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Les indignations sélectives de Mme Vallaud-Belkacem

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Les indignations sélectives

Une opinion d'Eric Cusas, avocat au barreau bruxellois sur le site de LaLibre.be :

Le 22 janvier 2016 Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education nationale, participe à une émission animée par le très neutre et très présentable Ali Baddou. L'un des invités se nomme Idriss Sihamedi ; il représente l'ONG musulmane Barakacity, qui si l'on comprend bien, s'efforce de dissuader les jeunes gens tentés par le djihad de prendre le chemin de la Syrie en leur proposant, si l'on ose cet oxymore, un "combat non-violent". L'homme représente, presque jusqu'à la caricature l'image que monsieur tout-le-monde peut se faire de l'intellectuel intégriste : un peu gras, lunettes à monture métallique, les cheveux ras, la barbe épaisse et descendant au tiers de la poitrine. Rien de mal à cela. La djellaba ne fait pas le terroriste.

Très vite, cependant, les choses se corsent. Ali Baddou demande courtoisement à son invité s'il condamne l'Etat islamique. Idriss Sihamedi prend une mine embarrassée, bafouille un peu et ressemble à un chat esquissant un pas de danse sur un plaque de glace avant de se dire "gêné par la question". Le présentateur, visiblement irrité, se tourne alors vers le ministre, espérant ou attendant une réaction vive et outrée. Las, celle que d'aucuns ont surnommée le "khmer rose" se contentera de prononcer quelques phrases creuses en arborant son plus joli sourire - et Dieu sait si son sourire est joli. Idriss Sihamedi ne sera pas tancé, pas plus que Mme Vallaud-Belkacem ne s'émouvra lorsque, quelques instants plus tard, le même annoncera refuser de serrer la main des femmes.

Dimanche 2 octobre 2016, le pape François est dans l'avion qui le ramène à Rome après un voyage dans le Caucase. Le souverain pontife discute avec quelques journalistes et dit sa préoccupation de voir les manuels scolaires français propager la funeste théorie du genre. Un père de famille lui avait rapporté qu'alors qu'il interrogeait son fils sur ce qu'il voulait faire plus tard, ce dernier répondit : "être une fille" parce que, semble-t-il, on lui avait enseigné à l'école qu'il s'agissait d'un choix comme un autre. Et le pape François de poursuivre en des termes mesurés et charitables: "Ceci est contre les choses naturelles ! Pour une personne, une chose est d'avoir cette tendance, cette option, et même de changer de sexe, autre chose est de faire l'enseignement sur cette ligne pour changer les mentalités. C'est cela que j'appelle la colonisation idéologique."

 

Qui pensez-vous qui monta aussitôt au créneau, telle une furie, pour dénoncer les propos réactionnaires du Saint-Père, propos reposant de surcroît sur une information prétendument inexacte ? Vous avez deviné : Mme Vallaud-Belkacem, celle-là même que la dérobade d'Idriss Sihamedi laissait de marbre quelques mois plus tôt.

Une affection grave qui neutralise l'esprit

C'est que la ministre de l'Education nationale souffre d'une affection grave, sournoise, si lourdement handicapante qu'elle neutralise l'esprit et réduit la pensée à un arc réflexe. Cette maladie se répand plus vite que la grippe espagnole qui – s'en souvient-on ? – tua plus d'européens que la Première Guerre mondiale ; et ceux-là même qui n'en sont pas atteints feignent d'en être affectés, de crainte de se distinguer. L'un de ses symptômes les plus fréquents est celui de l'indignation sélective, dont on vient de donner un cas d'école. M. de La Fontaine écrivait naguère : "Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs", ce qui s'énonce aujourd'hui de la sorte : "Selon que vous épouserez les idées du temps ou bien les combattrez, vous serez une idole ou alors un paria."

Mais qu'est-ce donc que cette maladie ? Il s'agit, ma foi de la fièvre qui précède toute révolution, du microbe qui engendre tous les excès et qui se développe tout à son aise lorsqu'une élite, ou un groupe de personnes qui se perçoit comme telle, se croyant investie d'une mission sacrée, pense contre la majorité sur un sujet ou sur plusieurs – et sur plusieurs de préférence. Il ne s'agit plus d'épouser le monde en le dotant des règles qu'exige toute vie en société, mais de décider le monde, de le sculpter sur le modèle d'une utopie dont on ne connaît pas forcément l'origine si ce n'est, dans le cas de nos civilisations alanguies, la peur du conflit et de l'autorité ou encore la crainte de la violence – fut-elle morale. 

