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L'imposture de l'art contemporain

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Publié sur 1000-idees-de-culture-generale.fr (via "Espérance Nouvelle"):

Une critique de l’art contemporain (Aude de Kerros)

Parallèlement à son œuvre d’artiste, peintre et graveur, Aude de Kerros mène une réflexion de fond sur l’Art contemporain, qui s’est traduite dans plusieurs essais (*). Son nouvel opus, L’Imposture de l’Art contemporain, une utopie financière, aux Éditions Eyrolles, est une synthèse éclairante: à la fois histoire de l’art, enquête politico-économique très documentée et réflexion critique voire polémique sur le «sens et destin» de l’art, pour reprendre un titre célèbre de son maître René Huyghe.

Le FIGARO. – On entend logiquement l’expression «Art contemporain» comme l’art d’aujourd’hui, et vous en montrez l’équivoque. D’une part, elle désigne une forme de création spécifique, qui est loin d’être la seule chez les artistes vivants. D’autre part, elle joue sur le prestige du mot «art», qui évoque une longue et haute histoire de l’esprit humain, alors que son propos est justement d’en prendre le contre-pied.

Aude DE KERROS. – Oui, l’imposture est d’abord sémantique. Depuis les premières peintures rupestres, l’art pictural est un langage non verbal qui délivre un sens grâce à la forme. Il est lié à la condition humaine, il en exprime toutes les contradictions, explore le visible comme l’invisible, les choses les plus interdites et les plus indicibles. Il signifie un rapport au monde et révèle la réalité en la métamorphosant par les formes, qui sont inépuisables parce qu’elles sont le fruit de l’imagination et de la pensée d’un artiste toujours singulier, même si chacun est évidemment tributaire de la civilisation à laquelle il appartient. Or, le courant conceptuel qui a pris dans les années 1970 la dénomination d’«Art contemporain» se définit lui-même comme l’inverse de l’art, dont il fait la critique radicale, et il parle un autre langage, issu de la sociologie et plus tard du marketing. Il se fonde sur la célèbre formule de Marcel Duchamp: «Est de l’art ce que l’artiste déclare tel.» Ce que les institutions définissent ainsi, ajoutera plus tard le philosophe Arthur Danto. En conséquence, n’importe quoi peut devenir de l’art, à l’exception du grand art, qui suppose un savoir, un talent, une excellence.

Cette «déclaration d’art» est d’abord une posture intellectuelle. À quel moment la posture devient-elle imposture?

Les artistes conceptuels appliquent un processus provocateur qui est un peu l’équivalent de la philosophie cynique: une transgression qui oblige celui qui regarde à se poser des questions. Je suis tout à fait pour cette position. Elle a toujours existé, chez les Grecs, où Dionysos répond à Apollon, chez les Romains avec les saturnales, dans le dadaïsme des années 1920… Mettre les choses cul par-dessus tête empêche le totalitarisme, éternelle tentation des intellectuels. Le paradoxe est que, justement, l’Art contemporain est devenu un dogmatisme totalitaire. Au départ, le conceptualisme a été une avant-garde parmi d’autres. Andy Warhol l’orientera vers le produit marketing fabriqué en série, adapté à la société de consommation mondialisée. Quand il meurt, en 1987, sa «révolution commerciale de l’art» est réalisée. Puis, à la fin des années 1990, de marchandise industrielle l’Art contemporain est devenu produit financier dérivé haut de gamme, qui fabrique sa valeur et sa cote en circuit fermé, sans les régulations qui régissent par ailleurs ces marchés.

Vous analysez très précisément ces mécanismes financiers. Mais intellectuellement, spirituellement, quelle est la nature de la domination de l’Art contemporain? D’où lui vient son côté totalitaire?

