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Et pourquoi pas une Ukraine "neutre" ?

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De Henrik Lindell sur le site de l'hebdomadaire La Vie :

La neutralité de l'Ukraine, une piste évoquée pour sortir de la crise

Pour tenter d'apaiser une situation militaire et diplomatique tendue entre la Russie et l'Occident, l'idée d'une « finlandisation » de l'Ukraine est évoquée. Mais que recouvre exactement ce terme, né pendant la guerre froide ? Et quelles seraient les implications de sa mise en œuvre ?

18/02/2022

Le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine et à l’Occident fait inévitablement penser, jusqu’aux mots employés, à l’ambiance du début de la guerre froide. Quelque 150 000 militaires russes massés aux frontières ukrainiennes font peser une menace terrible sur un pays indépendant.

L'Ukraine souhaite se rapprocher de l’Occident qui, face au grand voisin de l’Est, se remobilise aussi militairement. On croirait presque au rétablissement des deux blocs du temps de la guerre froide. Le besoin d’un nouvel équilibre se fait sentir, car chacun sait que l’invasion de l’Ukraine par la Russie aurait des conséquences incalculables, une troisième guerre mondiale n’étant pas exclue.

Des pistes de sortie de crise envisagées

Dans ce contexte, quelle serait la solution ? Là encore, on convoque des concepts nés de la guerre froide. Alors que Moscou craint surtout l’intégration de l’Ukraine à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) – ce à quoi aspire Kiev –, le plus simple serait que l’Ukraine reste en dehors des alliances militaires et qu’elle soit « neutre ». Une telle attitude, propre aux États tampons situés entre deux camps, évoque ce qu’on appelle, en politique internationale, une « finlandisation » .

Nombre de dirigeants et de spécialistes ont avancé cette idée. Emmanuel Macron lui-même aurait confirmé le 7 février, dans l’avion qui le conduisait à Moscou, que celle-ci faisait partie des « modèles qui sont sur la table », au grand dam de l’Ukraine. Il a par la suite démenti avoir envisagé une telle perspective, mais celle-ci fait son chemin et depuis longtemps.

L’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine plaide pour cette solution, comme l’ont fait, avant lui, deux grands acteurs de la politique étrangère américaine durant la guerre froide : l’ancien secrétaire d’État Henry Kissinger sous Richard Nixon et feu Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter. Les trois comptent, encore aujourd’hui, parmi les géopoliticiens les plus expérimentés et les plus respectés du monde.

Un concept aux relents de guerre froide

Mais qu’est-ce que la « finlandisation » exactement ? Le terme renvoie à la situation particulière, à partir des années d’après-guerre, de la Finlande, petit pays alors voisin de l’imposante Union soviétique, et à la politique de neutralité, pragmatique ou forcée, c’est selon. On peut étendre la signification de cette notion à l’influence qu’un pays puissant peut exercer sur les choix politiques d’un pays voisin moins puissant.

On peut retenir aussi une connotation purement péjorative pour évoquer le choix discutable d’un État pusillanime qui se plie trop volontiers aux exigences de son puissant voisin. Ainsi les dirigeants du Parti chrétien-démocrate allemand, la CDU, qui se moquaient de l’Ostpolitik (la normalisation des relations avec l’Europe de l’Est) du social-démocrate Willy Brandt dans les années 1970, la qualifiant de « finlandisation » de l’Allemagne de l’Ouest. Sauf que ce pays n’a guère fait de concessions humiliantes au Pacte de Varsovie, qui liait militairement les pays d’Europe de l’Est à l’URSS. Mais c’est dans ce contexte que le mot fut forgé.

Pour bien comprendre ce qu’impliquerait une finlandisation proprement dite de l’Ukraine, dont la situation face à la Russie pourrait vaguement évoquer celle de la Finlande il y a 70 ans, il vaut mieux s’en tenir à une définition stricte.

Historiquement, tout a commencé juste après la guerre. Dans le nouveau paysage géopolitique qui se dessinait, le président finlandais Juho Kusti Paasikivi a perçu le besoin d’établir de bonnes relations avec l’Union soviétique, qui occupait les pays baltes et l’Europe centrale et orientale. Alors que la Finlande avait commencé à recevoir des aides économiques des États-Unis, Staline a proposé à Paasikivi un accord de liens « privilégiés », qui pouvait arranger les deux. Ainsi est né l’Accord d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle, signé en 1948, en vigueur jusqu’à la dislocation de l’URSS, en 1991.

Celui-ci impliquait qu’en cas d’attaque contre l’Union soviétique par le territoire finlandais, l’armée finlandaise combattrait cet ennemi et pourrait demander de l’aide aux Soviétiques. La Finlande pouvait cependant rester neutre en cas de guerre impliquant l’Union soviétique et d’autres pays. Cet accord excluait de fait toute adhésion finlandaise à l’Otan, créée en 1949. Le pays s’abstenait d’actions et de paroles en politique étrangère pouvant nuire aux intérêts de l’Union soviétique.

