mode les courses du soir, se montra dans l'arène, tantôt mêlé au peuple en habit de jockey, tantôt conduisant son char et recherchant les applaudissements. Il y eut pourtant quelques signes de compassion. Même ceux qui croyaient à la culpabilité des chrétiens et qui avouaient qu'ils avaient mérité le dernier supplice eurent horreur de ces cruels plaisirs. Les hommes sages eussent voulu qu'on fit seulement ce qu'exigeait l'utilité publique, qu'on purgeât la ville d'hommes dangereux, mais qu'on n'eût pas l'air de sacrifier des criminels à la férocité d'un seul.
« Des femmes, des vierges furent mêlées à ces jeux horribles. On se fit une fête des indignités sans nom qu'elles souffrirent. L'usage s'était établi, sous Néron, de faire jouer aux condamnés, dans l'amphithéâtre. des rôles mythologiques entraînant la mort de l'acteur. Ces hideux opéras, où la science des machines atteignait à des effets prodigieux, étaient chose nouvelle ; la Grèce eût été surprise si on lui eût suggéré une pareille tentative pour appliquer la férocité à l'esthétique, pour faire de l'art avec la torture. Le malheureux était introduit dans l'arène, costumé en dieu ou en héros voué à la mort, puis représentait, par son supplice, quelque scène tragique des fables consacrées par les sculpteurs et les poètes. Tantôt c'était Hercule furieux brûlé sur le mont Oeta, arrachant de dessus sa peau la tunique de poix enflammée ; tantôt Orphée mis eu pièces par un ours, Dédale précipité du ciel et dévoré par les bêtes, Pasiphaé subissant les étreintes du taureau, Atys meurtri ; quelquefois c'étaient d'horribles mascarades, où les hommes étaient accoutrés en prêtres de Saturne, le manteau rouge sur le dos, les femmes en prêtresses de Cérès, portant les bandelettes au front ; d'autres fois enfin, des pièces dramatiques, au courant desquelles le héros était réellement mis à mort, comme Lauréolus, ou bien des représentations d'actes tragiques, comme celui de Mucius Scaevola. A la fin, Mercure, avec une verge de fer rougie au feu, touchait chaque cadavre pour voir s'il remuait; des valets masqués, représentant Pluton ou l'Orcus, traînaient les morts par les pieds, assommant avec des maillets tout ce qui palpitait encore.
« Les dames chrétiennes les plus respectables durent se prêter à ces monstruosités. Les unes jouèrent le rôle des Danaïdes, les autres celui de Dircé. Il est difficile de dire en quoi la fable des Danaïdes pouvait fournir un tableau sanglant. Le supplice que toute la tradition mythologique attribue à ces femmes coupables, et dans lequel on les représentait, n'était pas assez cruel pour suffire aux plaisirs de Néron et des habitués de son amphithéâtre. Peut-être défilèrent-elles portant des urnes et reçurent-elles le coup fatal d'un acteur figurant Lyncée. Peut-être vit-on Amymone, l'une des Danaïdes, poursuivie par un satyre et violée par Neptune. Peut-être enfin ces malheureuses traversèrent-elles successivement devant les spectateurs la série des supplices du Tartare et moururent-elles après des heures de tourments.
« Quant aux supplices des Dircés, il n'y a pas de doute. On connaît le groupe colossal désigné sous le nom de Taureau Farnèse, maintenant au musée de Naples. Amphion et Zethus attachent Dircé aux cornes d'un taureau indompté, qui doit la traîner à travers les rochers et les ronces du Cithéron. Ce médiocre marbre rhodien, transporté à Rome dès le temps d'Auguste, était l'objet de l'universelle admiration. Quel plus beau sujet pour cet art hideux que la cruauté du temps avait mis en vogue et qui consistait à faire des tableaux vivants avec les statues célèbres? Un texte et une fresque de Pompei semblent prouver que cette scène terrible était souvent représentée dans les arènes, quand on avait à supplicier une femme. Attachées nues par les cheveux aux cornes d'un taureau furieux, les malheureuses assouvissaient les regards lubriques d'un peuple féroce. Quelques-unes des chrétiennes immolées de la sorte étaient faibles de corps ; leur courage fut surhumain; mais la foule infâme n'eut d'yeux que pour leurs entrailles ouvertes et leurs seins déchirés. »
TACITE, Annales, liv. XV, ch. XLIV. — CLÉMENT ROMAIN, Epître aux Corinthiens, I, ch. III, V et VI. — SUÉTONE, Néron, 16. — Pour la discussion des textes, leur valeur critique, voyez : RENAN, Origines du christianisme, t. IV (cité ici pour le commentaire du texte), p. 152 et suiv. — P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. 1, p. 33 et suiv.: « L'incendie de Rome et les martyrs d'août 64. » — Douais, La persécution des chrétiens de Rome en l'année 64, dans la Rev. des Quest. hist. du 1er octobre 1885, en réponse à Recasa : : La persécution des chrétiens sous Néron (1884).—Ramsay, The Church in the Roman Empire (1884), p. 232 et suiv., et les ouvrages de DOULCET, MILMAN, NEUMANN, traitant des rapports de l'Eglise avec l'Etat Romain. — BAUER, Christus und die Caesaren (1877), p. 273. — ARNOLD, Die Neronische Christenverfolgung, p. 105. — SCRILLER, Gesch. d. Kaiserrechts enter der Regierung des Nero, p. 437. — Voyez la note de HOLBROOKE ad Tacit., Annal. XV, 44. — ATTILIO PROFUMO, Le fonti ed i tempi dell' incendio neroniano, in-4°, Roma, 1904.