Lu sur le site « Chiesa » de Sandro Magister (extraits) :
[…] Les deux principaux points ayant donné lieu à des affrontements pendant ce synode ont été et continuent à être, justement, les deux questions capitales à propos desquelles Walter Kasper et Joseph Ratzinger se sont affrontés pendant trente ans : l’accès des divorcés remariés à la communion et les rapports entre l’Église universelle et les Églises locales.
ÉGLISE UNIVERSELLE ET ÉGLISES LOCALES
En ce qui concerne le second point, Kasper défendait la simultanéité originelle de l’Église universelle et des Églises particulières et il voyait à l’œuvre, en la personne de Ratzinger, "une tentative de restauration théologique du centralisme romain". Pour sa part, Ratzinger reprochait à Kasper de réduire l’Église à une construction sociologique, mettant en danger l’unité de l’Église et en particulier le ministère du pape.
L’opposition entre les deux hommes a commencé en 1983, elle a atteint son point culminant avec la publication, en 1992, d’une lettre de la congrégation pour la doctrine de la foi, dont Ratzinger était alors préfet, intitulée "Communionis notio", et elle s’est poursuivie jusqu’en 2001, avec un dernier échange d’estocades dans "America", la revue des jésuites de New-York.
Mais, une fois devenu pape, Ratzinger a réaffirmé, une nouvelle fois, son point de vue dans l'exhortation apostolique post-synodale "Ecclesia in Medio Oriente" de 2012 :
"L’Église universelle est une réalité préalable aux Églises particulières, qui naissent dans et par l’Église universelle. Cette vérité reflète fidèlement la doctrine catholique et particulièrement celle du concile Vatican II. Elle introduit à la compréhension de la dimension ‘hiérarchique’ de la communion ecclésiale et permet à la diversité riche et légitime des Églises particulières de s’articuler toujours dans l’unité, lieu dans lequel les dons particuliers deviennent une authentique richesse pour l’universalité de l’Église".
Aujourd’hui, en revanche, le pape François a formulé le souhait, dans son exhortation apostolique "Evangelii gaudium", que les conférences épiscopales deviennent "sujets d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique", parce qu’"une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et sa dynamique missionnaire".
Et, en plein synode, le 17 octobre dernier, François a réaffirmé "la nécessité d’une décentralisation salutaire ", c’est-à-dire la nécessité de confier à l’épiscopat de chaque pays la responsabilité "du discernement de toutes les problématiques qui s’annoncent sur son territoire".
On se rend compte que cette opposition n’est pas du tout abstraite, si l’on prête attention à cette déclaration faite, au printemps dernier, par le cardinal Marx, numéro un des évêques d’Allemagne :
"Nous ne sommes pas une filiale de Rome. Chaque conférence épiscopale est responsable de la pastorale dans son contexte culturel et elle doit prêcher l’Évangile à sa manière propre. Nous ne pouvons pas attendre qu’un synode nous dise comment nous devons organiser dans notre pays la pastorale du mariage et de la famille".
Maintenant le synode a eu lieu, mais en Allemagne – et pas seulement dans ce pays – il y a déjà un bon moment que l’on fait ce que l’on veut, en ce qui concerne l’accès des divorcés remariés à la communion.
Et nous arrivons ainsi à l’autre point de l’opposition historique entre Kasper et Ratzinger.
LA COMMUNION AUX DIVORCÉS REMARIÉS
Au commencement des années Quatre-vingt-dix, Kasper, qui était alors évêque de Rottenburg, refusa - de même que Karl Lehmann, évêque de Mayence, et Oskar Saier, évêque de Fribourg-en-Brisgau – de tenir compte de l’interdiction, formulée par Rome, de donner la communion aux divorcés remariés. Interdiction dont l’expression la plus récente se trouvait dans l'exhortation apostolique "Familiaris consortio" publiée en 1981 par Jean-Paul II. Le dialogue avec Ratzinger prit fin en 1994, avec une lettre adressée à tous les évêques du monde par la congrégation pour la doctrine de la foi dont Ratzinger était préfet, qui réaffirmait l’interdiction. Pendant deux décennies Kasper ne parla plus de cette question. Mais, depuis que Jorge Mario Bergoglio est pape, le cardinal octogénaire est remonté en première ligne pour proposer à nouveau ses thèses, cette fois-ci avec le soutien initial du nouveau successeur de Pierre. En effet celui-ci l’avait chargé, au mois de février 2014, de donner le ton aux cardinaux réunis en consistoire, dans la perspective du double synode consacré à la famille. Et Kasper ayant cité Ratzinger de manière inappropriée dans son discours, la confrontation entre les deux hommes a connu, l'an dernier, un rebondissement inattendu.
> Au synode sur la famille le pape émérite prend lui aussi la parole (3.12.2014
Cependant les réactions des cardinaux et des évêques aux opinions qui avaient été exprimées par Kasper ont été tellement fortes et tellement nombreuses qu’elles ont étonné le pape François lui-même, qui a paru, par la suite, prendre quelque peu ses distances par rapport à Kasper :
> Cote des valeurs du synode. Kasper en baisse, Caffarra en hausse(20.3.2015)
Cette opposition des prélats est apparue encore plus vive au cours du synode de ce mois d’octobre, à tel point que Kasper lui-même en est venu à retirer ses propositions et à se replier sur une solution minimale, la seule qu’il pensait pouvoir encore présenter en séance avec quelque espoir de succès.