Et voici que paradoxalement, ainsi que Janus aux deux visages, l'amour de la liberté a comme revers la haine de la liberté. Ce que nous appelons aujourd'hui "nos valeurs" (en France, nous parlons de "valeurs républicaines", expression particulièrement vide de sens) se résume en réalité à des "non-valeurs", c'est-à-dire au droit de tout faire, pourvu que l'envie vous en prenne ou que votre "nature profonde" vous le commande. Dans le registre des libertés, l'Etat n'intervient que pour prendre acte de vos aspirations – du moins lorsqu'elles correspondent à la "non-vision" de "l'élite" - et pour les encadrer. Le désaccord, voire le simple doute, sont théoriquement autorisés mais pratiquement interdits. Le prisme est celui d'une vision binaire, un peu à la manière de celle que Sergio Leone mit en scène dans "Le Bon, la Brute et le Truand" :"Vois-tu Tuco, le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet et ceux qui ont une pelle et qui creusent. Toi, tu creuses." 

Un point de vue déviant

Ainsi, donc, pour autant que ces mots aient un sens, si vous n'êtes pas homophile, vous voilà homophobe, si vous ne vous dites pas islamophile vous vous retrouvez islamophobe, si vous doutez que l'immigration de masse soit une chance, vous révélez vos penchants nationalistes et xénophobes – et ça, c'est vraiment très mal, si l'avortement vous pose un problème moral, vous êtes un réactionnaire qui refuse à la femme le droit de disposer de son corps – et en l'occurrence de ce qui se trouve à l'intérieur, si l'indifférenciation des sexes vous paraît une aberration contre nature vous voici transformé en baderne liberticide. L'indignation sélective ne s'exercera, qu'à l'égard de celui qui pense mal, c'est-à-dire contre ladoxa de l'élite, entendue comme un ensemble de croyances et d'idées non objectives (Husserl). Parfois, même, l'émotion ne dépendra que de la personne qui tient le propos. Que M. Zemmour dise respecter les terroristes parce qu'ils sont prêts à sacrifier leur vie pour leurs valeurs (valeurs que, par ailleurs, il combat avec acharnement), voici l'intéressé (qui est un méchant) en route, pour la énième fois, vers la 17ème chambre correctionnelle ; que Mme Despentes (qui généralement pense bien) écrive, après les attentats du 7 janvier 2015 avoir "aimé ceux-là qui ont fait lever leurs victimes et décliner leur identité avant de les viser au visage", nul ne s'émeut. Etonnant, non ? Aurait dit le regretté Pierre Desproges, esprit libre et rien moins que réactionnaire.

La puissance de la doxa est telle que nombre de ceux qui ont, à un moment donné, défendu un point devue déviant finissent par s'y rallier par crainte des conséquences qu'une opposition prolongée pourrait avoir sur le regard d'une société présumée favorable au dogme ou encore sur leur carrière. Ainsi M. Juppé (la nouvelle idole des progressistes), qui naguère vota contre la dépénalisation de l'homosexualité et qui, aujourd'hui, est un fervent partisan du mariage pour tous.

Entendons-nous bien : je ne juge pas les idées – mon point de vue est d'ailleurs sans importance - je critique l'interdiction, juridique, lexicale ou médiatique de penser différemment, sans courir le risque d'être socialement crucifié ou mis au pilori. Ma perception, c'est qu'à pas de loup, nous nous acheminons vers un monde orwellien, une utopie totalitaire qui veut voir le domaine de l'esprit se réduire comme une peau de chagrin. Tout ce passe comme si, au nom d'une liberté presque absolue on voulait anéantir ou museler la seule liberté qui vaille, celle dont on ne peut priver l'homme, même au pied de l'échafaud : la liberté de penser et d'exprimer sa pensée. Sans doute ne vivons-nous pas trop mal sous nos climats, du moins du point de vue matériel – car il y aurait beaucoup à dire sur la misère morale – mais ainsi que l'écrivait fort justement Rousseau "On vit tranquille aussi dans les cachots, est-ce une raison pour s'y trouver bien ?". En fin de compte, comme l'a brillamment démontré Mme Colosimo dans un récent essai, les sociétés occidentales rétablissent en catimini le délit de blasphème qui, désormais, s'applique aux articles de foi d'une religion laïque. Est-ce le monde dans lequel nous voulons vivre ? A chacun sa réponse. Vous aurez deviné la mienne.

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