Elle pouvait par ailleurs mener sa propre politique intérieure et organiser sa démocratie libérale et son économie sans interférence des Soviétiques. Sa position lui permit de jouer un rôle important lors de négociations entre les blocs. Son président emblématique, Urho Kekkonen, eut lui aussi la confiance des deux camps. Ce n’est pas un hasard si la signature de l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, document fondamental sur la sécurité, les droits de l’homme et la coopération régissant les pratiques des États en Europe, eut lieu à Helsinki, capitale de la Finlande, en 1975.

Mais la relation spéciale à l’Union soviétique avait aussi des inconvénients évidents, dont une certaine autocensure de l’élite politique et de la presse, en plus d’une politique étrangère sous influence.

L’Ukraine n’est pas la Finlande d’après-guerre

Une telle finlandisation est-elle une perspective réaliste pour l’Ukraine ? Même si les deux camps tombaient d’accord pour ne pas l’inviter ou l’obliger à adhérer ni à l’Otan ni à la sphère russe, y trouverait-elle vraiment son compte ?

Quand on pose la question à Bertrand Badie, politiste et spécialiste de référence des relations internationales, il est plus que sceptique : « L’image est évocatrice, mais il s’agirait plutôt d’une finlandisation à l’envers. Par facilité de langage, on commet une erreur d’analyse et peut-être même historique en parlant de finlandisation de l’Ukraine. »

Il avance trois raisons à ses doutes : « Premièrement, la Finlande était un État tampon entre deux camps structurés. À partir du moment où l’on n’est plus dans cette logique de partage du monde tel qu’on l’entendait à l’époque, la notion de finlandisation est déjà un peu anachronique. »

Surtout, la nature même des relations internationales a évolué : « La finlandisation était un choix politico-diplomatique à un moment où la politique et la diplomatie menaient le monde. Aujourd’hui, l’ordre mondial est davantage organisé par les dynamiques sociales et économiques que par les dynamiques politiques. Et la finlandisation ne veut pas dire grand-chose en termes socio-économiques. » 

Pour le professeur émérite à l’IEP de Paris, « le peuple finlandais, pris en étau entre deux camps, était presque heureux d’être finlandisés. Pour les Ukrainiens, ce serait tout le contraire. Ce serait une humiliation, une limitation de leur autonomie et une dépendance ».

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Troisièmement, on aurait tort de chercher un parallèle entre la Finlande et l’Ukraine, qui n’ont pas du tout le même rapport à Moscou. « Lorsque Staline avait concédé cette finlandisation, c’était une sorte d’hommage qu’il rendait à une Finlande qu’il ne cherchait pas forcément à absorber, mais qu’il considérait en fait extérieur à l’URSS et à la Russie éternelle. Alors que dans le cas de l’Ukraine, c’est le contraire. Il s’agit d’un pays qui a toujours été partie intégrante de l’empire russe, et qui en est même, d’un certain point de vue, le berceau. On ne peut donc s’empêcher de comprendre la finlandisation comme l’inverse de celle d’hier, c’est-à-dire comme une annexion déguisée plutôt que comme une autonomisation garantie », fait observer Bertrand Badie.

Pour l’instauration d’un nouvel ordre européen

Pour Bertrand Badie, la vraie solution du conflit ne serait donc pas une finlandisation du pays, mais l’instauration d’un autre ordre européen, qui intégrerait la Russie et qui ne serait plus dominé par l’Otan. Il explique : « Il y a une grande irrationalité dans l’attitude des Occidentaux, et celle-ci date de l’époque clintonienne dans les années 1990. Une fois le Mur tombé, il fallait créer une véritable organisation de la sécurité en Europe. La CSCE, puis l’OSCE avaient été inventées pour ça. L’Otan aurait dû être dissoute. Car elle n’avait de sens que pour faire face à un autre camp, cristallisé dans le Pacte de Varsovie. Aujourd’hui, le système international est d’une fluidité telle qu’une alliance institutionnalisée et pérenne non seulement n’a pas de sens, mais crée du danger. »

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De fait, comme le rappelle encore Bertrand Badie, « la peur de Poutine est entretenue par l’Otan, par les automatismes propres à cette alliance ». Depuis 1999, pas moins de 14 pays de l’ancien Pacte de Varsovie ont adhéré à l’Otan. Depuis, Poutine ne cesse de demander le retrait des troupes occidentales déployées dans ces pays, notamment la Pologne et les États baltes.

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« S’il n’y avait pas l’Otan, estime le politiste, il n’y aurait pas eu de crise ukrainienne de cette nature. Une solution de coexistence et d’équilibre aurait été plus facile à trouver. Sans l’Otan, Joe Biden n’aurait pas été acculé à cette stratégie absurde qu’il est contraint de mener aujourd’hui : devoir choisir entre se retirer (c’est ce qu’il fait en ce moment) ou utiliser l’Otan comme instrument d’endiguement, ce qui est extrêmement dangereux, car susceptible de mener à une troisième guerre mondiale. Et il le sait très bien. »

En résumé, suivant l’analyse rationnelle de Bertrand Badie et d’autres spécialistes, l’Otan serait devenue « un boulet », tant pour la politique étrangère américaine que pour l’Europe et empêcherait toute construction future d’une Europe de la défense au sein de laquelle la Russie serait intégrée.

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