Bizarrerie du destin : cette solution minimale est justement une hypothèse qui avait été présentée deux fois par Ratzinger, d’abord en tant que cardinal sous la forme d’un texte publié en 1998 puis en tant que pape, lorsque ce même texte a été publié à nouveau en 2011 :
> La pastorale del matrimonio deve fondarsi sulla verità
Ratzinger partait d’un cas exemplaire : celui de quelqu’un qui est, en conscience, convaincu que son mariage célébré à l’église est nul mais qui se trouve dans l’impossibilité d’obtenir un jugement canonique qui le définisse comme tel.
Dans des cas comme celui-là, écrivait-il, "il ne semble pas que soit ici exclue, en principe, l’application de l’epikeia au ‘for interne’".
Et il ajoutait:
"De nombreux théologiens pensent que les fidèles doivent absolument s’en tenir, même au « for interne », aux jugements du tribunal même si, à leur avis, ils sont erronés. D’autres estiment que, au « for interne », des exceptions sont pensables parce que, dans la législation concernant les procès, il ne s’agit pas de normes de droit divin, mais de normes de droit ecclésial. Cette question exige cependant des études et des clarifications ultérieures. On devrait en effet clarifier d’une manière très précise les conditions pour que se vérifie une « exception », dans le but d’éviter l’arbitraire et de protéger le caractère public – soustrait au jugement subjectif – du mariage".
Eh bien, au cours de la dernière semaine du synode, le groupe allemand s’est rallié unanimement à cette dernière hypothèse qui avait été proposée en son temps par Ratzinger en tant que cas d’école : confier au "for interne", c’est-à-dire au confesseur et au pénitent réunis, le "discernement" des cas dans lesquels il est possible de permettre "l'accès aux sacrements". Et dans le groupe "Germanicus" il y avait, en plus de Kasper, les cardinaux Marx et Christoph Schönborn, ainsi que d’autres novateurs. Mais il y avait également Gerhard Müller, actuel préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi et ratzingerien convaincu.
Cependant, lorsque la solution "allemande" a été incluse dans le document final – qui remplaçait lui-même une précédente version bouleversée par les critiques – et qu’elle a été soumise en séance à l’épreuve du vote, il a fallu, pour parvenir à une approbation, atténuer encore sa formulation, à tel point que le texte a été dépouillé de son caractère de nouveauté. C’est ainsi que "l'accès aux sacrements" a été édulcoré pour devenir une imprécise "possibilité d’une participation plus pleine à la vie de l’Église". Dans le texte qui a finalement été approuvé, on ne trouve même pas une seule fois, dans les paragraphes concernant les divorcés remariés, le mot "communion", ni aucun terme équivalent. Il n’y a donc rien de nouveau, en somme, par rapport à l’interdiction qui est actuellement en vigueur, tout au moins si l’on s’en tient à la lettre du texte.
QUE DIRA FRANÇOIS
,[…Mais] dans quelques mois, l'exhortation apostolique par laquelle François mettra à profit les travaux du synode sera publiée.
C’est à lui, et à lui seul, qu’incomberont toutes les décisions, parce qu’un synode a une mission exclusivement consultative et de proposition. Mais il n’est pas dit que le pape devra s’en tenir à la "Relatio finalis" qui lui a été remise.
Le père Adolfo Nicolas Pachon, préposé général de la Compagnie de Jésus, qui connaît bien Bergoglio et qui a été inclus par le pape dans la commission chargée de rédiger la "Relatio", a lancé cet avertissement :
"En commission, l'idée était de préparer un document qui laisserait les portes ouvertes, pour que le pape puisse entrer et sortir, faire comme il l’entend. C’est un document qui laisse les mains libres à François".
En tout cas François n’écrira pas le mot "fin". Avec ses deux synodes, il a lancé un processus qu’il est le premier à ne pas vouloir arrêter.
Le cardinal Timothy Dolan, archevêque de New-York, a déclaré au site web "Crux" :
"Il me semble que, pour François, cela fasse partie de la spiritualité ignatienne : le désordre, la confusion, les questions ouverte sont une bonne chose. Bien souvent notre désir de quelque chose d’ordonné, de prévisible, de bien structuré, peut constituer un obstacle au travail de la grâce. François en paraît convaincu"…
Tout l’article ici : Eglise synodale mais c’est le pape qui prendra toutes les décisions
JPSC
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"Il me semble que, pour François, cela fasse partie de la spiritualité ignatienne : le désordre, la confusion, les questions ouverte sont une bonne chose. Bien souvent notre désir de quelque chose d’ordonné, de prévisible, de bien structuré, peut constituer un obstacle au travail de la grâce. François en paraît convaincu"
Cette citation du cardinal Dolan (archevêque de New-York) à propos du pape actuel, appelle une réflexion : au sein de l’Eglise, le débat fraternel est, me semble-t-il, une bonne chose, dès lors qu’il s’agit de devenir ensemble plus conformes à la Vérité qui nous dépasse.
Le Père André Manaranche (un autre jésuite) disait -je cite plus ou moins de mémoire- qu’entre fils de l’Eglise on ne reste pas sur un désaccord : on prie puis on revient sur la question, autant de fois qu’il le faut, humblement, jusqu’à ce que le consensus se fasse sous le regard de l’Esprit. Le pape est là pour susciter cette disposition intérieure parmi ses fils et filles, jamais pour les inviter "à mettre la pagaille"