C’est la résultante d’évolutions politiques et intellectuelles complexes. Il faut remonter au constructivisme de la révolution bolchevique de 1917: «Créer, c’est détruire», telle était la doxa. Le devoir du révolutionnaire était de faire table rase du savoir et de l’art «bourgeois» pour construire une humanité nouvelle. Staline a réservé cette fonction de sape aux agents d’influence sur les fronts extérieurs à l’URSS, imposant chez lui un art plus «positif». Le nihilisme intellectuel a ainsi continué sa route en Occident, repris par certaines avant-gardes. Moscou était en avance sur l’Amérique, qui a pris le relais, en 1947, pour étendre son impérialisme politique puis commercial par l’influence culturelle. En France, parallèlement à l’emprise américaine, qui va déplacer le centre de l’art de Paris à New York, l’avant-garde conceptuelle a, autour de 1968, une tonalité politique gauchiste. Jusqu’aux années 1980, tous les courants, toutes les polarités artistiques coexistent. Tout le monde se dispute et discute.

Que s’est-il passé alors?

Quand on se place dans la grande histoire, la ressemblance est frappante entre la France et l’Union soviétique. Au temps de la NEP, il y avait trois courants: le constructivisme, l’académisme et les artistes autonomes. En 1932, Staline choisit un style unique, l’académisme, qui deviendra le réalisme socialiste, et qui a un organe officiel, l’Union des artistes. Il s’est passé la même chose en France en 1983, quand Jack Lang a créé plusieurs institutions encadrant complètement la vie artistique, et un nouveau corps de fonctionnaires, les inspecteurs de la création. À partir de là, un seul courant devient officiel: le conceptualisme. Il est le seul visible, subventionné, enseigné, médiatisé. Le monde artistique a été cassé, coupé en deux: les «officiels» et les «clandestins».

Cette institutionnalisation semble étrange dans le domaine artistique, où la liberté et l’insolence ont leurs droits contre l’État. Vous rappelez l’épisode du «Salon des refusés», en 1863. Napoléon III l’a accepté «pour laisser le public juge». Comment est-on arrivé aujourd’hui à un tel dirigisme?

Par une révolution de type bolchevique, quoique non sanglante. La bureaucratie a mis en œuvre le principe «bienfaiteur» de la table rase en imposant des fonctionnaires sans formation artistique. Le choix du conceptualisme permet à tout le monde d’être artiste. Il n’est plus besoin de talent ou de savoir-faire, de culture. On est passé d’un pays de grande liberté où toutes les tendances de l’art et de la pensée étaient présentes, à un système où la pensée publique est contrôlée. Les comportements libertaires privés sont encouragés, mais il y a un encadrement fort des lettres et des arts.

Et personne pour s’en formaliser?

En quarante ans, les contre-pouvoirs se sont noyés dans un discours commun informe, et la légitimité de l’intellectuel ou de l’artiste autonome a disparu. Sa voix ne porte plus quand elle parle le langage de l’art, qui s’adresse à l’imagination, à la mémoire, au cœur. L’Art contemporain procède par choc, par transgression, par sidération, par intimidation. La liberté n’a pas de place ici, parce que la racine de la pensée est la sociologie, qui ne croit qu’aux déterminismes collectifs et aux forces de pouvoir. L’œuvre n’a aucune valeur intrinsèque, mais elle tire de sa visibilité comme «événement», de son positionnement marketing, une valeur financière et, bizarrement, une autorité morale. Autrefois, quand on entrait dans le monde de l’art, on sortait de la morale… Mais l’Art contemporain se veut vertueux. Il n’est pas fondé sur l’esthétique mais sur une morale des idées. Tout dissident est l’incarnation de l’esprit du mal: un fasciste. C’est pourquoi, depuis trois décennies, il n’y a pas de débat public sur l’art. Mais les choses commencent à changer, il y a aujourd’hui une contestation massive, grâce aux réseaux sociaux. Reste à montrer qu’il existe d’autres formes d’art.

(*) Notamment « L’Art caché: les dissidents de l’Art contemporain » (Éditions Eyrolles) et « Sacré Art contemporain : évêques, inspecteurs et commissaires » (Éditions Jean Cyrille Godefroy).

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